Le jeu avec le je. À propos de "Joueurs" de Marie Monge - Forum protestant

Le jeu avec le je. À propos de « Joueurs » de Marie Monge

Jeu mineur ou jeu majeur ? Dans cette réflexion à partir du film Joueurs de Marie Monge, Christian Walter explore la différence (incarnée par les deux principaux personnages) entre le jeu qui «ne demande nullement la pleine révolte» et celui qui au contraire «met sa vie en jeu» et «pose la question de la vie et de la mort». Un jeu qui peut attirer lorsqu’on ne voit pas «le jeu du quotidien», ni prévisible, ni «clos sur lui-même».

Texte publié dans Foi&Vie 2021/6.

 

Joueurs est le premier long-métrage de Marie Monge, présenté au festival de Cannes 2018 à la Quinzaine des réalisateurs. L’histoire semble linéaire. Ella (Stacy Martin) travaille comme serveuse dans le bistro de son père (on apprendra que sa mère est morte et qu’elle possède la moitié des parts du commerce). Une vie simple et réglée, animée par le seul mouvement des entrées et sorties du bistro, des demandes des clients et de la vie des cuisiniers. On ne sait rien d’autre, en particulier sur sa vie privée ou sentimentale. Un jour elle voit arriver Abel (Tahar Rahim), qui vient pour postuler sur un emploi de serveur. On ne sait rien de lui non plus, sauf qu’il aurait occupé un poste similaire au restaurant de l’hôtel Meurice. Entre Ella et Abel, dès la première rencontre, quelque chose se passe, quelque chose passe, quelque chose qui va conduire Ella à quitter sa vie réglée et Abel à être déstabilisé par Ella. Des sensations intenses bousculent Ella, avant même qu’elle ne découvre de quelle nature elles sont tissées. Instinctivement, Ella est attirée par Abel. Une attirance mystérieuse, à laquelle elle résiste au début. Ella est d’abord questionnée par Abel, interpellée, secouée, bousculée puis, à l’occasion d’une fin de soirée imprévue, elle découvre, en suivant Abel, le monde du jeu, les cercles de jeu clandestins de Paris. Une initiation.

Marie Monge filme au plus près ces lieux qu’elle colore en définissant une cohérence chromatique, des couleurs chaudes à base d’ocre associées à Abel, tandis que les couleurs de la vie d’Ella sont des couleurs froides, à base de bleus, jusqu’à l’inversion chromatique de la seconde partie du film. Quelques belles images surplombantes nous font voir la danse des jetons des tapis de jeux et la ronde de la boule de la roulette. Vues d’en haut, comme pour nous faire comprendre que ce monde est en-dessous. Justement, dans les sous-sols de Paris. Les sous-sols de l’addiction.

 

Le je(u) des profondeurs

Sous le visible des rues de Paris s’agite l’invisible des cercles de jeux et la puissance de la dépendance au jeu. Visages tendus, anxieux, présence des videurs, description furtive des banquiers des cercles, le cadre de ces salles souterraines est posé pour qu’on puisse suivre la navigation en profondeur d’Abel qui entraîne à sa suite Ella, d’abord fascinée puis actrice de ces jeux. Tout a déjà été écrit sur l’univers des jeux de hasard et les dépendances qui s’ensuivent (à commencer par Le joueur de Dostoïevski), la similitude entre le monde des jeux d’argent et le monde carcéral: on parle de prison du jeu, etc. Aussi je ne vais pas ici suivre ce fil, mais entrer dans le film par un autre angle, celui du moi profond des personnages, ce moi profond qu’on appelle parfois le je (techniquement, dans la psychologie des profondeurs, le je se situerait en-dessous du moi) et qui détermine une part importante de nos actions qui peuvent paraître irrationnelles au regard du moi. Le fait que le je se situe psychologiquement dans une sorte de sous-sol du moi, entre en résonance avec la géographie des cercles de jeux telle que Marie Monge la présente, puisque les cercles clandestins sont logés dans les sous-sols du Paris visible. Je vais jouer de cette analogie morphologique et utiliser les ressources linguistiques de la langue française pour proposer un jeu de mots, une périchorèse (un va-et-vient, un pas de danse) entre le je d’Ella et le jeu auquel elle va jouer dans les cercles de jeu. Comme si le sous-sol du je d’Ella était situé quelque part dans le sous-sol du jeu clandestin. Cela me permettra de proposer une autre lecture du film de Marie Monge que celle faite par les critiques.

Écrites pendant le festival de Cannes, les premières critiques du film ont insisté sur l’aspect amoureux du récit inséré dans le contexte des jeux clandestins et de l’addiction. Par exemple, «dans son premier film, Joueurs, Marie Monge filme une passion amoureuse consumée par l’obsession du jeu» (1) et ce film est «un mélange de lumière, de passion et de destruction» (2). Les critiques plus récentes publiées au moment de la sortie du film le 4 juillet suivent cette idée. Par exemple «une romance sur fond de cercles de jeux clandestins» (3), une «descente aux enfers d’un couple à la Bonnie and Clyde» (4), «la dévastation d’un jeune couple en prise avec l’addiction aux jeux d’argent» (5), «une histoire d’amour et de dépendance, passionnée et tragique, entre une jeune restauratrice et un joueur, flambeur et flamboyant, qui brûle sa vie sur les tapis» (6). Par rapport à ces critiques qui voient dans le jeu la destruction de l’histoire d’amour entre Ella et Abel, je crois qu’il serait intéressant de dissocier Ella d’Abel et de considérer que, dans le jeu, Abel joue avec l’argent et Ella joue avec son je. Joueurs désignerait ainsi, non seulement ceux qui jouent aux jeux de hasard dans les cercles clandestins, non seulement ceux qui jouent aux jeux de l’amour (Ella et Abel), mais aussi, et plus profondément, celle qui joue avec son je.

En effet, même si l’histoire entre Ella et Abel s’apparente à une passion amoureuse effectivement inscrite dans le milieu des cercles de jeux clandestins (et ici on retrouve une tradition cinématographique qui présente des couples d’amants maudits comme Bonnie and Clyde (1968) d’Arthur Penn, Le guet-apens (1972) de Sam Peckinpah ou Les anges déchus (1995) de Wong Kar-Wai), Marie Monge semble centrer la dynamique du film sur le personnage d’Ella. Elle nous dépeint une femme cherchant à quitter une vie qu’elle ressent sans relief: Ella

«est une femme qui a une vie comme beaucoup de gens. Une vie qu’elle n’a pas forcément choisie. Elle est là où elle est censée d’être. Elle n’est pas forcément malheureuse ou opprimée, mais elle ne sait pas exactement qui elle est, parce qu’elle n’a pas forcément eu de choix à faire dans sa vie. Elle attend que quelque chose arrive qui va la basculer» (7).

Une critique a relevé ce trait du personnage d’Ella, décrite comme une serveuse «consciencieuse mais qui s’ennuie» (8). Marie Monge précise qu’Ella doit «soit rester dans le monde qu’elle connaît, soit prendre le risque d’aller voir ailleurs et de découvrir autre chose sur elle-même aussi». Ma proposition ici est de considérer qu’«aller voir ailleurs» pour «découvrir autre chose sur elle-même» revient à s’engager dans un jeu avec son je. Je voudrais montrer que le parcours d’Ella est finalement très différent du parcours d’Abel. Pour distinguer radicalement la route d’Ella de celle d’Abel, le jeu d’Ella et le jeu d’Abel. Joueurs ? Peut-être, mais au même jeu ? Pas sûr.

 

Le je(u) d’Ella

À quoi joue donc Ella ? Pour répondre à cette question, je propose de relire trois textes de Georges Bataille, Jacques Henriot et Eugen Fink qui abordent, chacun à leur manière la question du jeu. Ce triple éclairage nous permettra de mieux saisir la radicalité du mouvement d’Ella et de le différencier nettement de celui d’Abel.

Dans un article publié en 1951 dans la revue Critique (Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ?) à propos de l’ouvrage de Huizinga Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (1951), Bataille distingue deux sortes de jeu, le jeu mineur et le jeu majeur:

«Le jeu mineur seul est reconnu dans un monde où l’utile est souverain, non le jeu majeur; pour cette raison, rien n’est moins familier à notre pensée que le jeu majeur, qui ne peut servir et où se manifeste la vérité profonde» (9).

Le jeu mineur «ne demande nullement la pleine révolte» (10). C’est un jeu qui ne perturbe pas l’ordre des choses et le travail sérieux. C’est le jeu du «tourisme en troupe» (11) comme l’appelle Bataille, où l’on emmène, en «troupe», en masse, les nombreux touristes jouer, sans que le monde de la production soit mis en danger. Pas de remise en cause de l’utile avec le tourisme de masse qui est, pour Bataille, une «immense abdication». Tandis que «le joueur authentique est, au contraire, celui qui met sa vie en jeu, que le jeu véritable est celui qui pose la question de la vie et de la mort» (12). Une «mise en jeu» radicale de soi-même. De ce point de vue, le jeu d’argent «indique mal le sens» du jeu (13). Je propose de considérer le parcours d’Ella comme sa mise en jeu dans un jeu majeur au sens de Bataille. Tandis que la dépendance aux jeux d’argent d’Abel l’apparenterait davantage à un jeu mineur.

Au début du film, Ella semble percevoir le monde sous l’emprise de la technique, du calcul (on la montre attentive aux opérations de caisse) et finalement soumis à l’ennui du calcul. Si l’on veut vivre dans un tel monde en refusant l’emprise du calcul, soit on vole, comme Abel (au début du film, Abel vole l’argent de la caisse), soit on joue, comme Ella. Ella ne veut pas voler. Alors il est indispensable de redonner du jeu à la vie. Pour Bataille, sans cette agitation capricieuse due au jeu, on est condamné à une «existence sociale correcte et chargée de contrainte ou d’ennui» (14): la situation d’Ella telle que Marie Monge la présente au début du film. Pouvoir jouer est le signe que l’on parvient à s’échapper des rouages d’un déterminisme mortifère, à introduire un jeu dans un mécanisme rigide, le mécanisme de la vie routinière.

Ici, la métaphore mécanique du mot jeu permet une analogie très intéressante, analysée en détail par Jacques Henriot (15). Le jeu d’un mécanisme est ce qui permet à une pièce mécanique de bouger. Pour Henriot, cette notion d’entre-deux, de distance intérieure, est centrale dans l’analyse du jeu. Il l’applique à l’individu qui joue en considérant que «le jeu tient à l’intervalle qui sépare le sujet de lui-même» (16). Le jeu s’insinue entre l’individu et lui-même, entre son moi et son je: il exprime un hiatus qui oblige l’individu à agir pour être. De ce point de vue, pour Henriot, le jeu est une «poésie de l’action» (17). L’individu joue parce que «en lui-même ‘cela’ joue» (18). Il y a au centre de l’individu quelque chose d’instable qui joue (dans le sens mécanique) et que le jeu (dans le sens ludique) visibilise. Il y a comme un trou au centre de l’homme qui ne peut être bouché, une marge de flottement et d’incertitude qui empêche l’être humain de pouvoir être copié ou imité par un robot, aussi perfectionnés soient les algorithmes qui constituent ses programmes comportementaux. Si l’homme joue, c’est parce qu’il y a du jeu dans l’être de l’humain (19). Un robot ne pourra jamais jouer dans ce sens, même si on peut programmer une machine à exécuter parfaitement les règles du jeu. L’être humain est en un sens toujours en train de «dé-coïncider» d’avec lui-même (20), ce qui est radicalement impossible à un robot. Relisant Pascal mais en en inversant les conclusions pessimistes sur le jeu comme divertissement et donc fuite de soi, Henriot considère que le jeu est, non pas un divertissement au sens pascalien, mais ce qui est très exactement le mouvement de vie par lequel l’homme se fait. La création de soi passe par sa mise en jeu. En jouant son je, dans l’incertitude de l’errance, Ella se crée par liberté. Tandis qu’en jouant aux jeux d’argent, dans les variations infinies des combinaisons du hasard des cartes ou de la roulette, Abel se détruit par dépendance. Ainsi rien n’oppose plus le jeu d’Ella au jeu d’Abel que cette distance intérieure, constitutive du jeu d’Ella et absente du jeu d’Abel. Ella n’est pas dépendante du jeu d’argent, comme Abel l’est. Dans une scène intéressante du film, Abel croit qu’il a inoculé en Ella le virus du jeu: il lui dit que c’est comme une piqûre. Alors que, pour Ella, c’est bien davantage le mouvement de recherche de soi qui l’emporte sur l’addiction au jeu d’Abel.

Cette possibilité que le jeu instaure un nouveau rapport au monde et à soi est développée par le philosophe Eugen Fink (1905-1975) dans Le jeu comme symbole du monde (1966). Fink montre comment la philosophie platonicienne, en réduisant le jeu à une copie du vrai monde, a empêché de comprendre le rapport de l’homme au monde autrement que par un face à face statique. Sans jeu. Pas de création par jeu dans le monde de Platon. Tandis que, en pensant le jeu comme une activité qui recolle l’homme au monde, qui réunit l’homme et le monde (symbole du monde, sun-bolos: réunir), on comprend que jouer installe un rapport dynamique profondément renouvelé entre soi et le monde. Un rapport de proximité dans lequel l’élan par lequel on s’engage dans le jeu va produire un accès à nous-même par la révélation de choses inattendues. Fink considère que, dans la vie de tous les jours, «nous vivons dans un curieux engourdissement et comme aveugles» (21), sans qu’aucune lumière ne vienne éclairer cette nuit de routine. Le monde se fait opaque, exactement comme pour Ella au début du film.

Mais l’entrée dans le jeu vient nous donner l’impression de pouvoir sortir de l’opacité du monde car dans le jeu on va se sentir «plus proche de l’essentiel et de l’authentique» (22). Tout à coup, quelque chose va faire irruption, va venir trouer l’opacité du quotidien. Ce trou est associé au trou interne dont je parlais précédemment, à cette dé-coïncidence qui caractérise l’homme par rapport au robot. Le jeu nous entraîne dans une «attitude esthétique» (23) vis à vis du monde, qui nous permet d’accéder à nous-mêmes. Du point de vue éthique, la clé de cette fécondité vient de ce que la mesure de l’action n’est plus rapportée à une morale extérieure en surplomb, qui jugerait bien ou mal telle action en cours, mais relève d’un vécu intérieur dont les critères évaluatifs sont différents. Une piste personnelle. Qui revient, lorsqu’on entre dans le jeu, à alterner des moments d’activité et de passivité par rapport au jeu. On dirige son action puis on se laisse diriger par le jeu en devenant le jouet du jeu. Cette passivité est la clé de l’accès recherché à soi. Ainsi semble agir Ella, dont on se demande parfois pourquoi elle fait ce qu’elle fait alors que la raison ou une morale de surplomb lui enjoindraient de faire autrement. On ne comprend pas toujours ce qu’elle fait. On a envie de lui dire d’être, justement, moins passive par rapport aux événements. Mais cette passivité apparente semble pour elle vitale. Ce qui revient à voir le jeu d’Ella comme une liturgie de la contingence.

En résumé, je propose de considérer qu’Ella:

1) joue à un jeu majeur;

2) en jouant son je;

3) en espérant (par ce jeu majeur avec son je) retrouver un monde vivable au-delà de l’opacité du monde qui l’aveugle.

Le contraire d’Abel qui:

1) joue à un jeu mineur;

2) sans se remettre en question;

3) sans espérer changer le cours des choses.

 

Voir le je(u)

Le désir de ne pas passer à côté de l’aventure pour ne pas manquer le truc, pour ne pas passer à côté d’une nouvelle création de soi a été la marque de la réflexion du philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Pour Emerson, on doit faire confiance à soi-même, on doit obéir à ses élans très profonds car on perçoit dans ces élans une sorte d’appel à vivre autrement. Dans ces moments, on mobilise en soi une capacité à inventer un chemin inédit, sans pouvoir préjuger de l’issue de la route. Mais dans le film, c’est Abel qui déclenche en Ella le mécanisme du mouvement, de l’élan. Du coup apparaît le problème d’Abel. Car pour Ella, se lancer et accepter de devenir le jouet d’un jeu pour accéder à elle-même revient à suivre la route d’Abel qui passe par le hasard des gains et des pertes. Au lieu de chercher à suivre sa piste, Ella va suivre la piste de l’argent aléatoire et en cela va devenir dépendante de la dépendance d’Abel. Dans les sous-sols des cercles clandestins, sa vie est tirée au sort des dés d’Abel. Aussi Ella ne devient pas le jouet du jeu mais le jouet du hasard. Les risques du jeu deviennent les risques du jeu d’argent. Des scènes fortes la montrent comme anesthésiée par les violentes secousses qu’elle subit à cause de cela. Car, si Ella reste protégée de la dimension addictive des jeux d’argent, Abel, lui, doit payer des dettes de jeu importantes et se trouve poursuivi par les hommes de mains des banquiers des cercles clandestins. Commence alors l’aspect noir du film de Marie Monge, sur lequel les commentaires des critiques ont été unanimes. Autrement dit, la voie emersonienne se grippe à cause de l’argent. La déformation due à l’argent transforme la piste d’accès à soi en voie dangereuse car l’élan initial d’Ella devient enchâssé dans la dépendance d’Abel au jeu d’argent.

Ici apparaît quelque chose d’intéressant pour comprendre l’échec du jeu d’Ella, le manque de gratuité du jeu. Dans une stimulante réflexion sur les relations entre jeu et création, Penser la création comme jeu (2000), le philosophe et théologien François Euvé montre l’importance de la gratuité pour que le jeu puisse accomplir son œuvre de création: le jeu ne «vise aucune fin extérieure à lui-même [et se] distingue à la fois de la nécessité et du hasard» (24). Si le mouvement emersonien initial d’Ella revêt cet aspect de gratuité, son parasitage par l’argent, dû à la dépendance d’Abel aux jeux d’argent, le grippe fondamentalement. On voit poindre l’impact négatif de l’argent sur la démarche emersonienne, une corruption de l’élan de vie par l’argent. Cette confrontation entre la voie emersonienne et sa corruption par l’argent ouvre des pistes de réflexion nouvelles pour l’éthique de la finance, que je ne vais pas développer maintenant mais sur lesquelles je reviendrai ultérieurement.

Ella aurait-elle pu jouer son je(u) sans succomber au jeu d’Abel ? Oui évidemment ! (Mais si elle avait trouvé la solution, il n’y aurait pas eu d’histoire d’amour maudit avec Abel donc pas le même film !) Il aurait fallu qu’Ella puisse, selon les termes de Wittgenstein, «voir le visible», c’est à dire trouver de l’extra-ordinaire dans l’ordinaire, dans la vie de tous les jours. Voir le visible comme doté d’un jeu, le jeu du quotidien, c’est le voir comme un environnement non clos sur lui-même, non limité à une routine répétitive des mêmes gestes et des mêmes règles. Ce qui en desserre les contraintes et rouvre à l’étonnement devant le quotidien, et donc à l’enthousiasme, qui révèle sur le quotidien et sur soi-même des choses inattendues. Or Ella ne voit pas. Elle devient sceptique sur la vie. Elle croit que ce monde-là – le monde qu’elle voit – n’est pas pour elle, n’est pas son vrai jeu. Pas le je qu’elle doit avoir pour vivre. Pas celui qu’elle est appelée à jouer. J’imagine que c’est cette opacité du visible qui est la raison pour laquelle elle décide de suivre Abel dans le monde du sous-sol pour espérer, par ce geste, pouvoir changer de jeu. Pour espérer voir. Pour voir ce qui s’y passe, pour voir ce qu’elle doit voir. Comme si le fait de plonger dans le sous-sol du monde visible, le sous-sol invisible du jeu, allait lui permettre, justement, de trouver enfin son je (son jeu dans le monde). Justement, Abel lui semble pouvoir lui apporter ce relief, par de l’extra-ordinaire. Mais ici la quête tourne mal – à cause de l’argent comme on l’a vu – et commence alors la descente aux enfers.

À la fin du film, Abel raconte à Ella qu’il a toujours été du côté des perdants. Pour lui, jouer veut dire gagner ou perdre de l’argent. Tandis qu’Ella met son je en jeu. Finalement, les joueurs (titre du film) ne jouent pas au même jeu. Serait-ce la raison pour laquelle l’histoire d’amour (entre les je) n’aboutit pas, sauf à la mort ? Et qu’Ella repart seule ?

Mise hors-je(u) ?

 

Christian Walter est chercheur au Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne.

Illustration: capture d’écran de la bande-annonce du film.

(1) Christophe Narbonne, Première, 12 mai 2018.

(2) Gwennaelle Masle, CineSeriesMag, 11 mai 2018.

(3) Étienne Sorin, Le Figaro, 4 juillet 2018.

(4) Lili Yubari, Biba.

(5) Laurent Cambon, àVoir-àLire, 28 juin 2018.

(6) Sabrina Nadjar, Femme actuelle.

(7) Interview donnée à RFI le 14 mai 2018.

(8) Peter Bradshaw, The Guardian, 11 mai 2018.

(9) Œuvres complètes, Gallimard, tome XII, p.118.

(10) Ibid., p. 116.

(11) Ibid., p. 117.

(12) Ibid., p. 111.

(13) Ibid., p. 108.

(14) Ibid., p. 109.

(15) Sur Jacques Henriot et la fécondité de sa réflexion sur le jeu, on pourra consulter Sciences du jeu et en particulier l’hommage du premier numéro.

(16) Le jeu, PUF, 1969, p.95.

(17) Ibid., p.83.

(18) Ibid., p.93.

(19) Ibid., p.98. Henriot dit précisément que l’homme est «un être incapable par nature de coïncider avec lui-même». Je reformule ce passage en utilisant le terme dé-coïncider qui a été introduit par François Jullien dans son ouvrage Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence ? (Grasset, 2017) et dans son cours public du 25 janvier 2017: «Quand les choses coïncident (…), qu’il n’y a plus de jeu, plus rien ne peut arriver (…), c’est mort».

(20) Ibid., p.98.

(21) Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, p.120.

(22) Ibid., p.121.

(23) Ibid. p.75.

(24) François Euvé, Penser la création comme jeu (2000), p.354.

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