« Un terrible manque de rigueur du politique sur la laïcité »
Dans son intervention lors de la table ronde conclusive de la 4e Convention du Forum de Regards protestants, Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité auprès du Gouvernement, dénonce l’utilisation par de la laïcité comme « clivage entre une majorité, en réalité non-homogène, et une minorité, elle-même en réalité très diverse » et souligne donc le « besoin considérable de pédagogie » à cet égard dans notre société.
Nous traversons aujourd’hui une période de doute et d’incertitudes. Nous ne sommes plus dans une société en crise mais dans une société de crise tant celle-ci est ancienne. Cette crise est désormais multiple : économique, sociale, écologique, politique, institutionnelle, de la représentativité, et identitaire, en raison d’une absence de repères et de perspectives futures. Un monde semble se mourir, mais le nouveau n’apparaît pas. Et c’est dans cet entre-deux que l’on constate une détresse du politique, jusqu’alors incapable d’offrir un chemin balisé et une espérance commune, incapable de concrétiser en actes le pacte républicain.
On attribue à Antonio Gramsci la célèbre phrase « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Nous ne sommes pas dans une situation tout à fait équivalente bien sûr à celle décrite par Gramsci, mais nous sommes sans doute à la fin d’un cycle.
Notre monde est désormais globalisé, mais profondément individualiste. À travers Internet, les réseaux sociaux et les nouveaux médias, nous sommes matériellement tous plus proches les uns des autres que jamais auparavant, quel que soit l’endroit où nous sommes à travers le monde. Mais, dans le même temps, nous sommes profondément seuls, parce que la société occidentale est atomisée. Hannah Arendt nous disait que la transformation des classes en masses, sans intérêt commun, et l’élimination parallèle de toute solidarité de groupe constituaient la condition sine qua non de la domination totale. C’est effectivement l’atomisation sociale et l’individualisation extrême qui constituent la base de tout totalitarisme.
Aujourd’hui, nous ne connaissons plus de grands partis politiques ou de grandes organisations syndicales ou associatives qui rassemblent largement des centaines de milliers ou des millions de citoyens, sur la base d’intérêts collectifs et communs. Notre organisation du travail est elle-même atomisée. Il faut donc des structurations et des réponses nouvelles, parce que nous ne connaissons plus cette solidarité qui liait largement les majorités et les minorités, qui les transcendait largement, alors même que beaucoup d’entre nous ont peur du déclassement. Or, nous pouvons dire que l’on jauge la qualité et l’état d’une démocratie à la manière dont elle traite ses minorités.
Cette laïcité devient donc identitaire, ce qui s’oppose au sens même de sa conception en tant que principe de concorde.
Sur ce point, permettez-moi de vous parler de notre système laïque, depuis mes responsabilités en tant rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité auprès du Gouvernement. La laïcité s’est justement imposée en France, certes avec de sérieuses difficultés, avec pour objectif notamment d’assurer aux minorités — en l’espèce confessionnelles et convictionnelles — les mêmes droits que la majorité. L’État laïque est indifférent aux cultes et aux croyances des citoyens, il est parfaitement impartial vis-à-vis d’eux et ne saurait se montrer davantage soucieux de la majorité face à la minorité. Le système laïque nous fait devenir, tous, pleinement citoyens avant toute chose. Nos appartenances propres ne sauraient donner de quelconques droits spécifiques ou avantages, pas même pour ceux qui appartiendrait à une supposée majorité. Avec la laïcité, il n’y a plus de majorité catholique face à des minorités protestantes, musulmanes, juives, bouddhistes, etc. Il n’y a pas plus aujourd’hui de majorité athée face à des minorités religieuses. Pas plus encore de majorité athée ou de culture judéo-chrétienne — expression largement contestable selon son utilisation — face à une minorité de confession musulmane. Non, le système laïque suppose une même appartenance commune à la Nation, sans pour autant nier les appartenances convictionnelles de chacun, et leur liberté d’expression.
Pourtant, dans la période que nous traversons, nous constatons un terrible manque de rigueur du politique sur la laïcité. Celle-ci est invoquée à tort et à travers par de nombreux médias et politiques pour répondre à tous les maux de la société mais aussi pour imposer à nouveau, et c’est sans doute cela le plus grave, ce clivage entre une majorité, en réalité non-homogène, et une minorité, elle-même en réalité très diverse. Une majorité et une minorité qui sont souvent ethnicisées par ces mêmes politiques. Cette laïcité devient donc identitaire, ce qui s’oppose au sens même de sa conception en tant que principe de concorde.
Cette instrumentalisation politique, et même politicienne et électoraliste, d’un concept juridique pourtant commun à tous est, d’une part, tout à fait inacceptable pour tout partisan de la liberté de conscience, et d’autre part, extrêmement dangereuse. Loin de contribuer à une quelconque éthique collective, loin d’appeler à la raison et au libre arbitre, elle ne cesse au contraire, de nier la complexité des situations, de convoquer les instincts primaires de chacun d’entre nous et de jouer sur les peurs. Le politique a pourtant la responsabilité de préserver l’unité nationale et de refuser les surenchères pour ne pas, comme disait Aristide Briand, « déchaîner les passions religieuses ». Cet État doit être fort dans sa protection des minorités, ce que soulignait d’ailleurs le philosophe Pierre Bayle dès le 17e siècle dans le célèbre Avis aux réfugiés.
Aujourd’hui, on le voit, il y a donc un besoin considérable de pédagogie sur ce qu’est la laïcité. Il est également essentiel, pour tout citoyen, d’interpeller le politique pour préserver son système laïque en tant qu’organisatrice de certaines libertés dans la Cité et qui aujourd’hui fait partie en France de l’équation démocratique.
Je crois qu’aux côtés de tous les courants progressistes, le protestantisme, en tant que religion ayant largement contribué à la mise en place et à la mise en œuvre de la laïcité, doit s’y opposer avec vigueur.
(Photo : tympan de l’église catholique d’Aups, en Provence, Greudin)