Pourquoi Paul a-t-il introduit l’idée et la réalité d’une relation de réciprocité entre messieurs et dames en Occident ?
Dans les écrits pauliniens, le statut des femmes a fait l’objet de nombreux commentaires, eux-mêmes objets de nombreuses interprétations. Si Paul, dans l’épître aux Romains, semble évoquer une égalité de statut, d’autres textes au contraire soulignent la sujétion de la femme à l’homme.
Intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social Égalité femmes hommes: réalité ou utopie? du 22 octobre 2022.
La surprise
Laissons-nous surprendre, si nous ne l’avions déjà remarqué: la grande série des personnes que Paul salue, à la fin de sa lettre aux Romains, commence par la recommandation de deux dames, Phébé et Prisca (accompagnée de son mari Aquila), qui ont toutes deux présidé et accueilli des églises dans leurs maisons (Romains 16,1-5). Ces deux premières personnalités du christianisme paulinien ne constituent pas des exceptions, puisque la longue liste poursuivant l’évocation des collaboratrices et collaborateurs de l’apôtre va régulièrement alterner dames et messieurs (Romains 16,6-16). Les églises fondées par l’apôtre ne connaissent pas de division des tâches selon le sexe et le genre, mais en fonction des dons et des disponibilités de chacun. Aussi l’épître aux Galates peut-elle affirmer avec pertinence qu’il n’y a plus, en Christ, «ni juif ni Grec, ni esclave ni sujet libre, plus homme et femme, car tous sont un» (Galates 3,28).
Je vous recommande Phébé, notre sœur, diacre de l’église de Cenchrées.
Recevez-là dans le Seigneur d’une manière digne des saints
et mettez-vous à sa disposition pour toute affaire où elle aurait besoin de vous. Elle a prêté assistance à beaucoup de gens et à moi-même.
Saluez Prisca et Aquilas, mes collaborateurs dans l’œuvre du Christ Jésus.
Ils ont risqué leur tête pour me sauver la vie et je ne suis pas le seul à leur être reconnaissant,
mais toutes les églises du monde païen le sont également.
Saluez aussi l’église qui se réunit dans leur maison.
Saluez aussi mon cher Épénète, prémices de l’Asie offertes au Christ.
Saluez Marie, qui a beaucoup travaillé pour vous.
Saluez Andronicos et Junias / Junia, qui sont mes parents et mes compagnons de captivité,
ils sont éminents parmi les apôtres
et même ils ont appartenu au Christ avant moi.
Saluez Ampliatus, mon ami dans le Seigneur
Saluez Urbain, mon collaborateur dans l’œuvre du Christ
et mon cher Stachys.
Saluez Apelles, qui est un homme éprouvé en Christ.
Saluez ceux de la maison d’Aristobule.
Saluez mon parent Hérodion.
Saluez ceux des gens de Narcisse qui sont au Seigneur.
Saluez Triphène et Triphose, qui ont travaillé pour le Seigneur.
Saluez ma chère Persis, qui a beaucoup travaillé pour le Seigneur.
Saluez Rufus, cet homme d’élite dans le Seigneur,
et sa mère, qui est aussi la mienne.
Saluez Asyncritos, Phlégon, Hermès, Patrobas, Hermas,
et les frères qui sont avec eux.
Saluez Philologue et Julia, Néréa et sa soeur, Olympas,
et tous les saints qui sont avec eux.
Saluez-vous les uns les autres par le saint baiser.
Toutes les églises du Christ vous saluent.
(Romains 16,1-16, traduction de Franz J. Leenhardt, L’épître de saint Paul aux Romains, CNT VI, Neuchâtel 1957)
L’enthousiasme des dames de Corinthe
Cette vision d’une communauté dans laquelle messieurs et dames se partagent librement les responsabilités, inimaginable avant Paul dans le monde occidental, explique la présence d’un passage stupéfiant de la première lettre aux Corinthiens. Enthousiastes de la liberté, pour elles nouvelle, qui leur était reconnue de prêcher et de présider le repas du Seigneur, des dames ont eu l’idée d’accompagner la liberté de parole d’une liberté vestimentaire qui parut, elle, fort peu décente. La décence est une notion fluctuante, Paul propose une argumentation sensiblement plus fragile que d’habitude (1 Corinthiens 11,2-16). Celle-ci a toutefois le mérite de souligner l’essentiel, à savoir que rien, aux yeux de l’apôtre, ne limite la liberté de parole – de «prophétiser» – des dames en tant que dames. Ce qui est en discussion, c’est la tenue des gens qui parlent devant l’assemblée. Ils devraient éviter d’être causes de scandale. Ce n’est pas l’autorité, indiscutée, des contributions féminines.
Je vous loue
de ce que vous vous souveniez de moi en toute occasion
et que vous conserviez les traditions telles que je vous les ai transmises.
Or je veux que vous sachiez ceci :
la tête de tout homme, c’est Christ,
la tête de la femme, c’est l’homme,
la tête du Christ, c’est Dieu.
Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte déshonore sa tête,
or toute femme qui prie ou prophétise tête nue déshonore sa tête, car c’est exactement comme si elle était rasée.
Car, si une femme ne se couvre pas,
qu’elle aille jusqu’au bout et se tonde
Or si c’est un déshonneur pour la femme d’être tondue ou rasée,
qu’elle se couvre !
Car l’homme ne doit pas se couvrir la tête,
étant l’image et la gloire de Dieu.
Mais la femme est la gloire de l’homme.
Car ce n’est pas l’homme qui est tiré de la femme,
mais la femme de l’homme.
Et en effet,
l’homme ne fut pas créé par / pour la femme,
mais la femme par / pour l’homme.
C’est pourquoi
la femme doit avoir une autorité sur la tête,
à cause des anges.
Toutefois, dans le Seigneur,
ni la femme n’est sans l’homme,
ni l’homme n’est sans la femme.
Car de même que la femme est tirée de l’homme,
ainsi aussi l’homme par / pour la femme.
Or tout vient de Dieu.
Jugez par vous-mêmes :
est -il convenable qu’une femme prie Dieu tête nue ?
Et la nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas
que c’est une honte pour l’homme
de porter des cheveux longs
mais que, pour une femme, c’est une gloire ?
Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile.
Et si quelqu’un croit devoir contester, nous n’avons pas cette coutume
et les églises de Dieu non plus.
(1 Corinthiens 11,2-16)
L’intimité de la vie intérieure et du jardin secret comme lieu de l’identité de la personne
L’accueil, comme une évidence, de la parole et des responsabilités assumées par les dames va de pair avec la vision de l’Église corps du Christ, espace de reconnaissance réciproque (1 Corinthiens 12,1-31). Il découle d’une reconnaissance inconditionnelle de tout humain comme personne, indépendamment de ses qualités, mais aussi de la valorisation de ce que sa personne apporte comme des dons de l’esprit à l’ensemble de la communauté. Plus fondamentalement, la révélation qu’il a reçue du Crucifié comme Fils de Dieu (Galates 1,10-17) a permis à Paul de découvrir et d’introduire dans l’histoire mentale et spirituelle de l’Occident la conviction que l’identité de la personne ne se décide pas dans les discours publics sur ceci ou cela, mais dans le rapport entretenu avec soi-même dans le dialogue intime du jardin que Paul appelle l’humain intérieur (2 Corinthiens 4,16-18), Marc l’âme et Matthieu le secret (Matthieu 6,1-18).
Le don de la conviction, racine de la conscience de soi
Or
nous avons ce trésor dans des vases d’argile,
afin que la démesure de la puissance soit de Dieu et non de nous.
en tout pressés, mais pas écrasés,
dans des impasses, mais pas empêchés de passer,
pourchassés, mais pas abandonnés,
terrassés, mais pas perdus.
en tout temps portant la nécrose de Jésus dans notre corps
afin que la vie de Jésus soit manifestée dans votre corps
car toujours nous, vivants, nous sommes livrés à la mort par Jésus
afin que, aussi, dans votre chair mortelle soit manifestée la vie de Jésus
de sorte que la mort œuvre en nous,
Or la vie en nous.
Or,
ayant le même esprit de la confiance
selon ce qui est écrit : « J’eus confiance, c’est pourquoi je parlai » [Ps 115,1 LXX], nous aussi, nous faisons confiance,
c’est pourquoi nous parlons,
sachant que
celui ayant réveillé le Seigneur Jésus nous réveillera aussi avec Jésus
et nous placera près de lui avec vous.
Car
tout cela par / pour vous,
afin que la grâce,
ayant été multipliée,
fasse surabonder l’action de grâce de la multitude pour la gloire de Dieu.
C’est pourquoi
nous ne sombrons pas,
mais,
même si notre homme extérieur est détruit,
notre intérieur est renouvelé de jour en jour.
Car
l’instantané, léger de la détresse produit de démesure en démesure
un poids éternel de gloire,
ne regardant pas, nous, le visible, mais le non visible
car le visible : transitoire
or le non visible : éternel.
(2 Corinthiens 4,7-18)
Le siècle après Paul ou: après la bonne nouvelle de la liberté, la mise à l’ordre du conformisme
Les relations de libre réciprocité apportées par Paul, en vrai disciple de Jésus, n’ont pas résisté longtemps à la pression conservatrice de leur environnement: à la claire répartition sociale des rôles masculins et féminins dans l’idéologie dominante de l’Empire romain, dont ont hérité les Églises tant grecques que romaines. Les Églises du 2e siècle corrigeront donc Paul. Dans une lettre ajoutée aux épîtres de l’apôtre, on expliquera que la vraie parure des femmes, c’est la piété (1 Timothée 2,8-15), et on ajoutera une correction honteuse dans l’épître aux Corinthiens. Il faudra attendre le mouvement vaudois, au 12e siècle, pour retrouver la radicalité de Paul.
Paul corrigé dans le texte (interpolation)
(…) Comme dans toutes les églises des saints,
que les femmes se taisent dans les églises,
car
il ne leur est pas permis de parler,
mais qu’elles soient soumises,
comme dit la loi.
Or
si elles désirent être instruites sur un point,
qu’elles interrogent leurs maris à la maison,
car il est inconvenant pour une femme de parler dans l’église.
Ou est-ce de chez vous qu’est sortie la parole de Dieu?
Ou est-ce à vous seuls qu’elle est parvenue?
(1 Corinthiens 14,33-36)
À l’orée du 2e siècle, l’emprise du conformisme: rectification de la pensée paulinienne, sous le nom de Paul
Je veux donc
que les hommes les messieurs prient en tout lieu,
élevant des mains saintes sans colère ni discussion,
de même que les femmes,
en tenue décente
se parent elles-mêmes avec pudeur et sagesse
non pas de tresses et d’or ou de perles ou de toilettes somptueuses,
mais,
ce qui convient aux femmes se prétendant pieuses,
par de bonnes œuvres.
Que la femme s’instruise en silence,
en toute subordination.
Je ne permets pas à la femme d’enseigner,
ni de dominer monsieur,
mais d’être en silence.
Car
Adam fut modelé le premier,
ensuite Ève.
Et
Adam ne fut pas trompé,
or la femme, trompée, devint en transgression.
Or elle sera sauvée par sa maternité
si elle reste dans la foi et l’amour et la sanctification
avec sagesse.
(1 Timothée 2,8-15)
Illustration: Paul et les destinataires de ses lettres aux Romains, aux Corinthiens et aux Philippiens (vers 1160, Metropolitan Museum of Art, New York, Wikimedia Commons, domaine public).