Lever les contraintes… du débat parlementaire ? - Forum protestant

Lever les contraintes… du débat parlementaire ?

Dans la loi Duplomb, il y a «le recul écologique» mais pour Jean-Paul Sanfourche, il y a aussi «les compromis politiques qui en sont les artisans complices, révélateurs d’une crise démocratique profonde». Car députés et sénateurs, «loin d’exprimer la volonté ou les réels besoins de la collectivité, n’ont pas hésité à tout mettre en œuvre pour servir les intérêts particuliers» de l’agro-industrie, «première étape vers la remise en cause d’autres restrictions environnementales». Le succès inédit de la pétition en ligne contre cette loi montre que se joue là quelque chose d’important: car «peut-on encore parler de ‘démocratie pleinement légitime’» quand «de nombreux représentants élus agissent sans tenir aucun compte des alertes des scientifiques, des revendications citoyennes, des impératifs environnementaux en pleine crise climatique ?».

 

 

«Aujourd’hui je suis seule à écrire, mais non seule à le penser» (Eleonore Pattery (1)).

 

Les faits

Ces quelques lignes pourraient constituer le prolongement d’une réflexion ici déjà engagée touchant à l’état de notre démocratie. Le 27 mai 2025, la FNSEA met fin à la relève prévue de son exposition menaçante de tracteurs géants devant l’Assemblée nationale, quand des associations écologistes et d’autres syndicats paysans dénoncent un scandale. De quoi s’agit-il ? Une motion de rejet proposée par ceux-là mêmes qui soutiennent le texte visant à «lever les contraintes» pesant sur le métier d’agriculteur et qui, du même coup, permet de lever celles qui seraient inhérentes au débat démocratique. Motion qui renvoie l’examen du texte en commission mixte paritaire (30 juin, au Sénat), au prétexte d’amendements en surnombre considérés, il est vrai, comme «une stratégie d’obstruction». Ce qui consiste, rappelons-le, «à faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer». À charge désormais à sept députés et à sept sénateurs de concocter un compromis qui ne fera pas l’objet de nouveaux amendements. Un député du Rassemblement National critique sans vergogne «les gauches qui n’acceptent pas de perdre loyalement (sic) le vote et donc qui truquent les débats (re-sic)». Et salue ainsi le fait que «la seule chambre élue au suffrage direct soit contournée». Ceux qui s’expriment ainsi ne sauraient dire plus clairement le mépris qu’ils ont de la démocratie ! Radical renversement de nos valeurs démocratiques. Ce qui, de notre point de vue, révèle une tension sinon une rupture qui prend de plus en plus d’importance dans notre paysage politique entre démocratie représentative et démocratie participative.

Le texte promu par le sénateur Laurent Duplomb favorise, selon Thomas Uthayakumar, directeur des programmes de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), «les plus puissants et oublie les plus modestes». Les très grandes exploitations agricoles au détriment des «petites fermes» 

(2).

Ce n’est pas tant le recul écologique (3) que nous commenterons ici, que les compromis politiques qui en sont les artisans complices, révélateurs d’une crise démocratique profonde. Nous rappellerons simplement les termes de la loi constitutionnelle: «Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé» (4). Quand de nombreux représentants élus agissent sans tenir aucun compte des alertes des scientifiques, des revendications citoyennes, des impératifs environnementaux en pleine crise climatique, peut-on encore parler de «démocratie pleinement légitime» ?

 

La démocratie représentative en crise de légitimité ?

Faut-il rappeler que la démocratie représentative repose sur un seul principe: les citoyens délèguent à des élu(e)s le devoir de décider en leur nom, dans le respect de l’intérêt général ? La légitimité de cette délégation est en l’occurrence remise en question. Les députés ont ignoré l’avis éclairé de la communauté scientifique, de nombreuses associations, des syndicats paysans (5) et des citoyens rarement aussi mobilisés. Validée par le Sénat (2 juillet 2025), la proposition de loi fut examinée le 8 juillet à l’Assemblée nationale dans les conditions que l’on sait et qui permettent de dire qu’il y eut ce qui ressemble à une rupture de la représentation. Certains dénoncent un «contournement démocratique». Loin d’exprimer la volonté ou les réels besoins de la collectivité, ils n’ont pas hésité à tout mettre en œuvre pour servir les intérêts particuliers (6).

Thoma Uthayakumar analyse:

«C’est le texte « des 3% ». Seuls 3% des élevages sont classés ICPE (7). Moins de 3% des fermes pratiquent l’irrigation, sur 7% de la surface agricole utile, pour plus de la moitié de l’eau consommée en France. Cela amène à des déséquilibres massifs. De la même façon, 10% des exploitations achètent un tiers des produits phytosanitaires. Ce sont essentiellement les grandes cultures industrielles (blé, colza, betteraves) qui concentrent cet usage productiviste» (8).

À ce que l’on peut appeler rupture de représentation, il faut ajouter l’ignorance – pour ne pas dire le mépris – des contre-pouvoirs. Il y eut les manœuvres (dites manœuvres législatives) pour éviter tout débat, l’ignorance des conclusions scientifiques autorisées et, pour couronner le tout, dans l’hémicycle même, les moqueries insultantes envers une victime (Madame Fleur Breteau) luttant contre un cancer, engagée dans une démarche citoyenne. L’ignorance des expertises scientifiques, pourtant incontestables pour la grande majorité d’entre elles, équivaut à écarter délibérément un élément objectif du débat démocratique, afin de privilégier des intérêts particuliers malgré des faits établis. L’expertise informe, éclaire la décision politique. La rejeter se fera au détriment du bien commun. Curieuse image du dialogue entre élus et société civile lorsque des élus disqualifient une parole qui dérange, non par l’argumentation mais par le sarcasme et l’humiliation, et cela sous les caméras des journalistes ! L’un d’entre eux, décrivant la scène, a qualifié le Parlement de «théâtre de domination», signifiant que l’arrogance l’avait emporté sur le débat. Ce que l’on peut dire, c’est que bon nombre d’élus n’ont pas joué leur rôle dans une pièce médiocre dont la leçon à tirer est qu’il serait grand temps de restaurer la dignité du débat démocratique.

 

La démocratie participative: une parole vivante, experte, mais ignorée

Le succès de la pétition sur le site de l’Assemblée nationale démontre que face à une représentation sourde, si éloignée des préoccupations légitimes de ceux qui l’ont élue, la démocratie participative s’efforce de retrouver un équilibre rompu. Elle joue bien son rôle, elle, en tentant de donner une voix directe à ceux qui doivent peser dans le processus de décision. L’épisode du 8 juillet démontre sa nécessité croissante. Mais aussi ses limites. Les alertes des chercheurs (innombrables sont les revues scientifiques – à comités de rédaction – où ils tirent les sonnettes d’alarme !), les avis autorisés et argumentés des médecins, relayés par des associations, dressent le tableau d’une démocratie participative éclairée (c’est aujourd’hui le cas), vivante, plurielle, soucieuse de l’intérêt général. Plus de 1200 chercheurs ont adressé une lettre aux ministres concernés «à propos des menaces pour la santé, l’environnement et l’expertise scientifique que fait peser la proposition de loi». Mais les témoignages des médecins, la lettre ouverte du réseau CIVAM (9) sont restés lettres mortes. Le régime représentatif refuse d’intégrer cette parole experte et collective à la décision publique. C’est grave. Et de mauvais augure.

Les débats prennent une ampleur exceptionnelle, la mobilisation citoyenne est inédite. La pétition contre la loi a dépassé 1,7 million de signatures au moment où cette contribution est rédigée. «Jamais une requête lancée sur la plate-forme de pétition citoyenne sur le site de l’Assemblée nationale (10) n’avait reçu autant de soutiens», lit-on sur Reporterre (11). Ce mouvement est largement porté par des hommes et des femmes sans étiquette partisane ou syndicale, ce qui illustre une défiance croissante à l’égard de décisions qui donnent le sentiment d’être prises au détriment de l’intérêt général. Réponse des pouvoirs publics ? La présidente de l’Assemblée nationale se dit «favorable à l’organisation d’un débat» en séance publique… qui ne pourrait déboucher sur un nouveau texte législatif (état de droit oblige ?) et permettre l’abrogation de la loi. On déclare être «disponible» pour un débat, «écouter» la mobilisation démocratique, mais l’on continue à justifier la loi – avec des arguments dont il faut aussi tenir compte et qu’il convient d’examiner – en invoquant la nécessité d’«aligner l’agriculture française sur nos voisins européens et d’assurer la compétitivité des agriculteurs». Bref, une démocratie participative sans effets contraignants, puisque la loi fut adoptée en dépit (sinon à l’encontre) de ces exigences collectives. Exigences qui à l’heure actuelle ne recueillent aucune reconnaissance juridique ni politique. «Une démocratie participative d’apparence», analysent certains politologues. Encore faudrait-il que des outils institutionnels permettent d’intégrer la parole citoyenne à la décision politique…

 

«Mettre un pied dans la porte»

Alors que la France fut pionnière en matière d’interdiction des substances nocives depuis 2018, l’adoption de cette loi serait «un recul catastrophique sur le plan écologique». Les principaux acteurs du monde scientifique et associatif, certains syndicats agricoles minoritaires, dont la Confédération paysanne, dénoncent non seulement les risques sanitaires, la création facilitée de méga-bassines, ou le soutien de l’élevage industriel mais soulèvent aussi le risque d’une future «déréglementation progressive». Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement au CNRS écrit:

«Même s’il faut argumenter sur leur dangerosité, et les problèmes liés aux filières qui poussent pour leur retour – la betterave et la noisette – je pense qu’il y a un enjeu plus fort derrière: un syndicat agricole industriel et certains élus utilisent ce sujet de l’acétamipride pour mettre un pied dans la porte et enclencher le début d’une déréglementation plus générale» (12).

La stratégie de certains syndicats agricoles et d’élus leur étant favorables pourrait en effet faire de cette loi une première étape vers la remise en cause d’autres restrictions environnementales, prenant prétexte de répondre aux difficultés économiques ponctuelles de certaines filières. L’ignorance des expertises scientifiques et des agences ne serait-elle qu’un déni ? Posture de déni qui s’accompagnerait d’une tentative explicite de restreindre l’indépendance de l’Anses (13), au risque de permettre à l’industrie agrochimique de maîtriser seule l’agenda réglementaire ? J’ai déjà évoqué le spectre d’une démocratie trumpienne. Sylvie Nony, historienne des sciences, s’en inquiète sur Reporterre, redoutant «une trumpisation de nos institutions». «Il est vrai qu’ignorer la science, attaquer les agences réglementaires et copiner avec les lobbys industriels, ressemble plus aux méthodes de Donald Trump qu’à la poursuite de feu ‘l’intérêt général’», déclare-t-elle (14).

Selon certains experts, on assisterait à une instrumentalisation des difficultés sectorielles (15). Plusieurs analyses estiment que les arguments avancés seraient «surévalués», les pertes récentes relevant aussi de bien d’autres facteurs que d’une seule absence de pesticides (climat, organisation du secteur, etc.) (16). Hervé Jactel, ingénieur agronome, directeur de recherche à l’INRA, estime que, lors des attaques de pucerons sur les betteraves (2020), les pertes de rendement n’étaient que de 15 à 20%. Il ajoute que «le sucre blanc raffiné n’est pas une ressource vitale. La betterave à sucre est une culture de rente. Les betteraviers ne veulent surtout pas rogner sur leurs rentes» (17). Le maintien du statu quo industriel serait-il préférable aux alternatives écologiques et à l’inévitable transformation des pratiques agricoles ? Si cette dérive était confirmée, elle rappellerait les méthodes politiques qui privilégient les intérêts privés au détriment de l’intérêt général et des principes de précaution !

 

Une procédure parlementaire gravement entachée ?

Il est difficile, et peut-être vain, de commenter une actualité faite d’instants politiques qui évoluent de jour en jour, voire d’heure en heure ! Mais n’assistons-nous pas à une mobilisation populaire exceptionnelle ? Alors que nous sommes sur le point de conclure, le compteur des signatures de la pétition s’affole et frôle déjà les 2 millions (18) ! Aussi nombreux soient-ils, la grande majorité des signataires ignore que leur spectaculaire engagement écologique dévoile une vraie crise institutionnelle qui suscite une légitime controverse. Dans une tribune parue dans Le Monde du 22 juillet 2025, un ancien conseiller de Bernard Cazeneuve alors qu’il était premier ministre, montre comment, selon lui, «la proposition de loi Duplomb est le produit d’une grave dérive institutionnelle» (19). Son auteur, Jules Boyadjan, pense que le Conseil constitutionnel, saisi par l’opposition, pourrait censurer la loi pour «vice de procédure», puisqu’elle a été votée selon une procédure parlementaire ayant écarté l’Assemblée nationale. Or la Constitution impose une double lecture du texte dans les deux chambres pour que la Commission mixte paritaire puisse être convoquée. À moins de lever définitivement les contraintes démocratiques du débat parlementaire ! 

C’est de la place réelle du Parlement dans la République dont il est question. Peut-on effacer la représentation nationale sans porter atteinte à la Démocratie ? À suivre…

 

Illustration: le sénateur Laurent Duplomb au Sénat lors des explications du vote du texte de la Commission mixte paritaire le 2 juillet 2025.

(1) Conclusion de la pétition d’Eleonore Pattery, sur le site de l’Assemblée nationale (Non à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective): 
«Par cette pétition, je demande: 
– Son abrogation immédiate; 
– La révision démocratique des conditions dans lesquelles elle a été adoptée; – La consultation citoyenne des acteurs de la santé, de l’agriculture, de l’écologie et du droit.
 Aujourd’hui je suis seule à écrire, mais non seule à le penser.»

(2) Thomas Uthayakumar, membre de la Fondation pour la nature et l’homme: «La proposition de loi Duplomb favorise les plus puissants et oublie les plus modestes», propos recueillis par Mathilde Gérard, Le Monde, 2 juillet 2025. Il alerte sur la réautorisation de l’acétamipride, un insecticide dangereux, et sur la remise en cause de la séparation entre vente et conseil de produits phytosanitaires. Il regrette l’absence de mesures face au changement climatique et dénonce un recul écologique orchestré par des compromis politiques.

(3) Proposition de loi Duplomb: toxique pour l’agriculture, l’environnement et la santé publique, France Nature Environnement, 23 juillet 2025.

(4) Loi constitutionnelle n°2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement (JORF n°0051 du 2 mars 2005, page 3697) (annexée à la Constitution de 1958) dans son chapitre 1er.

(5) La FNSEA ne représente pas tous les agriculteurs.

(6) Page Wikipédia sur la Loi Duplomp.

(7) Installations classées pour la protection de l’environnement.

(8) Thomas Uthayakumar, art.cit.

(9) Loi Duplomb : un projet qui aggrave la crise agricole et alimentaire (lettre ouverte du réseau CIVAM).

(10) Pétition à l’initiative d’une jeune étudiante, apparemment indépendante de tout parti politique ou de toute association.

(11) Jeanne Cassard, Plus d’un million de signatures contre la loi Duplomb : le gouvernement sous pression, Reporterre, 21 juillet 2025. .

(12) Lire absolument: Vanina Delmas, Derrière la loi Duplomb, le lobby antisciences, Politis, 26 mai 2025.

(13) Émilie Massemin, Pesticides: comment la loi Duplomb menace notre santé, Reporterre, 7 mai 2025. Voir aussi: Les dérives sur la loi Duplomb sur l’agriculture, France Inter (La terre au carré), 19 mai 2025. Il faut savoir qu’un décret obligeant l’Anses à examiner les demandes d’autorisation de pesticides selon une liste d’usages jugés prioritaires… par le ministère de l’Agriculture a paru deux jours après l’adoption de la loi Duplomb. Delphine Batho y voit une «entourloupe». Elle affirme: «Ce décret porte atteinte à l’évaluation des risques des pesticides par l’Anses et fait prévaloir les intérêts économiques sur la préservation de la santé publique et de l’environnement». Citée par Stéphane Mandard, Loi Duplomb: des «solutions alternatives efficaces et opérationnelles» à l’acétamipride existent depuis des années, selon l’Anses, Le Monde, 22 juillet 2025. 

(14) Les dérives de la loi Duplomp sur l’agriculture, art.cit. 

(15) Thomas Wagner, Le sénateur Duplomb ment sur France Info: le lobby des pesticides passé au crible, Bonpote, 20 juillet 2025..

(16) Loi Duplomb: «Les points de fragilité du modèle agricole français ne disparaîtront pas avec le retour de telle ou telle molécule», Le Monde (tchat avec Mathilde Gérard, Stéphane Mandard et Robin Richardot), 21 juillet 2025. Voir aussi: Loi Duplomb: des «solutions alternatives efficaces et opérationnelles», art.cit. 

(17) Cité dans Loi Duplomb: «Les points de fragilité du modèle agricole français ne disparaîtront pas avec le retour de telle ou telle molécule», art.cit. 

(18) Une contre-pétition Pour défendre la loi Duplomb, qui ne recueille actuellement que bien peu de signatures (un peu plus de 200) dénonce une lecture peu pragmatique de ces signataires, peu rationnelle, et qui serait dominée par l’émotion. 

(19) Jules Boyadjian, La proposition de loi Duplomb est le produit d’une grave dérive institutionnelle, Le Monde, 22 juillet 2025.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Lire aussi sur notre site