«Mutation de la lumière du monde»: l’intime blessure de l’homme moderne - Forum protestant

«Mutation de la lumière du monde»: l’intime blessure de l’homme moderne

Face à la «crise fondamentale de notre temps», qui est «celle de la subjectivité réduite, celle de l’homme sans intériorité, celle du vivre-ensemble sans altérité», la pensée d’Emmanuel Lévinas rappelle que «l’humain n’est pas dehors et que l’essentiel de ce qui nous constitue échappe à la volonté de tout maîtriser. Que la véritable humanité commence là où le moi cesse d’être identique à lui-même en se rendant responsable de l’autre». Puisque, face au «savoir sans visage» qu’est le matérialisme dominant, «ce qui échappe à la mesure, c’est le visage de l’autre».

 

«L’intériorité du moi identique à lui-même, se dissout dans la totalité sans replis ni secrets. Tout l’humain est dehors. Cela peut passer pour une formulation très ferme du matérialisme» (Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme (1)).

 

Une vision matérialiste de l’humain

Au lieu de céder aux sirènes d’une actualité (2) de moins en moins lisible ou d’écrire un énième article sur la dette et la crise politique, j’ai préféré renouer avec l’essentiel. Du moins ce que je pense l’être. Ne serait-ce que pour échapper à «la mesure anxieuse du temps, signe d’une certaine panique [qui] n’apparaît qu’en période de crise, avec le triomphe de l’utilitarisme» (3).

J’ai donc relu Humanisme d’un autre homme, d’Emmanuel Lévinas. Et tout particulièrement la troisième partie intitulée Sans identité, où j’ai redécouvert et médité le court chapitre consacré aux Sciences Humaines (4). Là où le philosophe montre comment «l’essor des sciences humaines, de nos jours, procède d’une mutation de la lumière du monde» (5). Il est certain que l’éthique lévinassienne nous aide à penser la crise fondamentale de notre temps: celle de la subjectivité réduite, celle de l’homme sans intériorité, celle du vivre-ensemble sans altérité. Il semble que dans un monde saturé de visibilité et d’apparences, dans une époque saturée de données, d’images, de transparence, où l’on est réduit à ce que l’on montre ou produit, il est urgent de rappeler que l’humain n’est pas dehors et que l’essentiel de ce qui nous constitue échappe à la volonté de tout maîtriser. Que la véritable humanité commence là où le moi cesse d’être identique à lui-même en se rendant responsable de l’autre. Cet extrait, cité en exergue, est une critique puissante de la modernité. Et des dynamiques post-modernes qui charpentent nos sociétés. Cette conception du sujet et du monde occulte la profondeur, le secret. Elle néglige la transcendance du rapport à autrui. Nous souffrons tous – consciemment ou inconsciemment – de ces dérives. Réduction de la subjectivité à l’extériorité, négation de la relation éthique, domination d’un savoir totalisant; tout semble être réduit à une totalité accessible, mesurable. Il n’y a plus d’infini, cet irréductible et silencieux excédent qui déborde toute objectivation.

Ce sont là les sources de notre blessure intime. Nos consciences ne sont pas périmées (6) à ce point pour que nous ne puissions jeter un regard lucide sur cette conception positiviste, matérialiste, de l’homme et sur le monde dans lequel il nous faut vivre malgré nous, comme si Dieu n’existait pas (7).

 

L’effacement progressif du sujet humain

Au cours de mes récentes lectures j’ai aussi noté cette remarque lucide et désabusée:

«…Si cet esprit du monde (Weltgeist) positiviste ne retient pas dans ses formules de croissance l’hypothèse d’une nature humaine, ce n’est pas seulement que celle-ci l’entraverait dans la moindre de ses initiatives, c’est surtout qu’elle ne lui est pas concevable, ne pouvant se mesurer» (8).

Le «savoir pour prévoir», et le «prévoir pour savoir» d’Auguste Comte (9) résument cette orientation et c’est toujours sur cet héritage que repose en grande partie notre monde contemporain. Le réel ne vaut que dans la mesure où il est maîtrisable, modélisable et prévisible. Non-mesurable, l’humain échappe à toute logique de calcul, à la logique positiviste. Et nous assistons à l’expulsion de l’humain des cadres mêmes du savoir, de la pensée et du sens. Le structuralisme en fut le témoignage flagrant, où structure et système écartaient, ignoraient et effaçaient radicalement l’humain (10).

«Tout respect du ‘mystère humain’ se dénonce dès lors comme ignorance et oppression» (11).


Une blessure silencieuse et profonde traverse notre société, notre époque, nos discours, nos institutions, jusque dans la manière dont nous pensons l’humain. Ou ne le pensons plus. Ou évitons de le penser. Elle est ontologique et existentielle (12). L’idéal d’un savoir objectif, neutre, est de purifier la connaissance de toute subjectivité, de toute valeur non quantifiable. Alors s’installe l’oubli de l’humain puisque l’homme n’est plus conçu comme porteur d’un sens propre mais comme un objet parmi les autres et soumis aux mêmes logiques analytiques et prédictives. «Tout l’humain est dehors.» Comme si la nature humaine devenait une catégorie illégitime, puisqu’elle échappe aux critères de validité que définit la rationalité. Ce qui échappe à la mesure, c’est le sensible, l’expérience intérieure, l’éthique. Ce qui constitue le cœur de l’humain. «Tout l’humain est dehors.» Ce n’est pas une abstraction philosophique, mais la mesure et l’anticipation d’un phénomène social qui ne cesse aujourd’hui de s’amplifier. Le développement des réseaux sociaux, la culture de la performance, la visibilité constante (exhibition de soi) transforme la subjectivité en spectacle. Logique d’une post-modernité où l’intériorité est perçue comme inutile, voire suspecte. À son profit, cette économie de la transparence transforme ou schématise ce qui est profondément humain en comportement observable, en une image produite, ou en une trace numérique. Le matérialisme est «un savoir sans visage», dit ailleurs Lévinas.

 

L’homme comme absence

C’est parce qu’elle est ontologique que la pensée lévinassienne est aussi une critique politique et sociale. On pourrait parler d’une évacuation ontologique de l’humain, l’ontologie étant une pensée de l’être. Selon Lévinas, la philosophie occidentale a structuré le réel de manière à exclure l’humain «comme altérité vivante». L’homme, ce sujet singulier, en relation, est réduit à une entité parmi d’autres. Le «visage de l’autre» (présence qui échappe à l’objectivation) est éliminé, absorbé par un réel totalisant et ne laissant aucun refuge pour l’irréductible humain. C’est une critique radicale de la modernité matérialiste et positiviste qui finit par exclure silencieusement l’humain, non seulement des structures du savoir mais aussi de l’Histoire dont il est dépossédé.

«L’étude de l’homme imbriqué dans une civilisation et une économie devenues planétaires, ne peut se limiter à une prise de conscience: sa mort, sa renaissance, sa transformation se jouent désormais loin de lui-même (13)


Cette intime blessure devient ontologique. C’est une absence d’être, donc une désertion du sens; une impossibilité d’exister dans un monde prisonnier de ses propres catégories de rationalité. Sont illégitimes l’altérité, la vulnérabilité, la responsabilité – soit tout ce qui nous rend humain (14). Et Lévinas de citer Maurice Blanchot:

«Dire noblement l’humain dans l’homme, penser l’humanité dans l’homme, c’est en venir rapidement à un discours intenable et, comment le nier ? plus répugnant que toutes les grossièretés nihilistes» (15).

 

La blessure intime comme tragédie silencieuse

Ce constat lévinassien n’est certainement pas formulé sur le ton de la nostalgie, voire du moralisme comme on l’interprète parfois à tort, un peu à contre-sens malveillant. Peut-être forcerai-je le trait en pensant que le philosophe exprime sa lucidité sur un mode tragique. Au-delà des structures du savoir, celles de notre monde moderne rend l’humain impensable. Tragique parce qu’il semble que l’homme moderne soit confronté à ce qui ressemble à l’inéluctable, jouet de forces qu’il ne peut contrôler, quels que soient son courage et sa volonté. Car il ne s’agit pas d’un rejet concerté de l’humain, loin de là. Mais il s’agit – ce qui est pire – de son effacement progressif et structurel. Car il ne s’agit pas d’un rejet explicite de la personne humaine, mais de sa disqualification, de son invisibilisation, ne pouvant être ni mesuré ni modélisé dans les matrices d’un monde organisé autour du calcul, de la maîtrise, de l’efficacité et de la performance. Et c’est bien là que réside à nos yeux la dimension tragique de la modernité et de la post-modernité. L’humain n’est pas exclu par hostilité ou malveillance, comme on pourrait le croire, mais parce que les catégories dominantes de pensée sont incapables de saisir son irréductible singularité. Quelle place réserve notre monde à la complexité, à la nuance, à l’altérité, à la vulnérabilité (16) ? Avènement d’un monde post-moderne: le sujet, conceptuellement inassimilable, devient fonction, agent prisonnier de logiques techniciennes et économiques. Processus de dé-subjectivation. De déshumanisation. Comment rétablir l’éthique là où la technique et la technologie ont pris toute la place, dans nos systèmes politiques modernes marqués par une tendance à la totalité et à l’anonymat ?

L’invisible blessure est celle de l’homme qui habite un monde sans y être reconnu et sans s’y reconnaître. Oublié dans la progression invasive et silencieuse des algorithmes, dans l’apparente neutralité du réseau des procédures, dans l’insaisissable abstraction des systèmes.

 

L’effacement de notre humanité

Cette critique nous semble d’une actualité saisissante. Pris dans la logique absconse des datas, dans les rets de l’intelligence artificielle, sous l’influence de la biopolitique et du «biopouvoir» (Michel Foucault), nous subissons malgré nous l’effacement de notre humanité. Dans des systèmes anonymes, nos vies sont converties en données, nous sommes réduits à des profils utilisateurs, nos identités deviennent des identifiants chiffrés et nos comportements sont devenus prédictibles. Autant de réductions utilitaristes. La blessure, dans ce monde, persiste et s’aggrave. Mais elle est muette parce qu’elle est devenue normale. Notre blessure est celle d’êtres devenus étrangers dans un monde déshumanisant qu’ils ont eux-mêmes créé, ou laissé créer, et auquel ils s’asservissent sans même en prendre conscience, au risque de perdre leurs singularités et de disparaître.

Nous avons tous en mémoire les dernières lignes de Les mots et les choses de Michel Foucault rédigées en 1966:


«Si ces dispositions (les dispositions fondamentales du savoir, c’est-à-dire ce qu’il appelle épistémè) venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIème siècle le sol de la pensée classique, – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable» (17).

 

Geste éthique et messianisme politique

À cette blessure qui ne demanderait qu’à être réparée, la réponse de Lévinas ne fait aucun doute: une refondation éthique sera préférée à une restauration ontologique classique. Car l’éthique, chez lui, est loin d’être une discipline secondaire. C’est le fondement même de sa philosophie. Elle précède l’ontologie: elle est ce qui met l’être en question à partir de l’autre. Ce qui échappe à la mesure, c’est le visage de l’autre. Ce qui échappe à la mesure c’est sa «vulnérabilité nue» appelant à la responsabilité. Refonder la pensée sur l’éthique c’est redonner à l’homme un lieu où apparaître. Un «langage de l’accueil» pourrait seul concurrencer celui du calcul, celui de notre société de l’efficacité technicienne (18). Et c’est ce geste éthique d’accueil de l’autre dans son altérité radicale qui seul peut refuser la réduction utilitariste en restituant à chacun un lieu d’apparition et de dignité. Même dans un contexte techno-social oppressant, cette éthique invite à rétablir une relation interhumaine fondée sur la responsabilité envers l’autre (19). C’est «une réparation du visible», horizon permettant de repenser la condition humaine et appel à restaurer la présence humaine dans sa dimension relationnelle. Cette éthique invite à une politique qui ne ferait pas de l’État ou des institutions des fins en soi mais des moyens au service de la protection de la singularité et de la dignité humaines. «La politique, dit Lévinas, doit pouvoir en effet être contrôlée et critiquée à partir de l’éthique» (20). Cette messianité politique pourrait nous faire sourire… Mais c’est à ce filtre que nous pouvons aussi analyser les troubles politiques et sociaux que nous traversons et en tirer, sans parti-pris, les enseignements. État et gouvernement devraient être toujours contrôlés à partir d’une éthique première qui les dépassent et dont ils se doivent d’être, en démocratie, respectueux. Cela rejoint des débats contemporains sur les droits fondamentaux et les dérives potentielles du pouvoir politique, au service de la justice, en ne supprimant pas la singularité des sujets.

 

La tragédie de l’homme moderne: entre effacement identitaire et responsabilité éthique

«Tout l’humain est dehors.» Avant d’être politique, la crise que nous traversons est celle d’un sentiment partagé d’effacement progressif de l’identité. Crise douloureuse à la fois intime et collective. C’est une crise de société. Et l’érosion des identités rend de plus en plus difficile la responsabilité éthique. Nos cadres traditionnels s’effondrent, et l’homme souffre d’un déracinement profond. Affranchi des structures anciennes (religions, communautés, traditions, etc.), il s’est cru autonome, mais se retrouve seul dans un monde mouvant. Quelqu’un me confiait, fatigué: «J’essaie de mener ma vie au mieux». Connaissant sa situation, je sais qu’il aurait pu dire: «J’essaie de construire mon identité au mieux». Rude tâche que de construire son identité dans un environnement instable où la mondialisation culturelle, économique, technologique impose des modèles uniformisants, où les intérêts ont supplanté les valeurs. Nos existences désormais numérisées (réseaux sociaux, intelligences artificielles, etc.) nous font devenir des êtres algorithmiques dont la complexité est ignorée. Les identités ne peuvent que devenir instables (quand elles ne sont pas interchangeables) dans un monde lui-même instable. Certains sociologues ont parlé de «crise de la présence». La conséquence directe est une croissance des troubles psychiques. Mais aussi du nihilisme, du fanatisme identitaire. La quête de sens est souvent évoquée, mais n’est-ce pas l’homme qui est en quête de lui-même alors qu’il est dépossédé de soi ?

«L’identité est devenue une notion essentielle pour le questionnement de chaque individu et de nos sociétés, car elle est aujourd’hui en crise et alimente une ‘’incertitude radicale sur la continuité et la consistance de soi’’ (Gauchet)» (21).

Camus avait anticipé ce vide: vivre l’absurde dans un monde sans transcendance.

Cette douleur intime, existentielle, se loge au creux du paradoxe fondamental de notre condition moderne. Désenchanté, l’homme moderne vit désormais en permanence dans une tension entre cette perte de soi et une exigence morale, de plus en plus pressante. Face aux crises écologiques, aux inégalités, aux dérives technologiques, l’homme moderne est sommé de répondre moralement ! Mais cette exigence éthique se heurte à notre sentiment d’impuissance. Isolé, broyé par un système complexe dont il n’identifie plus les rouages, l’homme moderne, à l’identité devenue incertaine, doute de sa capacité à influer sur les événements. Ce que Günther Anders appelle «la honte prométhéenne». Alors l’éthique devient un poids, et ne peut être un engagement consenti, que l’identité affaiblie ne parvient plus à soutenir.

 

Une refondation éthique: vers une éthique du sujet fragile

Une refondation éthique à laquelle Lévinas appelle supposerait, aujourd’hui, que puisse être dépassée, sinon résolue, cette dissonance tragique entre le moi désorienté dans ce monde moderne et la haute responsabilité morale à laquelle, paradoxalement, ce monde nous appelle. Sans ce détour éthique, s’installent l’anomie et la paralysie morale. Car peut-être plus qu’une crise économique, la crise que nous traversons est d’abord morale. Comme nous l’avons déjà dit ailleurs, l’homme moderne, dépossédé de lui-même, pressentant cette surcharge morale, choisit soit la fuite, soit l’activisme radical désespéré. Jérôme Fourquet parle de «dé-civilisation», Peter Sloterdijk de «cynisme éclairé». L’homme moderne sait, mais nie la réalité et n’agit pas. Faute de sens partagé, que seule l’éthique peut rétablir en réconciliant identité et responsabilité. Encore faudrait-il que les politiques en prennent conscience, soient habités par «un sentiment de grandeur» dépassant les intérêts immédiats de leur partis ou leurs intérêts personnels, et servant l’intérêt général. Quel grand discours politique (on pense à ceux de De Gaulle, de Churchill) nous fera enfin réaliser que, simples et humbles citoyens, nous avons le pouvoir, ensemble, de devenir sujets éthiques en assumant les actes que nous pouvons et devons accomplir dans le monde ? En nous aidant à réaliser que la responsabilité, notre responsabilité, est l’unique voie de reconstruction du sens perdu, celle qui permettra de lutter contre «la péremption de certaines significations» (22). L’agir éthique est la source unique du sens, au-delà de tout contrat (23). Une autre manière d’entendre Lévinas et d’interpréter Hanna Arendt lorsqu’elle écrit, dans La condition de l’homme moderne (1958), que «Commencer, c’est proprement le trait distinctif de l’homme».

Car rien n’est trop tard. À condition peut-être de redéfinir l’identité. De déconstruire l’idée d’identité stable, conçue comme un noyau inaltérable. C’est Paul Ricœur qui décrit, dans Soi-même comme un autre (1990), cette vision dynamique de l’identité. Ce n’est pas ce que je suis «une fois pour toutes», mais ce je deviens. L’identité des sujets fragiles que nous sommes devenus – (l’homme moderne est un sujet fragile) – est plurielle, évolutive et interprétative. Elle ne se construit pas dans un isolement absolu, mais au-delà de l’individualisme, dans le regard et la parole échangée avec autrui. L’identité n’est plus auto-suffisante, elle est relationnelle. Ainsi peut s’établir un lien fort entre identité et responsabilité. Où l’intime et le social s’articulent puissamment: l’Autre est ce que je l’aide à devenir, et je suis ce qu’il m’aide à devenir, dans le temps.



 

Répondre à la crise morale

L’exigence d’une renaissance éthique du sujet doit répondre à la crise morale qui nous affecte et à la mutation silencieuse de notre rapport au monde, aux autres et à nous-même. Il ne s’agit plus de restaurer une identité perdue ou une tradition disparue, mais d’assumer notre fragilité et notre vulnérabilité comme points d’appui d’une nouvelle forme de grandeur: celle de la responsabilité partagée. Certes cette refondation éthique est exigeante: ce serait comme une nouvelle «mutation de la lumière du monde». À la crise identitaire, à la dangereuse crise morale qui ne cesse de s’approfondir et menace les équilibres de notre société, répondrait ainsi une exigence éthique renouvelée, capable de réconcilier l’intime et le politique (24), la fragilité et la dignité humaine.

Car si l’homme moderne a perdu ses certitudes d’hier, reconnaissant et assumant – dans un sursaut de lucidité éthique – sa propre fragilité, il conserve néanmoins la capacité de se recréer à travers cet acte éthique et d’inventer une humanité à venir: une autre forme de «mutation de la lumière du monde».

 

Illustration: Emmanuel Lévinas en 1981 au cours d’un entretien avec Marcel Brisebois pour Radio Canada.

(1) Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Livre de poche (Biblio essais), 1987, p.97 (première édition, Fata Morgana, 1972). Désormais HAH.

(2) En filigrane, elle sera toujours présente.

(3) Sándor Márai, Mémoires de Hongrie, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu, Albin Michel (Les Grandes traductions), 2004, p.41 (édition originale: Föld, Föld !, Stephen Vörösváry-Weller, 1972).

(4) HAH, pp.95-98.

(5) HAH, p.96. Il faut se garder de tout excès interprétatif. Sachant ce qu’est «la lumière du monde» dans la tradition biblique, nul doute en effet que les paroles de Jésus résonnent en nos mémoires: «Je suis la lumière du monde» (Jean 8,12). Parole incarnée dans la tradition chrétienne. Elle affirme Jésus comme la révélation suprême de Dieu, la source de lumière spirituelle. Celle qui éclaire les ténèbres du péché, du mal, de la mort. Promesse de salut et chemin de vie. Mais chez Lévinas, la «mutation de la lumière du monde» n’est pas allusion à un acte salvifique de Dieu incarné, mais une transformation dans le mode même de la relation au monde et à autrui. Lumière éthique, pourrions-nous dire, issue de la rencontre avec l’Autre; une altérité qui échappe à la maîtrise et appelle à une responsabilité infinie. «C’est à partir du visage de l’autre que m’est signifié le commandement par lequel Dieu me vient à l’idée» (Emmanuel Lévinas, Altérité et transcendance, cité par Timothée Coyras, Emmanuel Lévinas: altérité et transcendance, Actu Philosophia, 4 mars 2009). Il n’y a donc pas – ou très peu- de rapport entre la lumière christique chez Jean et la «mutation de la lumière» chez Lévinas. Ce qui pourrait paraître un message religieux, théologique, est essentiellement une expérience philosophique et éthique de la transcendance à travers l’autre. Il ne nous est cependant pas interdit de lire dans cette déclaration plus qu’un simple constat sur l’état contemporain des savoirs mais une lecture profonde d’une transformation spirituelle qui affecte notre monde. Et que cette pensée, imprégnée de judaïsme, appelle une réflexion théologique et une question: que révèle-t-elle sur notre compréhension actuelle de l’homme dans son rapport avec Dieu ? Encore faudrait-il croiser beaucoup plus étroitement théologie biblique et pensée lévinassienne, et montrer (ou faire l’hypothèse) que cette mutation peut désigner une sécularisation du regard anthropologique, voire une possible reconfiguration du divin dans l’éthique de la relation humaine. Au risque du contre-sens, et malgré «l’ambiguïté de la transcendance divine dans le visage», nous pensons intimement que cet arrière-plan théologique délicat n’est pas à exclure de la pensée de Lévinas. Celui d’une révélation immanente, éthique, où Dieu est approche, trace, appel, et non savoir ou objet d’expérience. Ce n’est pas notre sujet, mais gardons cela à l’esprit. Cette mise au point doit beaucoup à l’article de Roger Burggraeve: L’idée du Bien en moi. Penser-à-Dieu d’après Lévinas, in François Coppens (éd.), Variations sur Dieu, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2005, pp.197-222. En particulier la section intitulée Le visage de l’autre: où Dieu vient à l’idée.

(6) Pour reprendre les mots de Beckett, dans Malone meurt («Je consulterai ma conscience périmée»). L’homme pense parfois avec lucidité que sa conscience a peut-être dépassé une date limite. Comme si ses repères moraux, ses valeurs, ne pouvaient plus servir à rien.

(7) Évidemment, la réflexion de Lévinas résonne avec les enjeux actuels, par exemple la surveillance totale qui fait que plus rien n’est secret et qui efface ce qui fait la singularité intérieure de chacun…

(8) Baudoin de Bodinat, La vie sur terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Tomes premier (1996) et second (1999), suivi de deux notes additionnelles, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2008, p.194.

(9) Positivisme et matérialisme se fondent sur les faits observables et rejettent les spéculations non vérifiables.

(10) «Ce n’est certainement pas le structuralisme qui a pu me tenter» (François Poirié, Emmanuel Lévinas. Essais et entretiens, Actes Sud-Babel, 1996, pp.161-162). Je peux témoigner que c’est ce que déclarait déjà le philosophe lors de ses cours en 1966, alors que nous étions des structuralistes en herbe ! Avouons qu’alors nous ne comprenions pas très bien le discours complexe du philosophe, tout en en reconnaissant intuitivement la déterminante profondeur.

(11) HAH, p.96.

(12) Les effets délétères des réseaux sociaux sur leurs utilisateurs posent une question essentielle: que reste-t-il de l’homme dans un monde qui ne sait plus l’envisager autrement que comme une fonction, une donnée, une ressource ?

(13) HAH, p.96. C’est nous qui soulignons.

(14) Est-il vraiment nécessaire d’illustrer ces illégitimités dans notre monde contemporain ?

(15) Nouvelle Revue Française 179, pp.820-821, Référence fournie par Emmanuel Lévinas, en note 1, HAH, p.121.

(16) Songeons au paysage géopolitique actuel, à la lente dérive des États-Unis, etc.

(17) Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard (NRF/Bibliothèque des sciences humaines, 1966, puis Tel, 1990), p.398. Foucault et Lévinas proposent évidemment deux lectures différentes (et même radicalement différentes) de la modernité. Alors que Foucault annonce la possible disparition de l’homme, non éternel puisque selon lui construction liée aux sciences humaines, Lévinas interroge «la mutation de la lumière du monde» qui accompagne l’évolution des sciences humaines. C’est toute la différence entre ontologie (l’homme comme objet de savoir) et épistémologie (discontinuité de l’histoire des savoirs). Nous retenons cependant que la figure de l’homme pourrait disparaître un jour. Et que les deux philosophes, selon des cheminements et donc des gestes critiques différents, remettent en question les fondements de la modernité.

(18) Le rapport à la technique de Lévinas est nuancé. Lire Georges Hansel, Emmanuel Lévinas et la technique, 2006. 

(19) Brice Deymié, L’altérité selon Lévinas, Regards protestants, 27 juin 2025.

(20) Cité par Stéphane Vautier, Thérapies contemporaines,  3 janvier 2017. 

(21) Cité par David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Métailié (Traversées), 2015.

(22) HAH, p.96.

(23) «…Les politiques n’inspirent plus aucun sentiment de grandeur qui naît de l’authenticité et de la mesure. (…) La population (…) livrée à ce monde unidimensionnel (…) a perdu toute culture du sacrifice à plus haut que soi», Saïd Mahrane, Comment la France s’est délitée, Le Point, 11 septembre 2025.

(24) Nous constatons malheureusement que les politiques connaissent l’ampleur, la profondeur et les risques sociaux de cette crise, qui ne se limite pas à l’économie ou à la sécurité. Mais au lieu d’y apporter la réponse éthique souhaitée, ils l’instrumentalisent à des fins populistes et électoralistes.

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