Votation suisse : le syndrome de l’entre-soi
Le 9 février, les Suisses ont voté, à une faible majorité, en faveur du repli sur soi. Ce référendum pose deux problèmes : la teneur de l’identité nationale et la propension à l’amnésie collective. Nous tentons ici de les mettre en perspective à la lumière d’une conception relationnelle de l’identité et du devoir de mémoire.
La votation du 9 février a déjà suscité des flots de commentaires. Que 50,34% des électeurs suisses se prononcent en faveur de « la fin de l’immigration de masse » et de l’établissement de quotas pour les travailleurs européens a été vécu, de Bruxelles à Berlin et de Rome à Paris, comme un électrochoc : quelles seront les conséquences d’un tel choix sur les échanges commerciaux intra-européens, et donc sur la croissance économique ? Mais loin de cette vision réductrice, la double question de fond qui est ici soulevée est celle de la teneur de l’identité nationale et de la propension à l’amnésie collective.
C’est précisément contre une conception égologique de l’identité, d’inspiration cartésienne, que Paul Ricœur a forgé la notion d’identité narrative (1) : l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, se construit en se racontant, parce qu’elle est éminemment relationnelle et non pas exclusiviste. Plus précisément, elle est un mouvement dialectique entre deux pôles en tension, idem (le même en latin), pôle constant de caractéristiques immuables, et ipse (soi-même en latin), pôle de l’identité qui se nourrit de l’altérité, qui s’enrichit de la rencontre. De même qu’une identité qui ne serait qu’idem nous couperait du monde, faisant de chacun de nous un Robinson sur son île (et encore… : jusqu’à l’apparition de Vendredi !), de même une identité qui ne serait qu’ipse manquerait de colonne vertébrale et de permanence (nous changerions radicalement d’identité à chaque rencontre, intervertissant avec notre interlocuteur nos deux identités respectives : situation socialement intenable et tout bonnement absurde !). Mais la dialectique entre idem et ipse fait de chacun d’entre nous un être absolument irréductible à tout autre, et cependant riche en son sein même d’une altérité issue de nos diverses rencontres. Et puisque l’autre recèle lui aussi de l’altérité dans son identité, un monde commun peut être discerné entre nous. Comme on le sait, « quand on échange, on change… ». Et c’est notre identité même qui change. Le syndrome de l’entre-soi est donc un leurre absolu sur soi-même.
C’est d’ailleurs après avoir consacré près de six cents pages à montrer la valeur universellement structurante de l’échange (échange des paroles, des biens, et des personnes), que Claude Lévi-Strauss conclut ses Structures élémentaires de la parenté, en pointant le caractère fantasmagorique de ce rêve selon lequel on saurait « ruser avec la loi de l’échange, gagner sans perdre, jouir sans partager », et finalement connaître « la douceur, éternellement déniée à l’homme social, d’un monde où l’on pourrait vivre entre soi » (2).
Mais les vecteurs de l’identité nationale ne sont pas seuls en cause. Plus pathétique, peut-être, est la propension des peuples à l’amnésie quant aux conditions de production de leur présent. On a oublié, tant en France que dans les pays du Refuge, combien la saint Barthélémy (1572), d’une part, puis la révocation de l’édit de Nantes (1685), ont puissamment contribué, par l’exil de huguenots, à ruiner leur pays d’origine et à assurer l’essor des nations qui les ont accueillis. Mes propres ancêtres ont ainsi trouvé asile en Suisse, où ils ont pu jouir de la paix, de la tolérance, et d’un climat favorable au développement économique. Certains y sont restés, et leurs descendants sont aujourd’hui totalement intégrés à la population helvétique ; d’autres sont revenus en France après l’édit de tolérance et la Révolution. Qui se souvient de ces mouvements de population, bien avant la politique des quotas ?
Pour prendre l’exemple d’un autre pays européen, lorsque mes amis belges m’assurent qu’il y a trop d’étrangers chez eux, je leur demande s’ils savent quelle était la capitale de la Belgique entre 1914 et 1918. Et ils l’ignorent. Il s’agit de Sainte-Adresse, petite commune de la banlieue du Havre, enclave entre sa grande voisine et la mer. Elle comptait à l’époque 4000 habitants ; elle en a accueilli dix fois plus venant de Belgique, y compris tout le gouvernement en exil après l’occupation allemande. Qui s’en souvient ? Là aussi, l’amnésie collective fait son œuvre, pour nourrir des choix à courte vue, fondés sur des mobilisations purement émotionnelles ainsi que sur le fantasme de robinsonnades politiques.
(1) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 137-198, éditions du Seuil, 1990.
(2) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, p. 569-570, Paris/La Haye, Mouton, 1967.