Théologie interculturelle et interculturalité: un enjeu pour nos Églises aujourd’hui
La théologie «est humaine et insérée dans un contexte particulier». Pour Gilles Vidal, professeur à l’IPT Montpellier qui intervenait aux Jeudis du Défap, la théologie interculturelle permet de mieux s’en rendre compte et s’efforcer de mettre contextes, savoirs et cultures à égalité. Elle ne remplace pas mais peut «se rejoindre» avec la missiologie qui garde tout son intérêt.
Intervention prononcée aux Jeudis du Défap le 5 décembre 2024.
Je voudrais partager quelques réflexions sur un concept dont on entend de plus en plus parler, d’une discipline qui, dans certains lieux de formation théologique, en Allemagne, en Suisse et en Belgique, fait même l’objet de chaires clairement identifiées: la théologie interculturelle. Disons-le d’emblée, pour moi, cette discipline est encore loin d’être claire, en particulier dans sa relation avec la missiologie, j’aurais l’occasion d’y revenir dans ma conclusion. Essayons toutefois de déblayer un peu le terrain et d’examiner ce que l’on peut comprendre par théologie interculturelle (1).
Sommaire :
Pourquoi l’apparition de cette discipline maintenant ?
Interculturalité et multiculturalité
L’interrelation plutôt que l’interculturalité
L’équité comme condition de la théologie interculturelle
La théologie interculturelle: quel objet ?
Le programme théologique du Manifeste allemand de 2005
Pourquoi l’apparition de cette discipline maintenant ?
On voit bien apparaitre dans le terme théologie interculturelle, le mot culture avec également la notion d’interaction entre des cultures pensées au pluriel.
Ce premier point est important parce qu’il nous permet de nous démarquer d’un modèle de théologie que l’on connaissait déjà, celui par exemple, au 20e siècle avec Paul Tillich d’une théologie de la culture. Tillich, qui lui-même évoluait entre deux cultures, allemande et américaine, et avait mis en avant la notion de frontières ou confins, tentait bien de penser le religieux dans la culture, mais on pourrait lui reprocher de rester dans un schéma du siècle précédent, considérant cette dernière, la culture, donc, comme une entité un peu abstraite et bourgeoise.
Par opposition à une conception totale de la culture qu’il faudrait penser théologiquement, le préfixe inter de théologie interculturelle laisse supposer un processus dialectique ou relationnel entre des cultures, une théologie aux prises avec la question des interrelations ou des interactions, ce qui pose concrètement la question cruciale de l’objet de cette théologie. C’est-à-dire que cette théologie interculturelle aurait comme objet, non pas la culture, pensée comme entité supérieure caractéristique de l’humanité et lieu d’expression possible du religieux, mais l’interculturalité.
Dit autrement, comment, à partir de quand, et pourquoi l’interculturalité devient subitement en soi une question ou une préoccupation théologique ?
Interculturalité et multiculturalité
Voilà une question qui ne va pas de soi. Mais avant de l’aborder, faisons une précision de vocabulaire en distinguant multiculturalité et interculturalité.
Multiculturalité rend compte d’une réalité mondialisée de notre monde, qui s’est accélérée en particulier, pour ce qui concerne l’Europe, depuis la chute du mur de Berlin. La multiculturalité suppose une juxtaposition de cultures qui ne se rencontrent pas forcément et que l’on retrouve partout, l’exemple typique étant la world music: que vous soyez à Paris, New York, Bamako, Pékin ou au fin fond des îles Fidji, vous n’échapperez pas aux derniers tubes des grandes stars de la pop, dance, électro etc. Dès lors, je peux faire des emprunts à telle ou telle culture pour me constituer moi-même ma propre sous-culture, au gré de mes besoins, de mes envies et de mes moyens. Cette situation de multiculturalité est très fréquente en Église: il arrive qu’un temple ou autres locaux paroissiaux soit occupé successivement par une paroisse malgache, camerounaise ou coréenne avant ou après le culte français: on se salue, on se côtoie, on se succède.
L’interculturalité suppose quant à elle une entrée en relation entre deux ou plusieurs cultures au sein d’une société multiculturelle. Cette mise en relation entre personnes ou groupes de cultures différentes n’a rien d’exceptionnel: l’interculturalité fait partie de la vie de tous les jours, c’est un donné anthropologique et social et on ne voit pas, a priori, en quoi il se rait théologique c’est-à-dire concernant une préoccupation ultime, un rapport à la transcendance, au péché, au salut et la rédemption…
En effet nous côtoyons sans cesse des gens issus de cultures différentes dans n’importe quel cadre où nous nous trouvons. Il existe des couples et des familles interculturelles, nous avons peut-être des voisins de cultures différentes, des collègues, des amis dans telle activité associative; et ce ne n’est pas parce que je mange une pizza du restaurant italien voisin, que je bois une bière allemande ou que je mange un plat traditionnel français que je vais me lancer dans une théologie interculturelle ! Ce que je voudrai souligner, c’est que ce n’est pas un sujet théologique en soi, c’est un donné anthropologique et social. Chaque société développe sa part d’emprunt ou de rejet, sa xénophilie et sa xénophobie: nul besoin de religion, de christianisme ou de théologie pour cela.
L’interrelation plutôt que l’interculturalité
En revanche, si j’entends par théologie la manière de rendre compte de ma foi au sein de ma communauté croyante et au-delà, la question de l’altérité, de la relation à l’autre – de culture différente ou non – devient une question théologique. Ma foi pose la question des relations sociales en termes de fraternité/sororité dès le livre de la Genèse: «Qu’as-tu fait de ton frère» ? Me (ou nous) voilà donc engagé dans une éthique chrétienne particulière, pouvant se rapprocher d’autres éthiques religieuses ou humanistes, mais pour laquelle je vais revendiquer – au nom de critères proprement théologiques – une spécificité.
Ainsi, parler de théologie interculturelle n’a de sens que considéré dans une relation qui engage un ou plusieurs partenaires dans un dialogue respectueux. Mais, me direz-vous, cela ne date pas d’hier ! On ne vous a pas attendu, en théologie, pour prendre en compte d’autres cultures. Comme le fait remarquer le missiologue Stephen Bevans, déjà à l‘intérieur du corpus biblique et dans l’histoire de la théologie il est question de faire dialoguer des cultures différentes:
Dans le Nouveau Testament, Bevans souligne les différences entre Jacques et Paul ou encore les différences de préoccupations entre les lettres de Pierre et les épîtres deutéro-pauliniennes. Il relève la tentative des théologiens du Nouveau Testament et des Pères de l’Église de rendre compte de la foi chrétienne dans le cadre de la culture hellénistique: Clément d’Alexandrie utilise les apports stoïciens, Origène recourt à Platon, Augustin est également influencé par Platon et les platoniciens. Au concile de Nicée de 325, on utilise le terme philosophique d’homoousios pour tenter d’exprimer l’identité du Logos ou le Verbe incarné. Plus tard, à l’époque médiévale, Thomas d’Aquin développe sa théologie en dialogue avec Aristote récemment redécouvert, et au moment de la Réforme, Martin Luther articule la théologie à la nouvelle conscience de l’individu émergeant de la modernité. À la fin du 16e et durant le 17e siècle, les orthodoxies, tant protestantes que catholiques, sont prises dans les controverses «on ne peut plus contextuelles». Bevans cite encore Schleiermacher et sa tentative d’ancrer la théologie dans l’expérience, en réaction au romantisme, ou encore Paul Tillich articulant «questions existentielles et réponses théologiques», jusqu’à Karl Barth et «sa théologie hautement contextuelle de la Parole de Dieu»…» (2)
Bref, si l’on suit Bevans, la théologie interculturelle comprise comme théologie en interaction avec les grands mouvements de la culture et de la pensée de son temps – quelle que soit l’époque de référence – est loin d’être une nouveauté (et nous pouvons être déçus).
L’équité comme condition de la théologie interculturelle
Certes, un certain dialogue entre cultures existe bel et bien au sein du discours théologique à travers les âges. Seulement un facteur déterminant de la situation interculturelle avait été, jusque-là, quelque peu sous-estimé, à savoir celui de l’équité de la relation. Le pasteur togolais Espoir Adadzi propose cette définition de l’interculturalité:
elle «a lieu lorsque plusieurs cultures interagissent de façon horizontale et synergique. En d’autres termes, aucun groupe ne peut se trouver au-dessus des autres (…). Dans le contexte ecclésial, l’interculturalité peut se comprendre comme étant la démarche de différentes communautés ou Églises d’origines géographiques diverses, et de tendances théologiques différentes, à s’accepter dans une union ecclésiale» (3).
L’un des facteurs permettant de poser la question interculturelle à nouveaux frais consiste à prendre en compte la nature proprement historique: il s’agit du basculement, sur le plan numérique, amorcé dès le dernier tiers du 20e siècle, du centre de gravité du christianisme dans l’hémisphère Sud, avec pour corollaire une remise en cause de la mainmise (que certains qualifient d’hégémonie) euro-américaine sur le discours théologique. Halte à l’hégémonie, en particulier des anciennes puissances coloniales !
Un théologien contemporain des îles Samoa, Upolu Luma Vaai, actuel drecteur du Pacific Theological College de Suva (Fidji), exprime bien cette idée (4). Il oppose ce qu’il appelle «les lieux coloniaux de digestion de la pensée» situés en Occident et les communautés du Pacifique. Les premiers, à travers l’histoire mais également dans le présent, ont entrepris et continuent de promouvoir un blanchiment (au sens chimique) de Dieu qui conduit à une sorte d’aseptisation de la théologie. En face se situent «les communautés de la crasse», de la poussière du sol, de la boue (dirt), qui définissent selon lui les chrétiens du Pacifique. Ces communautés insulaires, dit-il, sont déterminées par la crasse du sol: le même mot peut désigner la saleté et la terre (ou l’ensemble terre-mer), élément constitutif de l’identité du Pacifique. À Samoa, le même mot polynésien fanua désigne à la fois la terre ou le pays, et le placenta de la mère: «Après la naissance, le fanua de la mère (placenta) est enterré dans le fanua (la terre) pour rappeler que ce qui nourrit la vie humaine dans le placenta retourne à présent pour nourrir davantage de vie dans la communauté de la crasse» (5). C’est de là, d’en bas que doit provenir la théologie. Il convient ainsi selon lui, de rétablir l’équilibre rompu par l’hégémonie coloniale et, à l’instar du mouvement présent dans le texte de Philippiens 2 – montrant un Dieu, en Jésus-Christ, serviteur s’abaissant «au plus bas niveau possible», celui de la poussière sale du sol – de développer une théologie interrelationnelle à trois niveaux: des humains entre eux, des humains et de leur terre, la création menacée, des humains et de Dieu. Une théologie qui passe par l’échange communautaire, le don, le partage favorisant la vie, mettant l’accent sur l’être chrétien; et non plus une théologie centrée sur la conversion et le salut personnel, la sanctification, la domination de la création par la soumission des autres créatures, l’avoir et l’exploitation inconsidérée des ressources.
Tout cela est bien beau, me dira-t-on mais en quoi suis-je concerné, moi qui vis aux antipodes de cette culture et de ce milieu ?
Une théologie en retour
Eh bien c’est peut-être justement là que la théologie interculturelle peut nous ouvrir les yeux sur la nécessité de vivre sa foi en paroles et en actes. Prendre conscience des préoccupations de l’autre – même le plus étranger qui soit – constitue un premier pas dans la recherche d’une relation à celui-ci ou celle-ci visant la fraternité et le souci du frère ou de la sœur, et non une relation de condescendance. Une relation la plus équitable possible dans un climat d’écoute dénué de toute intention de domination, ce qui, anthropologiquement, peut paraître hors d’atteinte, mais justement pas par la foi.
Trop souvent, les théologiens et théologiennes professionnels appartenant à des pays de longue tradition théologique académique ne se sont pas rendu compte du caractère contextuel de leurs questionnements qu’ils jugeaient universels. En 1977, un autre théologien du Pacifique, Sione Amanaki Havea résumait ainsi la situation:
«Dans nos écoles de théologie dans le Pacifique d’aujourd’hui, les étudiants connaissent bien mieux des termes tels que contextualisation, centralisation, indigénisation, démythologisation, et d’autres encore, que ce qu’ils devraient connaître de leurs propres coutumes et cultures. (…) Beaucoup d’étudiants lisent Brunner, Barth et Bonhoeffer dont les théologies tirent leur origine de crises, et ils essaient de penser théologiquement et de parler à une communauté de gens qui apprécient une vie qui abonde en poissons, taros et ignames» (6).
Havea pointe le décalage entre des questions, des théologies qui se prétendent universelles (mais qui sont nées de la Première et de la Deuxième Guerre mondiales) et des questions théologiques d’insulaires du Pacifique, qui sont plutôt liées à la question de la subsistance, des ressources. Cette théologie du Pacifique va développer une théologie propre (à la suite de Havea) que j’appelle de la célébration. Et non pas une théologie de la crise comme celles que nous avons eues en Europe.
Alors attention, il ne s’agit pas de remplacer une hégémonie par une autre, un contexte par un autre. La nouveauté de ce que l’on a appelé, parfois avec dédain, les théologies du Tiers-Monde consistait dans les années 1970 – sans que ce fût forcément initialement délibéré de leur part – à exacerber la particularité d’un contexte, renforcer un sentiment d’appartenance (panafricanisme ou panocéanisme), voire verser dans de nouvelles formes de nationalisme, spiritualisme où le narratif l’emporte sur le discursif, le mythos sur le logos. Le contexte mondial n’est plus le même et les nouvelles générations de théologiens du Sud (noter l’italique) en sont parfaitement conscients:
«Certaines théologies contextuelles du Pacifique, en faisant remonter du passé des concepts culturels et des traditions ont à la fois gagné leur place dans le camp des théologies transplantées qui introduisent la culture de manière non critique dans leur construction théologique, et en ont fait également des agents des centres de digestion pour leur peuple. Promouvoir une théologie de la crasse requiert la déconstruction y compris de notre propre vision du monde (itulagi) et de ce qui fait reculer l’opportunité d’une plénitude de vie et la reconstruction de ce qui est saint et holistique afin de libérer le “plus bas niveau possible“ des communautés de la crasse» (7).
Cette autocritique va de pair avec l’appel à une prise de conscience mondiale de l’unicité de la création comprise comme terre habitée. Combattant précisément l’hégémonie des grandes puissances, la théologie contextuelle du Pacifique cherche à offrir un modèle d’inclusivité pour l’ensemble de la terre habitée. Le symbole auquel il est fait appel est ici celui de la natte tressée, élément domestique essentiel dans l’ensemble de la région. Écoutons à ce propos le Rév. James Bhagwam de Fidji:
«Lorsque nous considérons cette natte comme le symbole de notre maison commune, nous devons en conclure que ce filet de vie à l’intérieur duquel nous sommes est gravement endommagé. Il manque tant de brins dans nos discussions sur notre avenir commun: ce sont les voix de ceux qui sont le plus touchés par la crise écologique. Ce sont les voix des communautés indigènes dont le savoir et la sagesse contiennent tant de choses qui pourraient guérir notre planète. Ce sont les voix des gens qui voudraient eux-mêmes décider de leur avenir, qui crient pour la liberté et qui veulent faire tomber les chaînes du colonialisme et du néo-colonialisme. Ces voix ne sont pas entendues, elles sont réduites au silence encore et toujours. Voilà des brins de la natte cassés ou endommagés par la culture toxique de l’exploitation qui fait de la création une marchandise. Mais ce n’est pas ma natte, ce n’est pas non plus la natte des gens de mon pays, il s’agit de notre natte commune, de notre maison commune. (…) Dans le Pacifique, tisser une natte est une affaire commune, chacun apporte sa contribution: depuis la recherche des feuilles jusqu’à leur rassemblement, de leur préparation à leur tissage ensemble. Cela réunit tous les groupes et toutes les générations. C’est pourquoi je vous invite à tisser cette natte avec nous, elle qui nous appartient et dont nous faisons partie. Il s’agit d’ouvrir la natte ensemble et de la regarder honnêtement, de retirer le brin toxique et de repérer le brin qui manque, puis de tisser à neuf afin que tout puisse être inclus et qu’il y ait assez de place à l’intérieur pour tout et pour tous et toutes.»
Ainsi à travers ce symbole particulier, contextuel, de la natte tressée en communauté, se déploie une théologie, sans concession sur les questions de pouvoir, mais qui se veut ouverte à tout le monde, universelle, inclusive, fraternelle (8).
La théologie interculturelle: quel objet ?
Je m’aperçois que nous avons à peu près répondu à la question: «Pourquoi et comment se fait-il que la théologie interculturelle devienne soudainement un sujet ?». Mais nous ne l’avons pas vraiment définie, défini son ou ses objets, examiné sa portée et ses relations avec d’autres disciplines théologiques.
En fait, sans s’en apercevoir, nous venons de faire ensemble un peu de théologie interculturelle ! Ou plus exactement, nous sommes passés de l’adjectif à l’adverbe. Je m’explique. Faire de la théologie devrait selon moi se comprendre de deux manières:
d’une part rendre compte de ma foi, si possible de façon compréhensible, en étant fidèle à une communauté d’interprétation – disons l’Église ou la famille confessionnelle à laquelle j’appartiens, par des propositions éclairant le contenu de la foi.
Mais faire de la théologie est aussi une question de méthode: parce qu’elle est humaine et insérée dans un contexte particulier, elle se doit de dialoguer avec d’autres théologies, d’autres idées et pratiques, d’autres cultures d’autres contextes.
C’est en ce deuxième sens que nous avons en quelque sorte pratiqué la théologie interculturellement, en recourant à des exemples issus du Pacifique qui, je l’espère, sont là pour susciter une réflexion en retour sur nos propres théologies.
Travailler interculturellement revient à faire dialoguer des méthodes différentes nées de contextes et d’époques différents. Mais comment évaluer l’efficacité de ces méthodes pour que le dialogue soit constructif ? Le missiologue américain Robert Schreiter a tenté une typologie des méthodes ou, selon ses termes une «sociologie de la théologie» à partir de ses différentes formes.
Un premier type de théologie serait pour lui une «variation sur le texte sacré» qui peut prendre trois formes différentes: le commentaire tel que le pratiquent le midrash ou Karl Barth sur l’épitre aux Romains, le récit, à la manière des Hassidim ou l’anthologie comme les sentences de Pierre Lombard. Il relève que les commentaires sont davantage pratiqués dans la sphère académique, même si la forme du sermon a permis de l’affranchir un peu de ce cadre.
Ensuite, la théologie peut prendre la forme de la sagesse (sapientia). Le choc de cultures tel que l’a vécu saint Augustin par exemple avec la chute de l’empire romain favorise cette forme de théologie selon Schreiter.
En troisième lieu, la théologie est une «connaissance sûre» (scientia), le catholicisme et le protestantisme occidental contemporains en sont l’une des manifestations les plus évidentes. La domination de cette forme dans l’histoire a eu trois conséquences majeures: d’abord une certaine professionnalisation de la théologie – le clerc (clergé) devenant une figure incontournable –; ensuite une insistance sur une formation mettant fortement l’accent sur la rigueur intellectuelle au détriment de la spiritualité, si présente dans la théologie comme sagesse; enfin, dans la mesure où les théologiens étaient des maîtres, au sens d’enseignants, la théologie a donc été considérée comme une activité purement scolaire.
Pour tenter de remédier à ces orientations trop scolaires et scientifiques, Schreiter propose un modèle de théologie comme une pratique, au sens où par exemple en société, ou en entreprise, il est préférable d’avoir de bonnes pratiques, c’est-à-dire que la théologie présuppose une éthique de la rencontre: elle doit d’abord passer par une critique des idéologies, en identifiant par exemple clairement les jeux de pouvoir entre dominants et dominés, puis se préoccuper de réfléchir en vue d’une action sur le réel et enfin être motivée par le souci de rendre durable la transformation sociale qu’elle a enclenchée grâce à la praxis (9).
Ainsi, en reprenant la thèse de Schreiter, faire de la théologie interculturellement consisterait à se départir d’une certaine naïveté méthodologique: reconnaître l’hégémonie ou la situation d’oppression qu’un groupe (une culture, une civilisation) exerce sur un autre pour produire un changement de situation acceptable pour tous d’une part, réhabiliter des savoir-faire mis en veilleuse voire oubliés dans certaines traditions, mais bien vivants chez d’autres, comme la sagesse et la spiritualité, pour faire droit à des expressions théologiques équitablement partagées dans un vaste forum mondial, mais surtout vécues dans une perspective de justice sociale irréprochable.
Ce programme d’ouverture à l’altérité en théologie proposé par un théologien catholique des années 1990 se retrouve assez largement dans un texte produit en Allemagne en 2005, appelant à passer des «sciences de la mission» à une théologie interculturelle, que par commodité j’appelle le Manifeste de 2005 (10).
Le programme théologique du Manifeste allemand de 2005
Ce texte est le fruit de deux groupes de travail émanant de la Société de théologie allemande et de la Société de missiologie allemande. L’objectif est d’expliciter les raisons pour lesquelles, dans le contexte germanique, le terme de sciences de la mission et la discipline qui s’y rapporte sont devenus obsolètes et doivent être remplacés par ceux de théologie interculturelle.
Il identifie comme premier défi théologique justifiant ce changement le fait que la mondialisation pose désormais en Europe le problème œcuménique à nouveaux frais. En effet, du fait notamment des migrations, on observe une interaction entre un christianisme local plutôt culturel, catholique ou protestant luthéro-réformé, et d’autres formes de christianisme plus nouvelles telle que le pentecôtisme dans sa version charismatique. Ces nouvelles formes présentes dans des paroisses d’immigrés tentant de reproduire et de vivre la piété de leur pays d’origine viennent en quelque sorte bousculer la tradition. Le deuxième défi est celui de la pluralité religieuse: l’arrivée de nouvelles populations oblige à repenser la rencontre du christianisme avec les autres religions portées par des visions du monde et des traditions non chrétiennes. Le christianisme se trouve directement en concurrence avec l’ésotérisme ou le bouddhisme par exemple, comme religion porteuse de sens.
La théologie interculturelle naît donc principalement d’une situation non choisie de transculturalité. Travaillant de concert avec les sciences sociales, principalement les sciences des religions, elle doit ainsi être décrite comme «une discipline théologique qui réfléchit
1.) à la relation du christianisme avec les religions et les visions du monde non-chrétiennes et
2.) à la relation du christianisme occidental avec ses variantes culturelles non occidentales.
Trois champs d’étude principaux lui sont assignés
1. L’histoire de la théologie et du christianisme en Afrique, en Asie, en Amérique latine et en Océanie;
2. La théologie interculturelle au sens strict (par exemple les théologies contextuelles, les interactions Nord-Sud et les conflits au sein du christianisme mondial, les migrations, la problématique du développement);
3. La théologie et l’herméneutique des relations interreligieuses (par exemple le dialogue interreligieux, la théologie de la mission, la théologie des religions).»
Le Manifeste propose un déplacement de perspective: si, à partir de l’Occident, une étude théologique, anthropologique, philologique de certains groupes ou mouvements religieux situés en Afrique, Asie, Amérique latine ou Océanie reste d’actualité, il s’agit cependant de la croiser avec des études sur les groupes migrants en Europe et l’interaction entre la culture d’origine et la culture européenne.
Enfin le Manifeste se termine sur une motion sans équivoque sur la légitimité de la place de la théologie interculturelle – anciennement sciences des missions – dans le système universitaire germanique.
Ce texte suscite des débats à l’intérieur de la communauté missiologique, principalement en Allemagne/Suisse, dans les colonnes de la revue Interkulturelle Theologie. Concrètement, plusieurs chaires universitaires ont effectivement changé d’intitulé et sous le terme théologie interculturelle regroupent soit une orientation théologique en lien avec les études œcuméniques ou le dialogue interreligieux, soit une orientation sciences des religions en lien avec l’anthropologie religieuse. La grande perdante est selon moi la théologie de la mission et de l’évangélisation qui risque de disparaître en tant que telle, noyée dans des études culturelles comparatives.
Environ dix ans après ce manifeste, Reinhold Bernhardt, théologien de Bâle, décrit bien l’orientation de ce que l’on étudie et enseigne en théologie interculturelle (11):
a) étude des formes d’expressions théologiques très diverses extérieures à notre contexte européen fait de proverbes, rites, méditations… qui prennent beaucoup de place dans le cursus parce qu’elles ne sont pas toujours directement intelligibles (connaissance de la culture, langue, traditions).
b) étude des théologies contextuelles structurées, elles aussi issues de toutes parties du monde.
c) réflexion sur ces formes théologiques non occidentales dans le monde académique occidental, c’est-à-dire un travail sur des contenus et, j’ajoute, leur traduisibilité.
d) réflexion sur… la réflexion sur les apports de la théologie interculturelle, «une réflexion méthodologique sur l’essence et la tâche de la théologie inter culturelle»
On retrouve dans cette analyse des multiples sens du terme de théologie interculturelle la distinction posée plus haut selon laquelle la théologie se définit non seulement par ses contenus et ses méthodes mais aussi dans l’interaction des deux. La théologie n’est jamais finie, n’est jamais close sur elle-même. Que voulons-nous faire et vers quoi voulons-nous tendre en faisant de la théologie interculturelle ?
Conclusion
Ma conclusion prendra la forme d’une double interrogation:
Une théologie interculturelle est-elle praticable en France et, si oui, selon quelles modalités ?
Que deviennent la mission et l’évangélisation au sein de la THÉOLOGIE INTERCULTURELLE ?
À la première question la réponse est oui, la théologie interculturelle est tout à fait praticable, la preuve, nous l’avons expérimentée ce soir ! Mais ses modalités ne sont sans doute pas si faciles à traduire dans un milieu académique pour plusieurs raisons:
Nous avons vu que la théologie interculturelle est marquée par des traditions qui ne sont pas forcément les nôtres: traditions sapientiales ou manière narrative. Dans le Pacifique, il y a pour cela le mot talanoa, qui veut dire raconter. Quelqu’un qui veut faire de la théologie va employer une parabole, une histoire de sa famille, de son clan, de son île… et tout le monde va comprendre ce qu’il veut dire. Notre contexte académique (en tout cas français) est marqué par une forte tradition scolaire et rationnelle. Cette tradition de la scientia (comme le dit Robert Schreiter) a relégué au second plan la tradition spirituelle, sapientielle que l’on trouve aussi en Occident, par exemple chez les frères orthodoxes. Il y a là un problème d’adaptation entre un langage rationnel, argumenté sur le mode de la dissertation philosophique et une théologie de la narrativité.
Certaines méthodes – historico-critique pour l’étude de la Bible – sont privilégiées par rapport à d’autres plus compréhensives. Le professeur Dan C. Smith, a donné récemment dans un séminaire l’exemple d’une lecture interculturelle de l’injonction présente dans le Deutéronome: «Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte». Il est allé à la rencontre de groupes américains ou passés ayant connu une situation de migration intérieure (nippo-américains enfermés dans des camps lors de la Seconde Guerre mondiale, populations amérindiennes déplacées et parquées, esclaves noirs issus de la traite) qui font une lecture très existentielle de ce texte, et il s’est posé la question: qu’ai-je en commun avec ces groupes ? En tant qu’Américain, leur histoire est aussi mon histoire (12).
Quel professeur de THÉOLOGIE INTERCULTURELLE sera capable à lui seul de présenter les théologies chinoises, d’Afrique de l’Ouest, centrale, de l’Est, du Sud, d’Amérique, du Pacifique ?… Et quel professeur sera capable de maîtriser en même temps toutes les langues de ces théologies, la théologie à l’œuvre dans les études œcuméniques, dans le dialogue entre les religions, et enseigner également l’histoire, l’anthropologie et la sociologie religieuses; sans compter l’herméneutique et l’épistémologie ?
Certains lieux de formation théologiques y arrivent et sont prophétiques ! Je pense à l’institut œcuménique de Bossey, l’Institut Al Mowafaqa de Rabat ou la Faculté de théologie protestante de Bruxelles. Il faut souligner une réflexion de fond sur des cursus co-construit sur des binômes en mixité totale: homme/femme; théologien ou théologienne du Nord et du Sud; protestants/catholiques…
À la deuxième question «Que deviennent la mission et l’évangélisation au sein de la théologie interculturelle ?», la réponse est: un risque de dissolution !
Le phénomène missionnaire avec ses pratiques passées et présentes, ses stratégies ou son absence de stratégie, la théologie de la mission sont à mon sens des sujets non solubles dans un ensemble plus vaste. Ils relèvent de la missiologie que je considère comme un faisceau de disciplines dont l’objet reste la mission et l’évangélisation dans les trois formes classiques de la proclamation, la diaconie et la communion.
En revanche les deux, théologie interculturelle et missiologie, peuvent se rejoindre dans la co-construction de l’Église universelle, qui passe aussi par l’enseignement dans l’Église locale. En mettant en œuvre une éthique de la rencontre authentique entre personnes ou groupes de cultures différentes, sans rapport de hiérarchie ou en tout cas le moins possible, avec toujours en tête le souci de la justice, le théologien ou la théologienne peut s’efforcer de prendre place dans la conversation mondiale que Schreiter appelle «la chaîne des théologies locales» et viser ce qu’il appelle, ainsi que le groupe des Dombes, à construire une véritable «catholicité évangélique» qui ne gomme pas les différences culturelles mais les transcende dans l’idéal de la fraternité chrétienne.
Gilles Vidal enseigne l’histoire du christianisme à l’époque contemporaine à l’Institut Protestant de Théologie (IPT), Faculté de Montpellier. Ses travaux portent sur l’histoire des missions protestantes et la théologie contemporaine dans le Pacifique Sud. Il est aussi co-directeur du centre Maurice-Leenhardt de recherche en missiologie de l’IPT, membre du laboratoire CRISES de l’Université de Montpellier Paul-Valéry, président de l’AFOM (Association francophone œcuménique de missiologie) et membre du Centre de recherches et d’échanges sur la diffusion et l’inculturation du christianisme (CRÉDIC). Son lien avec Défap et CEVAA remonte à plusieurs années puisqu’il a été volontaire pendant 3 ans à partir de 1988 en Nouvelle-Calédonie pour la Cevaa, expérience qu’il a renouvelée en 2003 pour une durée de 5 ans cette fois.
Illustration: Quantisha Mason, étudiante à Bossey, donne la bénédiction à la fin de la prière d’action de grâce, dans la chapelle de l’Institut (photo Albin Hillert/COE).
(1) Cette conférence reprend partiellement des éléments développés dans Gilles Vidal, La théologie interculturelle: origine et évolution d’une réalité encore à construire, Foi&Vie, Cahier d’études missiologiques et interculturelles 4 (octobre 2023), pp.7-15.
(2) Stephen B. Bevans, Models of Contextual Theology, Maryknoll New York, Orbis Books, 20077, pp. 7-8.
(3) Espoir Adadzi, Interculturalité en Église. Témoignage et propositions d’un envoyé du Sud, Lausanne, OPEC (Église en pratique(s)), 2021,, volume 1, p.12.
(4) Upolu Lumā Vaai. A Dirtified God: A Dirt Theology from the Pacific Dirt Communities, in Jione Havea (éd.), Theologies from the Pacific, Palgrave/Macmillan (Springer International Publishing), 2021, pp.15-29.
(6) Sione Amanaki Havea, The Pacifiqueness of Theology. An Address delivered at the Theological Club, Suva, October 11th, 1977. Traduit in Gilles Vidal, Les nouvelles théologies protestantes dans le Pacifique Sud. Étude critique d’un discours religieux et culturel contemporain, Paris, Karthala, 2016.
(7) Upolu Lumā Vaai, art.cit., p.24.
(8) Voir le texte du secrétaire de la Conférence des Églises du Pacifique (PCC), James Bhagwan, Was bedeutet eigentlich indigines Wissen ?, Global Lernen 1 (2024, Brot für die Welt), pp.18-19.
(9) Robert J. Schreiter, Constructing local Theologies, Maryknoll, New York, Orbis Books, 2007, pp.80-92.
(10) Pour une traduction en français commentée de ce texte, voir Gilles Vidal, Missiologie ou théologie interculturelle ? Un discours théologique sur la Mission est-il encore possible aujourd’hui ?, Études théologiques et religieuses 98/1 (2023), pp.71-87.
(11) Reinhold Bernhard, Interkulturelle Theologie: eine systematisch-theologische Perspektive, Interkulturelle Theologie 2-3 (2014), pp.155-157 [149-172].
(12) Voir ses travaux sur sa page de présentation de la Loyola Marymount University.