« Zakhor » (זָכוֹר). La mémoire contre l’oubli
Sans tomber «dans le piège d’une insidieuse rhétorique de délégitimation d’Israël», ce qui se passe à Gaza montre pour Jean-Paul Sanfourche qu’oubliant le « Zakhor » biblique (Souviens-toi), «le gouvernement de Netanyahou semble croire nécessaire d’abandonner l’exigence morale, fondement de toute liberté». S’aidant des récents textes de Georges Didi-Huberman, Jonathan Safran Foer ou Ehud Olmert mais aussi de la réflexion de l’historien du judaïsme Yosef Hayim Yerushalmi, il voit là une «contradiction interne entre l’agir et l’être profond» du peuple juif.
«Les soldats de l’armée israélienne ne font en tout cas qu’insulter la mémoire de leur propre généalogie, de leur propre tradition éthique et religieuse vieille de vingt-sept siècles» (Georges Didi-Huberman (1)).
«Se souvenir, c’est se lier à une continuité morale» (Jonathan Safran Foer (2)).
«Six cents jours d’obscurité…»
Qu’il est difficile d’écrire à propos du conflit israélo-palestinien ! Difficile d’écrire et de penser sans entonner les slogans faciles, partisans et simplificateurs. Journaux et réseaux sociaux en sont suffisamment saturés. Difficile d’écrire sans tomber non plus dans le piège d’une insidieuse rhétorique de délégitimation d’Israël (3). Difficile d’écrire sans céder à la pression de ces injonctions discursives croissantes qui qualifient de génocide (4) les faits graves commis par Israël dans un réflexe défensif, après le traumatisme du 7 octobre. Difficile d’écrire sans emprunter tous ces termes qui, instrumentalisant l’incontestable souffrance palestinienne, deviennent des outils idéologiques visant à nier l’existence même d’Israël. Car la volonté de comprendre ce drame humanitaire aux filtres déformants des idéologies constitue, on le sait, un réel obstacle à toute résolution ultérieure du conflit. Mais, en observant aujourd’hui les faits – les morts civils à Gaza, la colonisation en Cisjordanie (5), les violences quotidiennes justifiées au nom de la sécurité – il est difficile de ne pas s’empêcher de constater, avec beaucoup de peine et d’effroi, que ce drame peut finir par ressembler à l’échec d’une promesse initiale.
La souffrance n’autorise pas à faire souffrir. Et le peuple juif ne peut pas oublier sa propre histoire de souffrance sauf à devenir aveugle à la souffrance des autres, fussent-ils leurs ennemis. Semblant faire fi du «Zakhor» biblique, le gouvernement de Netanyahou semble croire nécessaire d’abandonner l’exigence morale, fondement de toute liberté. Le projet sioniste est une promesse d’autonomie, pas seulement politique mais existentielle. Dans «une continuité morale», tout lecteur de Kant sait que la dignité humaine repose sur l’universalité du droit. L’oppression permanente subie par les Juifs n’est certes pas comparable à celle infligée aux Palestiniens. Mais revendiquer la dignité pour soi seul équivaut à trahir son principe. Oublier cette universalité c’est, en dernière instance, l’oubli et la trahison du politique. Peut-être est-ce là le principal reproche à adresser à l’actuel gouvernement d’Israël. C’est du moins celui que lui adresse quotidiennement une opposition croissante qui souhaite avancer démocratiquement les élections de 2026. C’est celui que les réservistes refusant de rejoindre leurs pelotons expriment amèrement, lucidement. «Six cents jours d’obscurité et sans voir la lumière à la fin de la guerre», déclare l’acteur Lior Askkenazi, le 28 mai, sur la place des Otages à Tel-Aviv face aux opposants réunis à l’occasion du 600e jour de guerre.
Sans renier notre attachement profond à Israël…
Nous savons que nous sommes nombreux à partager la «douleur» qu’évoque la rabbine Delphine Horvilleur, dans une récente tribune de Tenoua, de voir Israël «s’égarer dans une déroute politique et une faillite morale». Notre profond attachement historique et spirituel à Israël, en partie bâti sur les cendres de la Shoah (10), notre stupeur effarée au lendemain du pogrom du 7 octobre expliquent, sans peut-être la justifier, notre réserve prudente et inquiète. Sous le poids de l’Histoire, certains ont préféré se taire. Nous avons suivi, jour après jour, le déploiement de Tsahal dans Gaza, voulant y voir la réponse appropriée et justifiée à la barbarie terroriste et la volonté de libérer coûte que coûte les otages. Mais il n’y a pas de guerre propre. Et nous savions, comme l’écrit aussi Delphine Horvilleur dans Comment ça va pas que «le propre de la guerre est d’assassiner le langage, en même temps que les innocents et la subtilité». Et de faillir, ajouterons-nous, au devoir de mémoire que rappellent inlassablement les 169 occurrences dans le texte de la Bible (selon Yosef Hayim Yerushalmi) de l’injonction «Zakhor», qui signifie «Souviens-toi» (11).
Même si nous vivons en des temps de perte du sacré, même si cet impératif n’est plus tout à fait «un rappel strident d’une puissante et systématique intervention divine dans l’histoire» (12), il demeure comme la vivante racine d’une culture historique et d’une conscience identitaire.
Cependant, de plus en plus d’Israéliens s’inscrivent avec ténacité dans la lignée de leur «généalogie», dans cette «continuité morale». Et dénoncent quotidiennement avec courage «la guerre sans fin» que leur impose leur premier ministre et leur gouvernement, et dont ils mesurent l’effroyable bilan humain.
Sortir d’un «étau moral»
«Et quiconque peut protester contre les fautes du monde et ne le fait pas est tenu responsable des fautes du monde.» (13)
L’«étau moral», c’est la métaphore suggérée par Georges Didi-Huberman pour décrire la situation psychologique difficile dans laquelle nous nous sommes trouvés, paralysés entre deux pressions morales, entre deux devoirs. Entre notre fidélité (intacte) à Israël et notre souffrance face aux événements. Nous nous sommes sentis à la fois responsables, coupables et désarmés. Avec cette sensation grandissante d’être intérieurement tiraillé entre des émotions, des obligations, des valeurs qui nous semblaient inconciliables. À moins de servir aveuglément une idéologie, drapeau à bout de bras, qui n’a pas sincèrement vécu ce malaise profond face à une tragédie dont on mesure, impuissant, l’ampleur ? Sans renier notre attachement constant et profond à Israël, sans faire d’amalgame entre la critique d’un gouvernement extrémiste et une hostilité quelconque envers le judaïsme et les juifs, nous nous devons de penser cette violence tout en sachant que le Hamas n’accorde aucune importance aux 54 510 morts palestiniens, qu’il fera obstacle à la paix et poursuivra toujours son unique obsession: la disparition d’Israël.
De plus en plus de voix autorisées s’élèvent, celles de Georges Didi-Huberman, d’Ehud Olmert (14) et de bien d’autres. Elles s’unissent dans la dénonciation d’un «gouvernement abject», qui divise en toute irresponsabilité la société israélienne, et qui a échoué à protéger les otages et garantir la sécurité. Pour beaucoup, le silence sur Gaza serait aujourd’hui coupable. «Trop c’est trop», s’écrie Olmert, malgré ses réticences antérieures, qui exhorte à mettre fin aux exactions afin de préserver l’honneur et la place d’Israël dans le monde. Et la mémoire juive.
Tout en s’inscrivant dans une critique plus large de la situation humanitaire à Gaza, la tribune du philosophe Didi-Huberman au Monde, en date du 3 juin 2025, met en lumière cette tension profonde, cette contradiction douloureuse, insurmontable qui nous dérange tant entre les actes de violences exercées par un État et l’héritage moral d’une tradition plurimillénaire. C’est cette trahison mémorielle (15) que nous voudrions d’abord explorer.
Une généalogie oubliée
«Zakhor» n’est pas une simple injonction à la mémoire. Il porte en lui une généalogie spirituelle, morale, historique et théologique profondément ancrée dans la tradition juive.
«Se souvenir, c’est faire partie d’une grande chaîne humaine et morale. Oublier c’est comme laisser tomber ceux qui nous ont précédés et ceux qui viendront après. Nous portons une responsabilité: continuer l’Histoire avec conscience.»
En écrivant cela, Jonathan Safran Foer articule puissamment mémoire, conscience et Histoire. Nul n’ignore la signification mémorielle de cette longue généalogie. C’est d’abord une mémoire fondatrice. Celle de l’injustice et de la haine, celle qu’il faut garder vivante pour se préserver du mal. «Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek» (Deutéronome 25,17-10). C’est une mémoire spirituelle pour ne pas rompre le lien avec la libération. «Souviens-toi du jour du Shabbat pour le sanctifier» (Exode 20,8). C’est un appel à la compassion, à l’hospitalité envers l’étranger: «Souviens-toi que tu étais esclave en Égypte» (Deutéronome 5,15). C’est surtout une mémoire habitée de responsabilité morale. Elle est active, c’est-à-dire tournée vers l’action, donc éthique. Mémoire contre l’oubli pour transmettre. Le Séder de la Pâque juive n’est-il pas un repas dont les aliments symbolisent les événements de l’Histoire ? L’identité juive se construit par la mémoire d’une histoire transmise et rituelle (16). «Zakhor», c’est le devoir de mémoire universel, plus nécessaire encore après la Shoah, contre la barbarie, les génocides et l’effacement des souffrances passées. Mémoire sacrée contre l’oubli et la répétition du mal.
À cette mémoire biblique se superpose sinon se confond la mémoire historique. À l’exode biblique (Pessah) font suite l’infinie cohorte des douleurs passées: exil, pogroms, Shoah…La mémoire est le fondement de l’identité d’un peuple, d’un pays, d’un État, comme elle l’est pour chaque homme. Encore faudrait-il s’entendre sur cette «généalogie historique» et sur les nombreux points d’articulation de l’Histoire avec la mémoire. Dans la tradition juive, l’un de ces points est la collusion entre morale et politique.
La mémoire comme résistance
La conception singulière de la mémoire de Foer n’est pas étrangère à la pensée de Didi-Huberman. Il écrit: «La tradition juive ne traite pas la mémoire comme un acte passif de rappel, mais comme une forme de résistance» (17). Se souvenir n’est pas rappel passif d’un passé plus ou moins lointain; il s’agit d’en tirer les conséquences pour le présent. Ainsi le «Zakhor» s’inscrit-il au cœur de l’éthique – ce que nous soulignions précédemment – et de l’engagement. Dans un monde où l’oubli et l’indifférence menacent la transmission de l’Histoire, l’injonction biblique sort de son cadre et concerne toute l’Histoire en devenant une sorte de commandement universel. Elle nous concerne tous. Car la mémoire est un acte de conscience, donc une manière d’exister et d’agir avec responsabilité. Elle se constitue en une forme (en une force individuelle et collective) de résistance. Pour celui que l’on nomme souvent «le peuple de la mémoire», se souvenir est obéissance à un impératif moral: celui de tisser une continuité historique, et de résister à la répétition ou à l’effacement des fautes du passé. Le souvenir n’est pas figé. Il doit fonder une manière juste de vivre. Oublier, c’est rompre la chaîne où chaque génération reçoit, porte et transmet un héritage qui ne serait pas délié de tout testament. «Chaque oubli est une rupture.» Se souvenir, c’est s’inscrire dans cette continuité, et l’on sait combien le judaïsme, par ses rites, par ses textes et ses récits, est soucieux d’entretenir cette mémoire vivante. Le passé n’est pas une archive. C’est un souffle qui traverse le temps et qui devrait faire de nous comme des Israéliens non des témoins passifs mais les acteurs d’un destin partagé. Que veut dire encore «résister à l’oubli» ? C’est refuser «la banalisation du mal», ce qu’a lui-même souligné Primo Levi. Plus préoccupé de fuir la justice, de gagner les élections à venir, plus préoccupé par le mariage somptueux et dispendieux de son fils que par le sort des otages, de satisfaire une droite nationaliste nourrie de haine et d’esprit de revanche, Netanyahou appartient à cette lignée contemporaine de politiques incultes (ou qui s’appliquent sans difficultés à le paraître) qui nient les racines de leurs peuples dont ils détruisent l’âme à petit feu, et peut-être irrévocablement. Par oubli ou ignorance crasse ? Oubli programmé ou amnésie collective ? Par insouci coupable d’agir dans la fidélité de ceux qui les précèdent et qui ont disparu. «Zakhor» ! Car porter la mémoire c’est aussi continuer à faire vivre ceux qui ne peuvent plus parler. «Et chaque oubli est une rupture — une incapacité à porter le poids de ce qui a précédé», écrit Foer.
Dans nos troubles présents, les repères s’effacent. L’Histoire se fragmente. L’indifférence s’installe (18). Et cette injonction, «Zakhor», devait les faire trembler. C’est l’un des plus puissants legs du judaïsme à notre 21e siècle. Nous sommes en train de perdre notre place dans le grand récit continu de l’Histoire (19). Mais trop d’histoire tuerait-il l’homme ?
Mémoire, éthique et violence
On pourrait analyser le regard que porte Didi-Huberman sur ce conflit et tout particulièrement la citation mise en exergue («Les soldats de l’armée israélienne ne font en tout cas qu’insulter la mémoire de leur propre généalogie, de leur propre tradition éthique et religieuse vieille de vingt-sept siècles») selon une perspective philosophique. Penser philosophiquement le conflit israélo-palestinien pourrait apparaître comme un exercice vain, détournant de la réalité. Comme une fuite ou un refus de nommer l’innommable. Mais c’est aussi et surtout tenter de se donner les moyens de refuser une forme de résignation morale qui semble aujourd’hui prévaloir ainsi qu’un fatalisme politique. C’est aussi tenter de préserver un espace pour la pensée dans notre époque meurtrie de passions et de souffrances. Ce conflit est peut-être le plus complexe de notre époque et le plus douloureux à cerner: conflit territorial, identitaire, mémoriel, géopolitique… À lire quotidiennement la presse, on s’aperçoit qu’il échappe à l’analyse non partisane (choisir son camp) et à la pensée. Or, en peu de lignes, Didi-Huberman nous invite à réfléchir selon une éthique de la responsabilité. Il dépasse la dénonciation politique ou idéologique habituelle et engage une critique éthique immanente fondée sur la contradiction entre les valeurs historiques et éthiques qui fondent l’identité d’Israël, et l’action de son armée. Tension entre une tradition religieuse et éthique du judaïsme – centralité de la justice, protection de l’étranger, interdit du meurtre – et une logique d’État où dominent la sécurité, la territorialité et le rapport de forces. Le philosophe y lit une sorte de perversion morale. Et nous oblige à nous poser en nos fors intérieurs la question que nous n’osons pas toujours nous poser de peur de la réponse que nous pourrions lui apporter: comment penser philosophiquement un conflit contemporain à partir de la mémoire et de l’éthique propres à l’un des acteurs impliqués ? En d’autres termes, peut-on juger l’action politique d’un État au prisme de sa propre histoire morale, et que signifie, philosophiquement, «insulter sa mémoire» ? Didi-Huberman mobilise la mémoire comme fondement critique, décrit la tension entre tradition éthique et violence de l’appareil de l’État et en tire toutes les implications philosophiques que nous sommes bien obligés d’admettre. Celui qui connaît le philosophe (et l’artiste (20)), ne sera pas étonné de son insistance sur la capacité et la vocation de la mémoire à fonder une résistance éthique à la violence. La trahison dont il parle n’est pas seulement historique. Elle est ontologique. C’est celle d’un peuple qui ne serait plus fidèle à son propre récit de souffrance et à son idéal de justice. On pense à Walter Benjamin (21) pour qui l’histoire des vaincus deviendrait le critère d’un jugement moral sur le présent. Si l’on oublie cette histoire, ou si on l’instrumentalise, alors est abolie toute possibilité de justice. On pense aussi à la «banalité du mal» selon Hannah Arendt. Ce mal qui ne naît pas d’une intention perverse, mais d’une conjonction de logiques (administratives, militaires, identitaires) qui étouffe les consciences.
On l’aura compris: il ne s’agit pas ici de parler contre Israël, mais depuis une fidélité à ce que sa culture porte d’universel. Ce n’est pas un peuple que l’on condamne. C’est cette contradiction interne entre l’agir et l’être profond qu’on interroge.
Un geste philosophique et politique
L’approche de Didi-Huberman est précieuse, tant elle nous aide à préciser nos propres points de vue. À ne pas désengager nos pensées. C’est une réflexion large, si rare, qui ouvre sur ces questions auxquelles il est si difficile de répondre mais qui doivent être posées, même lorsqu’elles restent sans réponse. Qu’est-ce qu’une communauté fidèle à elle-même ? Comment préserver une mémoire sans la figer, sans la trahir ? Une politique de survie est-elle possible sans renier son humanité ? Ces questions dépasseront bientôt, nous le craignons, le seul conflit israélo-palestinien. Elles concerneront toute société, tout pays qui seront, tôt ou tard nous le pressentons, confrontés au dilemme entre leur sécurité et leurs principes. La critique immanente, celle d’Adorno (ou de Hegel) formule cette approche: une tradition ne peut être jugée que par ses propres normes. Les terroristes du Hamas sont sans principes et travaillent exclusivement à la disparition d’Israël qui se réclame aux yeux du monde – et dans nos intimes cultures – d’une tradition de justice et de mémoire. Est-ce pour cela que ses actes souvent légitimes sont jugés plus durement lorsqu’ils violent ces principes ?
Tout comme l’interprétation d’un texte, cette expérience toujours renouvelée de saisir son contenu de vérité, la tentative de lecture philosophique est comme l’acte de lecture d’une histoire déchirée et, peut-être, aussi, le lieu d’une espérance politique. «Les idées sont aux choses ce que les constellations sont aux planètes», écrit Walter Benjamin (22). Soyons-en toujours conscients: les faits que nous connaissons à travers des articles ou des images ne sont jamais les copies exactes de la réalité, mais des constructions qui nous permettent tant bien que mal de donner sens. Éléments disparates d’une constellation, ce sont des lieux où se mêlent et se croisent, des tensions, des émotions et des significations. C’est dans cet écheveau complexe que la pensée de Didi-Huberman se construit, en parfaite résonance avec celle de Walter Benjamin.
Mémoire fidèle, mémoire manipulée et trahie, mémoire vivante
Dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paul Ricœur insiste sur la fonction éthique de la mémoire. Elle est, selon lui, le fondement d’une identité responsable, toujours exposée au risque de l’oubli ou de la manipulation idéologique. Ricœur introduit la notion de mémoire fidèle, qui respecte les souffrances du passé, et celle de la mémoire manipulée, mémoire trahie, qui sert à légitimer les violences présentes. Dans cette perspective, la mémoire juive des persécutions ne saurait justifier une politique systématique de violence. Ce serait là un exemple de distorsion mémorielle. Dans un texte fort et bouleversant, Didi-Huberman plaide pour que cette mémoire reste vivante – «Zakhor !» – c’est-à-dire sensible à toute forme d’injustice, quelle qu’en soit la victime.
Illustration: réfugiés palestiniens quittant le quartier de Hamad à Khan Younis après un ordre d’évacuation de l’armée israélienne en août 2024 (photo Ashraf Amra, UNRWA, CC BY-SA 4.0)
(1) Georges Didi-Huberman, Ni persécutés, ni réfugiés, ni prisonniers, nous sommes pourtant bien les otages psychiques de la situation intolérable à Gaza, Le Monde (tribune), 3 juin 2025.
(2) Jonathan Safran Foer, Discours de réception du prix Primo Levi 2025, K., 21 mai 2025.
(3) On pourra consulter à ce propos l’excellent article de Nadia Ellis, de l’Université de Tel Avi : Déni de la Shoah et délégitimation d’Israël: une perspective analytique de l’argumentation officielle d’Israël, Academia.
(4) À moins de vider ce terme de sa rigueur juridique. le philosophe Matthew Bolton identifie comme un usage idéologiquement surdéterminé du terme génocide. Voir Matthew Bolton, Ce que «génocide» veut dire, K., 4 juin 2025.
(5) Le mouvement des «Jeunes des collines», constitué de jeunes colons, commettrait des exactions à l’encontre de civils palestiniens, apparemment tolérées par le chef du conseil régional de Judée-Samarie, Yossi Dagan.
(6) «J’aime mon pays et je sens que mon avenir ici me file entre les doigts», déclare un combattant de Tsahal.
(7) N’en déplaise à Judith Butler, toutes les vies sont également «pleurables» (Precarious Life, The Powers of Mourning and Violence, 2004).
(8) Si Netanyahou maîtrise la tactique politicienne par opportunisme et souci de sa survie, il n’a aucune stratégie; il précipite sa coalition extrémiste, donc son pays, dans une tragique fuite en avant dont on peine à discerner l’issue.
(9) Où va Israël ?, Le Point, 5 juin 2025.
(10) En partie, puisque le premier congrès sioniste se déroule à Bâle, sous l’égide de Théodore Herzl, en 1897. Note importante car certains, niant la Shoah, nient par conséquent la légitimité d’Israël.
(11) «Formé des lettres hébraïques zayin, khaf, vov et resh, l’un des tétragrammes les plus incisifs du pentateuque se vocalise « zakhor », « rappelle-toi! »», précise Pierre Anctil (Zakhor: Réflexions sur la mémoire identitaire juive et canadienne-française, Argument 3/1 (automne 2000-hiver 2001)).
(12) «N’oublie pas alors Yahvé ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude» (Deutéronome 8,14).
(14) Ehud Olmert, Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza, Le Monde (tribune), 4 juin 2025.
(15) Le thème de la «trahison mémorielle» est un thème récurrent dans l’œuvre de ce philosophe, également historien de l’art.
(16) Dans son ouvrage Zakhor: Histoire juive et mémoire juive (Zakhor, Jewish History and Jewish Memory, University of Washington Press, 1982; traduction en français par Éric Vigne, La Découverte, 1984), Yosef Hayim Yerushalmi montre que le judaïsme cultive la mémoire non sous la forme d’une histoire objective, mais sous une forme symbolique.
(17) C’est nous qui soulignons.
(18) Le rabbin Abraham Joshua Heschel écrit: «Le contraire du bien n’est pas le mal; c’est l’indifférence». Certes Heschel distingue le temps sacré du temps profane. Mais l’analyse qu’il mène dans Les Maîtres du Temps pourrait encore bien nous aider dans l’analyse de ce conflit.
(19) Par scrupule, nous tenons à préciser que nous ne dissocions pas histoire et mémoire, et que cette interprétation peut être contestée. Par exemple, Yosef Hayim Yerushalmi ne rejette pas l’histoire, mais tient à ne pas confondre histoire et mémoire. Si l’histoire juive est bien porteuse de sens et de continuité, l’Histoire, elle, est nécessaire à une compréhension critique du passé. Sa finalité cognitive se distingue de la finalité existentielle du Vivre selon l’Alliance. «Pourquoi les Juifs, plus que tout autre peuple, ont-ils été si obsédés par la mémoire ?» est la question qu’il pose dans son ouvrage Zakhor: Histoire juive et mémoire juive. Il souligne la centralité de la mémoire dans la tradition juive. Yerushalmi s’interroge sur cette «obsession», soulignant que, malgré l’importance accordée à la mémoire, le judaïsme a longtemps renoncé à une historiographie critique. Il met en lumière le paradoxe d’un peuple profondément attaché à son passé, mais qui n’a pas cherché à l’écrire de manière objective. Au cours de notre recherche pour écrire ces lignes, nous pensons qu’un rapprochement est à faire avec la distinction ricœurienne entre la mémoire subjective et vivante et l’Histoire, plus objective et analytique. Selon Ricœur, l’Histoire doit se nourrir de la mémoire tout en la critiquant. Cela permet de comprendre pourquoi les historiens juifs modernes se trouvent dans une position ambivalente: ils veulent écrire l’histoire juive, mais sans trahir la mémoire collective (et sans forcément partager la foi qui l’animait). Le sionisme s’est appuyé à la fois sur la mémoire biblique et sur une relecture historique du passé juif. En contradiction parfois avec la tradition rabbinique. Et, pour être complet, il faudrait ne pas négliger l’approche que fait Jan Assmann (La mémoire culturelle, 1992) de la mémoire communicative et culturelle. Même si Ricœur dit: «L’histoire commence là où la mémoire fait défaut ou se dérobe» (L’oubli libérateur), il s’associe à Assmann et Yerushalmi pour reconnaître que la mémoire est la matrice de l’Histoire, que la mémoire est essentielle à l’identité collective et que l’oubli est souvent destructeur parce que la mémoire donne du sens à l’Histoire. Si nous en avons le temps, nous proposerons ultérieuremnt une réflexion sur ce conflit en croisant les perspectives de ces trois penseurs, car ce conflit est celui des mémoires blessées.
(20) On pense à son ouvrage Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2003.
(21) Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940) in Œuvres, Gallimard (Folio Essais). Il.théorise l’histoire des vaincus et la responsabilité de l’éthique à l’égard du passé.
(22) Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduction de Sybille Muller, Flammarion, 2009. Citons Adorno, s’inspirant de Benjamin: «Et de même que les résolutions d’énigmes se construisent en amenant des éléments singuliers et diffractés de la question à former différents agencements, jusqu’à ce qu’ils se cristallisent en une figure de laquelle surgit la solution, (…) de même la philosophie doit amener ses éléments, qu’elle reçoit des sciences, à former des constellations variables, ou bien, pour user d’une expression moins astrologique, et plus conforme à l’actualité scientifique, des agencements expérimentaux variables, jusqu’à ce qu’ils deviennent cette figure que l’on peut lire comme réponse, tandis que dans le même temps disparaît la question» (Theodor W. Adorno, L’Actualité de la philosophie, traduction sous la direction de Jacques-Olivier Bégot, Éditions de l’ENS, 2008, p.8, c’est nous qui soulignons). Dans cette perspective, et selon une constellation géopolitique, on pourra lire la récente interview (Le Point, 5 juin 2025) de Tsipi Livni (ancienne vice première ministre, ex-ministre des Affaires étrangères sous les gouvernements Sharon, Olmert puis Netanyahou): «Il existe une alternative à la guerre».