Une démocratie à l’épreuve
Alors que «la cause profonde de la crise politique, sociale et démocratique que notre pays traverse aujourd’hui» est due à des décisions qui, «au lieu de relever d’un débat démocratique, sont d’abord des nécessités techniques dictées par un système économique globalisé et apparemment impossible à remettre en cause», le Premier ministre choisit d’en faire la question qui décidera du maintien ou de la chute de son gouvernement sans majorité. Mais «dans les deux cas c’est le concept même de gouvernement représentatif qui s’effrite un peu plus» et un «moment critique (historique ?) où tout peut se perdre ou se transformer».
«Aucun régime ne peut survivre à l’absence de consentement» (Henri Guaino (1)).
Entre rigueur budgétaire, impasse parlementaire, méfiance généralisée (2), il nous semble que l’horizon politique en France est en train de se rétrécir dangereusement. Et que le régime démocratique vacille. La crise de la dette se mêlant à celle de la représentation, une sorte de populisme émerge à bas bruit. Ce que nous étions en droit d’analyser jusqu’alors comme un symptôme semble devenir une possible et redoutable alternative ! Nous sommes dès lors en droit de nous interroger: que reste-t-il du contrat social et du principe républicain de souveraineté partagée ?
L’apparente dépolitisation des choix économiques
Les chiffres saturent le débat politique et les esprits. La dette publique (115% du PIB), le déficit à 5,1%, l’incertitude quant à la note souveraine: voilà que ces données, quotidiennement rappelées par la presse, informent le discours gouvernemental et s’imposent comme des priorités politiques. La France est sur le fil: elle doit maîtriser ses finances, au risque de perdre la confiance des marchés, voire d’exposer l’euro à une nouvelle crise, selon certains économistes. Ils n’ont pas tort. Mais ce discours n’est pas nouveau; il s’est radicalisé depuis 2024. On se souvient des alertes des agences de notation. L’Assemblée devra se prononcer le 8 septembre sur le projet de loi de finances 2026. Les coupes dans les dépenses sociales, le gel des recrutements publics, les réformes structurelles différées, etc., ne laissent guère de doute quant au résultat du vote. Loin de nous l’intention de minimiser la crise économique que traverse la France ou de nier, comme certains, l’importance de la dette. Mais, en y réfléchissant bien, il apparaît qu’en s’autonomisant, le cadre économique dicte désormais ses normes au politique. Les règles, les logiques, les impératifs économiques semblent de plus en plus fonctionner indépendamment du contrôle politique, dont les décisions sont largement, sinon exclusivement, influencées par les institutions comme le FMI, la BCE, la Commission Européenne. Il faut donc respecter des règles économiques strictes (compétitivité, ouverture à la concurrence…), s’aligner sur des exigences économiques au détriment de choix politiques dits souverains. Là encore, il ne faut pas voir dans ces lignes une position souverainiste, mais le constat que les choix sociaux, démocratiques, sont invariablement soumis à des logiques de rentabilité et d’efficacité économiques. Quelles que soient leurs orientations politiques (de droite comme de gauche), tous les gouvernements disposent de peu de marge de manœuvre puisque tous doivent «rassurer les marchés» ou ne pas faire fuir les investisseurs. Si des décisions, au lieu de relever d’un débat démocratique, sont d’abord des nécessités techniques dictées par un système économique globalisé et apparemment impossible à remettre en cause, il est permis de comprendre que de nombreux citoyens aient le sentiment que leur vote ne changera rien. N’est-ce pas là la cause profonde de la crise politique, sociale et démocratique que notre pays traverse aujourd’hui ?
Une colère sans débouché
Le coût démocratique de cette gouvernance par la dette est indéniable. En se faisant au nom de la soutenabilité, les choix budgétaires sont perçus comme profondément injustes. Les sacrifices font concurrence aux réformes, les responsabilités individuelles (et générationnelles !) effacent la solidarité. Et les classes populaires et moyennes, interrogées lors de micro-trottoir, interprètent cette rigueur comme une forme de déclassement programmé. Comme la rupture du pacte républicain. C’est dans ce sentiment de vide que le populisme prospère. Il faut le constater : les partis traditionnels ne sont plus porteurs d’espérance collective. Le centre ne se renouvelle pas, la gauche est durablement divisée, la droite classique est marginalisée. Alors le Rassemblement National avance avec méthode, discipline et patience. Non que son propre discours le rende crédible. Il se construit sur la faiblesse des discours de ceux qui s’en tiennent systématiquement, sans nuances ni esprit de compromis à d’inlassables injonctions d’efficacité ou de réformisme strictement budgétaires. La réalité sociale passe au second plan, lorsqu’elle n’est pas ignorée. Celle de la précarité énergétique, celle des conséquences de la désindustrialisation, celle de l’abandon de territoires entiers. Tous les appels à la responsabilité sont vains, sans écho. Ne nous méprenons pas: le vote populiste, celui de gauche comme de droite, n’est pas uniquement protestataire. Il est perçu, à tort, comme un moyen de réintroduire une conflictualité, sinon un consensus, dans un espace politique vécu comme verrouillé. Il nourrit de nouvelles illusions: l’ordre, la volonté de rendre la parole au peuple, d’éliminer les intermédiaires inutiles (sans vraiment les identifier clairement). Promesses chimériques mais qui deviennent crédibles dans une démocratie où le Parlement apparaît paralysé, où l’exécutif se perd dans sa verticalité.
Un cercle vicieux
Depuis les élections de 2022, après les multiples recompositions de 2024, l’Assemblée nationale ne fonctionne qu’en mode mineur (3). Les Français ont peu à peu perdu confiance. Trois blocs, refusant tout compromis, rendent impossible toute majorité stable. Le gouvernement a dû avoir recours à l’article 49.3, les tentatives de réforme ont été vidées de leur substance, en partie pour éviter les crises, et le débat public s’est résumé à des passes d’armes dégradantes et stériles. Ces dysfonctionnements perpétuels nourrissent un cercle vicieux. C’est ainsi que nous sommes entrés dans la mécanique du blocage institutionnel. Plus l’exécutif utilise des outils d’exception et plus il est perçu comme autoritaire. Plus les oppositions sont virulentes et radicales et plus le gouvernement adopte une posture défensive. Soit le Parlement bloque, soit il ratifie ! Le vote du 8 septembre porte sur des mesures budgétaires cruciales, déterminantes. Il pourrait faire basculer ce fragile équilibre. Soit la loi est rejetée, alors la motion de censure est probable. Soit elle est adoptée – on ne sait par quel tour de force –, alors la tension politique ne fera que s’accroître. On craint d’en tirer la conclusion qui s’impose: dans les deux cas c’est le concept même de gouvernement représentatif qui s’effrite un peu plus. Oui, c’est un cercle vicieux dans lequel nous nous enfermons inexorablement.
Un imaginaire politique commun
Et après ? Malgré les récentes dénégations bien compréhensibles du président du Sénat (France 2, mardi 2 septembre, au 20h), notre pays est au bord d’une crise plus que politique, financière ou économique (4). Il est au bord d’une crise symbolique, presque une crise de régime (5). Bien sûr, nous n’assistons pas à un effondrement spectaculaire. Il s’agit plutôt d’un lent décrochage, presqu’imperceptible comme les glissements de terrain silencieux et finalement ravageurs (6). Un régime où les institutions ne seraient plus qu’apparences mais perdraient leur légitimité. Un régime où les citoyens voteraient sans illusion. Un gouvernement qui continuerait à décider, mais sans adhésion. Où les corps intermédiaires s’effaceraient sans être remplacés (7).
Y a-t-il alors une solution ? Elle n’est pas dans un repli technocratique. La tentation d’un recours aux experts pour gérer les affaires publiques affaiblit la légitimité démocratique et creuse le fossé entre gouvernants et gouvernés. Elle n’est pas non plus – nous allions écrire encore moins – dans les solutions simples, rapides et binaires de la réaction populiste qui appauvrit la complexité des choix collectifs. Il faut reconnaître lucidement la crise, reconnaître que l’on traverse un moment critique. Mais que ce moment est peut-être un préalable à la réinvention d’une politique redevenant maîtresse de l’avenir collectif. Réinvention d’un projet politique capable de redonner du sens à l’action publique (8). D’un projet repolitisant le débat démocratique en sortant de l’obsession comptable, en réorientant les budgets vers des finalités lisibles (9) et en réinscrivant les décisions dans un horizon politique partagé.
La question est: quelle vision du bien commun est encore capable de fédérer à l’époque des fractures sociales, écologiques et géopolitiques ? Elle ne peut trouver réponse ni dans une neutralisation technocratique, ni dans l’emballement populiste. Il y a une troisième voie: l’élaboration d’un imaginaire politique commun.
Nous devons reconnaître la crise pour ce qu’elle est, à savoir un moment critique (historique ?) où tout peut se perdre ou se transformer.
Illustration: François Bayrou annonçant le 25 août 2025 vote de la motion de confiance (Gouvernement).
(1) Cité par Julie Carriat, Derrière «la dramatisation» de Bayrou sur les finances publiques, le risque d’aggraver la fatigue démocratique, Le Monde, 3 septembre 2025.
(2) Consulter le baromètre de la confiance politique 2025 Sciences Po/Cevipof/Opinionway, à l’origine de cette communication: En qu[o]i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ?
(3) Crise politique française de 2024-2025, Wikipédia.
(4) Crises qui demandent des arbitrages, certes, mais qui doivent être débattus et surtout rendus compréhensibles, ne serait-ce que pour permettre aux citoyens de percevoir le sens des efforts demandés. Le vote du 8 septembre 2025 ne le permettra pas, ni les consultations de dernière minute. Cela ne fera que cristalliser les tensions.
(5) Le modèle social est épuisé, les institutions fragilisées, la légitimité démocratique est en déclin. La dette est présentée comme un enjeu comptable alors qu’elle est le révélateur des impasses politiques du système.
(6) Le populisme est le symptôme de cet effondrement.
(7) Nous n’osons pas évoquer le spectre d’une zone grise post-démocratique, triste avenir toujours envisageable de la démocratie libérale. Les leviers démocratiques subsistent officiellement mais vidés de leur substance. La France aujourd’hui serait comme le fruit mûr que les adeptes masqués de ce type de régime pourraient avoir envie de cueillir.
(8) Cela s’appelle une repolitisation. Les exemples historiques sont nombreux: la reconstruction de la France (1944-1946), le New Deal aux États-Unis (1930), la transition démocratique en Espagne (1975-1978), la réconciliation en Afrique du Sud (1994). Ces regains politiques ont transformé la crise en opportunité.
(9) C’est-à-dire justice sociale, transition écologique (totalement oubliée), cohésion territoriale, etc. Reconstruire des espaces de délibération pour favoriser un vrai dialogue citoyen, au-delà de la fracture numérique – que l’on ignore – et de la défiance médiatique. Faire une place à la démocratie délibérative.
Commentaires sur "Une démocratie à l’épreuve"
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Merci pour cet article d’une grande lucidité. Deux points me paraissent particulièrement forts: d’une part, l’analyse du «coût démocratique» de la gouvernance par la dette, qui met en lumière le sentiment de déclassement et de rupture du pacte républicain ressenti par beaucoup de citoyens; d’autre part, votre appel à dépasser la technocratie comme le populisme pour réinventer un « imaginaire politique commun ».
Ce dernier point a fait écho, dans mes pensées, à une réflexion d’Olivier Abel dans la dernière émission Racines – La fin d’un monde ? (16 décembre 2007). Il y soulignait déjà la nécessité de transformer en profondeur notre représentation de la «vie bonne», de ce qui fait vraiment sens. Ce n’est pas seulement par les arguments, mais par un basculement d’imaginaire (et même, selon Abel, par nos rêves) que peut se construire une nouvelle espérance collective. Relue aujourd’hui à la lumière de votre article, cette vision paraît presque prophétique, ou bien elle illustre combien l’histoire des gouvernances tend à se répéter, jusqu’à l’impasse, si nous ne renouvelons pas nos imaginaires collectifs.