Agnus Dei. À propos des "Innocentes" d'Anne Fontaine - Forum protestant

Agnus Dei. À propos des « Innocentes » d’Anne Fontaine

«Que veut dire rester pure ?» Une médecin athée française intervient en 1945 dans un couvent de religieuses catholiques polonaises violées par les soldats soviétiques. Dans cette confrontation filmée par Anne Fontaine en 2016, Christian Walter voit à la fois le signe d’un nouveau regard désidéologisé du cinéma sur la foi chrétienne et une réflexion sur le sens de la métaphore de l’agneau de Dieu.

Texte publié dans Foi&Vie 2022/1.

 

Agnus Dei est le titre sous lequel le film d’Anne Fontaine, Les Innocentes (2016) a été présenté aux États-Unis au festival du film de Sundance (principal festival américain de cinéma indépendant) en janvier 2016 et diffusé à l’international dans une vingtaine de pays. Reposant sur un récit original, l’histoire de Madeleine Pauliac (1912-1946), femme médecin et résistante française, médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie puis chargée de la mission de rapatriement des Français restés en Pologne à la tête de la Croix-Rouge française, avec laquelle elle effectuera environ 200 missions dont certaines en territoire soviétique (source Wikipédia), ce film en extrait un épisode particulier pour l’élever à une réflexion métaphysique sur les rapports entre la foi, la vie et la religion, axée par le questionnement de l’incarnation. Cette magnifique méditation est portée par les superbes images de Caroline Champetier, directrice de la photographie (César 2011 de la meilleure photographie pour le film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux) et la très belle bande-son de Grégoire Hetzel à laquelle s’ajoutent des musiques additionnelles dont, en particulier le splendide On the Nature of Daylight (2004) du compositeur anglo-allemand Max Richter, qui apparaît tout à la fin du film, au moment de l’envoi. Le film a été nommé quatre fois aux César 2017 dans les catégories: meilleur film, meilleure réalisatrice, meilleure photo et meilleur scénario original. Les dialogues ciselés sont écrits par Pascal Bonitzer.

 

Lieu de vie ou lieu de mort ?

De quoi s’agit-il ? En 1945, les troupes soviétiques qui sont entrées en Pologne ont pénétré dans un couvent de religieuses bénédictines et les ont violées pendant deux jours. En décembre, sept d’entre elles sont enceintes et sur le point d’accoucher. Le couvent est isolé dans la campagne polonaise, sans communication avec l’extérieur et le prêtre qui habitait là, mort, n’a pas été remplacé. Un lieu en détresse, rythmé par le son régulier des cloches qui continue d’organiser la vie monacale autour des offices, dans des paysages de neige et de désolation. Des sœurs novices (voile blanc) attendent de professer leurs vœux, partageant la vie conventuelle avec des religieuses plus anciennes (voile bleu). La mère abbesse (la remarquable actrice polonaise Agata Kulesza) essaye de faire face tant bien que mal à la situation. L’horreur des viols collectifs récents est tue. Chacune sait, mais personne ne parle. Toutes sont meurtries, mais aucune ne sait quoi faire. L’intensité du choc a été telle que les religieuses ont vacillé dans leur foi. Un lieu de vie (le couvent) qui devrait être un lieu de vie (des naissances attendues) mais qui progressivement se transforme en un lieu de mort. On entend parfois des cris de religieuses dont l’enfant progresse dans leur ventre, qui trouent le chant des offices liturgiques. On ressent le danger imminent d’accouchements sans aide, qui pourra conduire à la mort des religieuses. Si la liturgie (filmée de près par Anne Fontaine) est supposée transporter la vie, les ventres des religieuses qui s’arrondissent représentent un contrepoint mortifère de cette liturgie. C’est l’ensemble des religieuses violées qui peut, si rien n’est fait, mourir à court terme. Le couvent glisse sous le spectre de la mort, malgré la présence des crucifix et des croix qui traversent les images en organisant une structure visuelle permanente mais aussi angoissante: où est passé Dieu ? Que représentent les croix ? «Je ne parviens plus à réconcilier ma foi avec cet événement», dira l’une des religieuses.

Devant l’urgence de la situation, une religieuse va demander de l’aide à l’hôpital de la Croix-Rouge française, où elle rencontre Mathilde Beaulieu (Lou de Laâge), dont le personnage est inspiré directement par Madeleine Pauliac, mais s’en écarte significativement dans l’intention artistique d’Anne Fontaine. Mathilde est d’une famille communiste athée, et s’est engagée très tôt, avant la fin de ses études, dans les unités de la Croix-Rouge pour sauver des vies. Un volontarisme de la vie, sans aucune référence religieuse, avec un rejet a priori de toute religion et de toute forme religieuse. Mathilde suit la religieuse jusqu’au couvent et rencontre la maîtresse des novices, sœur Maria (Agata Buzek). Dans cette rencontre cruciale se constitue alors le couple de femmes Mathilde et Maria, qui va structurer la méditation d’Anne Fontaine sur la question de la vie et de la religion. Le dialogue qu’elles entament au début du film pour savoir comment en pratique sauver des vies (celles des religieuses, celles des bébés qui naissent) les conduira l’une l’autre à une évolution de leurs représentations, à l’issue de laquelle Mathilde l’athée considérera de manière non athée la question de Dieu et Maria la religieuse saura interpréter de manière non religieuse l’arrivée de Mathilde comme «voulue par Dieu» (les derniers mots du film). Entretemps le film aura posé de manière très précise un certain nombre de questions centrales sur les rapports entre foi, vie et religion.

Au fur et à mesure que le récit progresse, on découvre l’horreur de la situation de la vie des religieuses violées par les soviétiques (une scène du film évoque ces viols, au moment où Mathilde, quittant de nuit le couvent, est arrêtée par un barrage de l’armée rouge et manque, elle aussi, de se faire violer). Au couvent, des scènes très précises et filmées au plus près du corps par Anne Fontaine montrent les évanouissements pendant les liturgies, les cris de détresse, les pertes de connaissance qui entraînent des affaissements sur le sol, les accouchements dramatiques parfois imprévus, la perte des eaux annonciatrice de la naissance alors même que le viol était nié par une novice dans le déni, à chaque fois une image qui serre la réalité de la naissance et des corps de très près, comme pour rappeler que l’enfant Jésus, invoqué dans les liturgies du couvent, a commencé sa vie comme ça, comme un bébé qu’on sort avec difficulté du ventre de sa mère, fut-elle Marie, fut-elle vierge. La réalité de l’incarnation. Les images précises montrent la chair, le sang, la sortie des fœtus du ventre, la section du cordon ombilical marquée par le bruit sec des ciseaux médicaux. Des femmes de chair, des bébés sanguinolents avant d’être beaux. Une manière de filmer incarnée. Comme si Anne Fontaine cherchait à nous rappeler que l’agneau de Dieu (Agnus Dei) doit traverser le col de l’utérus pour naître au monde. Et que, si les «chants [de la liturgie] doivent monter plus librement vers la voûte éthérée» (1), la traversée du col de l’utérus n’est pas – quant à elle – éthérée. D’où un très intéressant contrepoint cinématographique entre les scènes de la liturgie et les scènes des accouchements. À l’aspect céleste des cérémonies liturgiques répond la réalité terrestre des chairs de la naissance. Dans une superbe analyse d’une Annonciation de Fra Angelico (2), Daniel Arasse rappelait les virulentes controverses qui avaient agité les théologiens médiévaux sur la question du sang menstruel de la Vierge: Marie avait-elle eu ses règles ? Les débats tournaient autour de la pureté: si Marie était pure, alors il ne devait pas y avoir de sang, mais s’il n’y avait pas de sang, Marie ne pouvait pas être fertile. Au-delà de l’apparente bizarrerie du débat à nos regards postmodernes, il faut comprendre que la question portait sur la naissance de l’agneau de Dieu (Agnus Dei) par une femme humaine qu’est la Vierge. Il était apparu, à l’époque, impossible de concilier virginité, pureté, fertilité et sang menstruel, et finalement la question a été évacuée, pour être résolue d’autorité au concile Vatican I avec le dogme de l’immaculée conception. Comme s’il était nécessaire de désincarner les réalités religieuses pour les situer dans un ciel platonicien inaccessible.

 

Morale médicale et morale religieuse

Précisément, le film pose la question: que veut dire rester pure ? Pour les religieuses, la pureté se traduit aussi par la nécessité d’éviter tout contact physique avec leur corps; elles doivent rester vierges comme épouses divines du Christ. Mais il est nécessaire à Mathilde de pouvoir les examiner pour évaluer la progression de la croissance de l’enfant en elles. Une scène du film montre la violence du refus de l’examen médical produite par la croyance religieuse et le choc frontal entre croyance religieuse et usage scientifique: «Je ne veux pas aller en enfer», dit la religieuse qui sait que, si elle est examinée, son corps sera touché et ceci est impossible. Mais si Mathilde ne l’examine pas, la religieuse ou son bébé pourront mourir. Maria explique à Mathilde que la règle religieuse est supérieure à l’impératif médical de vie et que l’aide de Dieu suffira. Mathilde lui répond que, si on ne fait rien, Maria sera responsable de la mort de l’enfant: «Vous n’aurez pas seulement besoin de l’aide de Dieu». À chaque instant, on ressent la tension entre l’encadrement de la croyance religieuse et la poussée profane de vie qui tend la peau du ventre des religieuses, écartelées entre l’observance de la règle conventuelle et la nécessité de prendre en compte la réalité des conséquences du viol. Comment dire l’indicible ? Comment concilier une religion qui excommunierait celles qui sont violées (3) avec la nécessité de sauver des vies ? La mère abbesse explique à Mathilde qu’elle doit garder le secret car sinon ce serait la fin du couvent. Les religieuses seraient l’objet de la honte et de la vindicte publique. Mais que faire alors des bébés qui naissent ? C’est la question de la conciliation entre maternité et virginité qui est posée aux religieuses malgré elles, dans la violence du viol de guerre. L’une des novices dira que, se découvrant en mère, elle accomplira sa vocation autrement, en quittant le couvent et ne prononçant pas ses vœux. L’une des dernières scènes du film la montrera dire à Mathilde: «Je veux vivre».

Que faire de la maternité réelle quand l’idéal religieux est la virginité ? La cacher, en faire disparaître toutes les traces. La mère abbesse prend les bébés en expliquant qu’elle va les confier à l’une des tantes d’une novice pour qu’on s’en occupe. Mais cela provoque un arrachement affectif au moment des naissances. L’une des novices découvre la joie d’être mère et prépare des petites moufles pour son bébé, en pensant déjà au baptême (elle a un prénom), mais la mère abbesse lui retire l’enfant et part avec dans la campagne. La novice a l’intuition que son bébé est en danger et cherche à prévenir les autres religieuses, mais personne ne l’entend. Elle sort en cachette du couvent et suit la mère abbesse mais perd sa trace dans la forêt et revient angoissée. De retour au couvent, désespérée, elle se suicide en se jetant de l’une des fenêtres. Sœur Maria va alors découvrir la réalité de la situation. Elle prend la petite paire de moufles qu’avait tricotée la novice pour son bébé et va voir sa tante pour lui annoncer la mort de sa nièce, puis elle lui confie les moufles pour un autre bébé. Mais elle s’entend répondre qu’il n’y a pas d’autre bébé. Elle comprend alors que la mère abbesse s’est débarrassée des bébés en les laissant exposés dans le froid au pied d’un calvaire en pleine campagne. Telle la pratique de l’exposition des enfants à Sparte (4): quand une fille non mariée de la maison familiale se trouvait enceinte, la décision d’exposition était prise avant la naissance même. Pour justifier l’exposition mortelle au cours d’une conversation entre elle et Maria, la mère abbesse demande à Maria si elle ne croit pas à la Providence (une scène du film la montre baptiser le nouveau-né avant de le laisser dans le froid), puis elle lui explique qu’elle a cherché à protéger les religieuses, en se perdant elle-même, en donnant sa vie pour les autres.

La situation se complique de plus de plus. On découvre que la mère abbesse, également violée par les soviétiques, est atteinte de syphilis, puis s’annoncent des naissances simultanées. Mathilde ne peut plus y faire face seule. Il est alors temps de révéler ce qui était caché, de sortir des non-dits. Elle se confie à un médecin de la Croix-Rouge française, qu’elle assiste dans ses opérations sur les blessés militaires, Samuel Lehman (Vincent Macaigne), qui campe une belle figure de juif ashkénaze agnostique dont les parents ont été déportés et sont morts au camp de concentration de Bergen-Belsen. Avec Samuel, Mathilde revient au couvent et les accouchements collectifs ont lieu («Si un jour on m’avait dit que j’allais accoucher des religieuses engrossées par des Soviétiques !», dit Samuel, réplique qui permet de donner une touche de légèreté à une scène qui serait sinon éprouvante). Non sans mal, à nouveau, car un nouveau dialogue entre Samuel et la mère supérieure, qui a lieu juste avant les accouchements, oppose un impératif moral médical et un impératif moral religieux. À la fin du film, une fois ces événements terminés, une fois les bébés nés, Mathilde trouvera une solution en proposant aux religieuses de recueillir dans leur couvent les enfants orphelins qui errent dans les rues (la Pologne de décembre 1945), ce qui permettra aux visiteurs de ne pas être surpris par la présence des nouveau-nés devenus petits enfants.

Puis Mathilde s’en ira. Bien plus tard, elle recevra une photo envoyée de Maria, représentant les religieuses s’occupant des enfants et accompagnée de ces mots :

«Chère Mathilde,

Les sombres nuages ont été chassés, nous avons ici le soleil dans le ciel et vous, vous êtes dans notre cœur. D’autres guerres vont peut-être venir, d’autres dangers nous menacent, il sera bientôt difficile de nous écrire. Mais, quel que soit notre sort à l’avenir, je me sens prête à l’affronter. Je sais, même si ça vous fait rire, que Dieu vous a envoyée. Qu’il vous accompagne à travers les épreuves, et que la joie ne vous manque jamais. Vôtre, Maria.».

Les mots de Maria sont récités en voix off au moment final du film, pendant qu’on entend le morceau On the Nature of Daylight de Max Richter, que je traduis librement par La nature de la lumière.

 

Où est l’agneau de Dieu ?

J’imagine cette nature de la lumière renvoyant à la question de la signification du mot Dieu dans le sens que Maria lui donne lorsqu’elle dit à Mathilde que c’est Dieu qui l’a envoyée dans ce couvent de religieuses polonaises en grande détresse. Dieu l’a envoyée ? C’est l’occasion de rappeler la règle définie par Wittgenstein sur le sens des mots. Dans un célèbre passage des Recherches philosophiques, Wittgenstein écrit: «Pour une large classe des cas où il est utilisé — mais non pour tous —, le mot ‘signification’ peut être expliqué de la façon suivante : la signification d’un mot est son emploi dans le langage» (5). Selon cette définition, la signification des mots dans des propositions n’est pas à rechercher dans une correspondance avec des états de choses, mais dans l’usage qui est fait de ces mots et de ces propositions au quotidien. Ici, l’usage que Maria fait du mot Dieu dans sa lettre à Mathilde pourrait être éclairé par Wittgenstein: la signification du mot Dieu est son usage dans le langage. On peut alors conjecturer que, pour Maria, Dieu désigne l’ensemble des événements qui ont amené Mathilde à faire passer le couvent de la mort à la vie. Mais ceci n’entre pas dans une perspective théologique traditionnelle qui cherche l’agneau de Dieu dans le tabernacle. Ainsi, mon interprétation de ce film est qu’il s’inscrit dans le mouvement occidental de désidéologisation de la foi chrétienne déjà observé avec des films sur le phénomène de la croyance religieuse comme Ida de Pavel Pawlikowski (2013), L’Apôtre de Cheyenne Carron (2013), Marie Heurtin de Jean-Pierre Améris (2014), Chemin de croix de Dietrich Brüggemann (2014), Calvary de John McDonagh (2014) ou La Confession de Nicolas Boukhrief (2017). C’est à dire, une fois encore, la question de l’articulation entre la foi chrétienne et la postmodernité.

Il est temps de conclure. Pour cela je propose de revenir au titre du film et d’en épuiser les sens possibles. Si l’on considère le seul titre français, il apparaît un double sens. Les Innocentes, ce ne sont pas seulement les religieuses violées, ou les religieuses ingénues (ignorantes des réalités de la chair): dans le vocabulaire de la couture ou dans la mode, ce mot désigne aussi les robes très amples et sans ceinture que l’on portait pour dissimuler une grossesse. Avec une innocente, la naissance future est cachée aux yeux des hommes. Les innocentes sont autant les robes des religieuses que les religieuses qui les portent (l’habit fait le moine ?). Mais dans le film, cette naissance future va être la source de souffrances, le «péché du monde». Et là, je propose de considérer le titre international du film, Agnus Dei, et d’en dérouler la suite latine connue, «qui tollis peccata mundi, miserere nobis, dona nobis pacem»: «Agneau de Dieu, qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous, donne-nous la paix». Or cet Agnus Dei, ce sont les paroles même que Maria prononce dans sa lettre à Mathilde: la paix est revenue sur le couvent après le passage de Mathilde, et ainsi Maria peut dire à Mathilde qu’elle a été «envoyée par Dieu» pour que le couvent retrouve la paix. Comme si le miserere avait été entendu. Finalement, semble nous demander Anne Fontaine, où croit-on que se trouve l’agneau de Dieu ?

 

Christian Walter est chercheur au Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne.

 

(1) J.-B. Serrurier, Mariage de Mgr. le duc de Berry, 1816.

(2) Dans son livre Histoires de peintures (Folio, 2004) aux chapitres ‘La Vierge échappe à toute mesure’ et ‘Secrets de peintres’.

(3) Commentaire explicatif dans le bonus du DVD

(4) Pierre Brulé, L’exposition des enfants en Grèce antique: une forme d’infanticide, Enfances & Psy, 2009/3.

(5) Recherches §42, traduction de Françoise Dastur, Gallimard, 2004.

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