Vers un nouvel obscurantisme ?
«Osez penser par vous-mêmes !» L’injonction de Kant est plus que jamais d’actualité alors que, «contre les faits scientifiques indiscutables, les opinions publiques sont manipulées au profit de groupes idéologiques, anéantissant tout esprit critique». Pour Jean-Paul Sanfourche, «en relativisant la vérité scientifique, en déconstruisant toute idée rationnelle», le post-modernisme de la French Theory, s’il n’était «pas un obscurantisme», en a été «le terreau, aujourd’hui bien cultivé».
«Ici-bas, les lumières baissent doucement», Éric Neuhof, Lettre ouverte à François Truffaut.
«La vérité est la première condition de l’humanité», Kant.
Un canular prémonitoire
Tout le monde se souvient de l’affaire Sokal. En 1996, ce physicien américain a soutenu dans une revue d’obédience post-moderne (Social Text), vraisemblablement à comité scientifique de lecture, que la théorie quantique avait des implications politiques progressistes. L’article indiquait que les concepts «New Age» du «champ morphogénétique» pourraient être une théorie de pointe en gravité quantique et concluait que puisque la réalité «physique (…) est à la base une construction sociale et linguistiqu», alors «une science libératrice» et «des mathématiques émancipatrices» devraient être développées afin d’abandonner «les canons de la caste d’élites de la science dure» au profit d’«une science post-moderne [qui] offre le puissant appui intellectuel au projet de politique progressiste» (1). Dès la parution de cet article volontairement saturé de non-sens et de concepts scientifiques fantaisistes, Sokal révèle la supercherie. Ce canular est prémonitoire. Il annonce l’ère dans laquelle nous sommes. Si le ridicule ne tue pas, il n’est pas non plus porteur de leçons ! Ce fut une sorte d’alerte vaine contre un post-modernisme qui, un quart de siècle plus tard, devient de plus en plus menaçant et destructeur tant il gagne de terrain. Celle où les préconceptions idéologiques peuvent asservir la science et l’instrumentaliser au profit de systèmes politiques ou au bénéfice de fondations à but lucratif (philanthrocapitalisme).
«La science est déloyale»
Force est de constater que la frontière entre sciences et pseudo-sciences est parfois volontairement brouillée par une influence accrue des théories du complot, amplifiée par les réseaux sociaux, véritables conspirations contre la vérité. Karl Popper avec sa théorie bien connue de la réfutabilité fut un des premiers à combattre ces tentatives de falsifications scientifiques (2): «Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique». Mais la confusion entretenue entre réfutable et réfuté délégitime trop souvent le discours scientifique rigoureux et efface ce qui distingue sciences et pseudo-sciences. L’image des scientifiques est ainsi dégradée aux yeux du grand public.
En créant très récemment «Évidences» (3), un think tank «dédié à la science dans la société», la professeure Agnès Buzyn rappelle que «la science est déloyale» (4), c’est-à-dire qu’elle ne répond à aucune idéologie, qu’elle ne peut être «tordue» au service d’intérêts qui lui sont étrangers. Il s’agit donc de lutter contre l’emprise de ces «territoires d’ignorance» qui s’implantent insidieusement et constituent «une zone grise», zone de l’indiscernable, selon Mathias Girel (5), mettant, tôt ou tard, nos démocraties en péril.
Désenchantement du monde et critique de la rationalité moderne
Mais pourquoi parler ici de ce concept wébérien de «désenchantement du monde» ? C’est parce qu’il apparaît comme la source souvent désignée (mais pas unique loin de là) du post-modernisme, qui remet en question la pensée moderne des Lumières. Le sociologue allemand décrit un monde qui aurait perdu sa «part d’ombre», son caractère sacré et mystérieux, au profit de la rationalisation scientifique et technique. Ainsi, devenu plus pragmatique, le monde devient désenchanté. Il devient plus prévisible, voire spirituellement «vide». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec les promesses déçues de la modernité, ce désenchantement du monde a des conséquences importantes sur la pensée post-moderne. Des philosophes comme Jean-François Lyotard, Michel Foucault ou Jacques Derrida remettent en cause la rationalité excessive avec laquelle la modernité cherche à expliquer le monde de manière unifiée et objective. Ils réagissent contre l’universalité des grands récits et s’opposent à cette «rationalité unifiée». À cette vision d’un monde objective, scientifiquement déterminée, ils opposent la pluralité des vérités, des perspectives et des récits construits à propos du progrès, de la liberté, de l’émancipation de l’humanité par la liberté…À la vérité scientifique partiellement délégitimée s’opposent d’autres récits qui la rendent obsolète. On ne peut pas dire que ces réactions soient illégitimes. Disons qu’elles se justifient dans leurs contextes. Mais elles sont à l’origine de lentes dérives dont nous sommes aujourd’hui les témoins effarés. Dérives bien éloignées de la pensée wébérienne !
Du post modernisme à un nouvel obscurantisme
Si les certitudes sont remises en question, alors la vérité devient relative. Pour Lyotard, ces vérités universelles issues des travaux scientifiques ou des religions ne sont que des constructions culturelles, historiques qu’il faut déconstruire (Derrida), en écho à la «destruction» heideggérienne. Ainsi la vérité n’est somme toute qu’une opinion. À chacun sa vérité: l’expression populaire prend désormais tout son sens puisque l’expérience humaine est fragmentée. Les studies en sont l’exemple criant. Se développe ainsi un scepticisme redoutable à l’égard de la rationalité.
Peut-on parler comme certains de retour à l’obscurantisme ? Le post-modernisme n’est pas un obscurantisme, mais il en est le terreau, aujourd’hui bien cultivé. En relativisant la vérité scientifique, en déconstruisant toute idée rationnelle, il propage le scepticisme et favorise l’ignorance. Historiquement, il fut à l’origine de la résistance à la propagation des découvertes scientifiques (Galilée), au profit de croyances et de superstitions. L’Église catholique, on le sait, fut un puissant vecteur d’obscurantisme, interdisant la diffusion de conceptions contraires à ses dogmes. Que se passe-t-il aujourd’hui aux États-Unis ? Les licenciements massifs de chercheurs, la remise en cause de la recherche – sauf celle ayant un rapport avec la tech proche du transhumanisme –, le déni de pans entiers du savoir (voir le mouvement Stand up for Science) révèlent une opposition radicale à la construction et la diffusion du savoir. À la censure et la polarisation idéologiques de la cancel culture se substitue ou s’ajoute un rejet de la science alimenté par la politique et certains mouvements religieux (américanisation de la religion ?). La recherche factuelle cède le pas devant des théories post-scientifiques (ou post-modernistes) remettant en cause l’objectivité, l’universalité de la science. Mais n’oublions pas ce qu’on nomme outre-Atlantique la French theory. N’oublions pas la responsabilité éthique de philosophes (Foucault, mais aussi l’École de Francfort…) qui ont ouvert la boîte de Pandore en débattant sur les limites de la rationalité scientifique. L’instrumentalisation de ces théories à la limite permet aujourd’hui de contester des connaissances vérifiées et bien établies.
Quelle démocratie ?
Ainsi sommes-nous pris dans le tourbillon des vérités et des sciences dites alternatives, sur la base de théories absurdes, non vérifiées, invérifiables. Où est la frontière entre une connaissance fiable et une spéculation oiseuse et orientée (biais cognitifs) ? Les mécanismes de l’obscurantisme qui s’oppose à la diffusion de la connaissance sont un nihilisme, un déni de réalité. Alors se développent – les enseignants en sont quotidiennement les témoins presqu’impuissants – une véritable crise de confiance dans la science, «entravée par des hypothèses devenues des dogmes» (8). L’approche scientifique du monde serait-elle devenue un système de croyances ? Peut-être ne saisissons-nous pas encore l’ampleur du problème. Contre les faits scientifiques indiscutables, les opinions publiques sont manipulées au profit de groupes idéologiques, anéantissant tout esprit critique et rendant incapables leurs victimes à se forger des croyances vraies. Forgeant ainsi ce que des scientifiques (le psychologue Kirk Schneider par exemple) appellent des «esprits polarisés». Polarisation idéologique dont les effets se feraient déjà sentir sur la société, particulièrement dans le domaine de la science. À la vérité se substitue «l’illusion de la vérité».
Dans son intervention, Agnès Buzyn met l’accent sur le rôle que joue la science en démocratie. Selon elle, science et rationalité sont des piliers de la démocratie et de la souveraineté d’un pays. Au cœur des processus démocratiques. Parce que la science et la vérité sont à part entière des valeurs démocratiques. Parce que la démocratie repose sur le respect des faits. Parce que la science est liée intrinsèquement à la notion de vérité dans une démocratie. Songeons à la politique d’un Trump qui ne repose que sur la manipulation de la vérité… sapant les valeurs de la démocratie américaine.
«Osez penser par vous-mêmes !»
Le sapere aude de Kant est toujours dans nos mémoires. «Osez penser par vous-mêmes !» Il y a plus de deux siècles, le philosophe de Königsberg appelait à s’affranchir de la tutelle intellectuelle de l’ignorance et de la superstition. Dans ce premier quart du 21e siècle, la vérité vacille sous les coups d’une ère de la confusion, où la raison semble céder du terrain à l’opinion arbitraire, aux séductions des préjugés. Où la science devient une question d’opinions. Alors qu’elle repose toujours (je veux dire immuablement) sur «les conditions a priori de la connaissance» (Critique de la raison pure). Où les exigences de la raison critique ploient sous le poids de nouveaux dogmes. «Quand le vulgaire raisonne, ce n’est pas pour éclairer, mais pour excuser son inclination en invoquant des principes» (Fondements de la métaphysique des mœurs).
Contre la résurgence d’un scepticisme irrationnel, contre la distorsion de la vérité à des fins autres que scientifiques, la raison critique est notre seul rempart contre cette régression. L’unique moyen d’échapper à cette ère de l’illusion. À moins de préparer paresseusement notre asservissement intellectuel…
Illustration: le nouveau secrétaire à la Santé Robert Kennedy Jr avec Donald Trump lors de sa prestation de serment dans le bureau ovale de la Maison blanche le 13 février 2025.
(1) Page Wikipédia sur l’Affaire Sokal.
(2) Youri Cabot, La théorie poppérienne de la confirmation scientifique, Philosophia Scientiæ
2024/1, pp.133 à 153.
(3) Évidences.
(4) Trump veut «laisser faire le virus» de la grippe aviaire: «Ce qui se passe aux Etats-Unis est effrayant» réagit Agnès Buzyn, Radio Classique (L’invité de la matinale), 25 mars 2025.
(5) Mathias Girel, Sciences et territoires de l’ignorance, Éditions Quæ, 2017.
(6) «Obscurantisme technophile» selon l’historien Patrick Boucheron.
(7) Tribune collective «Défendons les sciences face aux nouveaux obscurantismes», Le Monde, 5 mars 2025. Mais ne pouvons-nous pas parler en France et en Europe d’obscurantisme climatique ?
(8) Rupert Sheldrake, The science Delusion, 2012.