Les piliers de l’Enfer - Forum protestant

Que faire «quand les fondements sont renversés» ?

 Pour «saisir les origines et les conséquences du chaos qui se profile, mais aussi, par avance, savoir comment résister au fardeau des événements à venir», Jean-Paul Sanfourche voit dans Hannah Arendt et Frantz Fanon des «repères» qui aident à comprendre qu’antisémitisme, impérialisme et racisme sont liés.

 

Un étrange pressentiment nous habite et nous ronge. À la veille de ces élections législatives brusquées, on se surprend à feuilleter, incrédules mais lucides, L’Étrange défaite de Marc Bloch, La trahison des clercs de Julien Benda, L’homme sans gravité de Charles Melman, voire Les Origines du totalitarisme de Hannah Arendt. On sait bien que rien n’arrive par accident, on a tous quelques explications personnelles. Mais elles nous semblent trop superficielles, partielles, hâtives pour ne pas chercher dans la littérature des explications plus informées et argumentées afin d’étayer nos hypothèses fragiles et surtout comprendre. Comprendre, c’est-à-dire non seulement saisir les origines et les conséquences du chaos qui se profile, mais aussi, par avance, savoir comment résister au fardeau des événements à venir. Que faire «quand les fondements sont renversés» ?

 Deux tristes événements récents évoquent à eux seuls au moins deux piliers porteurs des élections européennes et, en partie, par un inévitable et redoutable transfert, des élections législatives: l’odieux viol antisémite d’une fillette à Courbevoie, les injures racistes subies par une aide-soignante à Montargis. «Piliers de l’enfer», «éléments de la honte» (1).

 

«Un antisémite est forcément négrophobe»

En écho à cette actualité bouleversante, un ami pasteur a très récemment cité Frantz Fanon sur son blog. La lecture de Fanon, en ces temps troublés, pourrait assurément aider certains sourds et aveugles à trouver aujourd’hui quelques repères, à moins qu’ils n’entretiennent leurs handicaps pour cultiver leurs radicalités !
Il s’agit du passage de Peau noire, masques blancs (1952) dans lequel Fanon fait l’expérience personnelle du racisme et de l’antisémitisme. Dans le malaise profond et préoccupant que nous traversons, peut-être serait-il bon que nous le relisions tous :

«C’est au nom de la tradition que les antisémites valorisent leur ‘point de vue’. C’est au nom de la tradition, de ce long passé d’histoire, de cette parenté sanguine avec Pascal et Descartes, qu’on dit aux Juifs: vous ne sauriez trouver place dans la communauté. Dernièrement, un de ces bons Français déclarait, dans un train où j’avais pris place:  »Que les vertus vraiment françaises subsistent, et la race est sauvée ! À l’heure actuelle, il faut réaliser l’Union nationale. Plus de luttes intestines ! Face aux étrangers (et, se tournant vers mon coin), quels qu’ils soient. » 
Il faut dire à sa décharge qu’il puait le gros rouge; s’il l’avait pu, il m’aurait dit que mon sang d’esclave libéré n’était pas capable de s’affoler au nom de Villon ou de Taine.


Une honte !


Le Juif et moi: non content de me racialiser, par un coup heureux du sort, je m’humanisais. Je rejoignais le Juif, frères de malheur. 


Une honte !

De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour:  »Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par-là que j’étais responsable dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire: un antisémite est forcément négrophobe.»

Fanon évoque à la fois le racisme et l’antisémitisme canal historique, si l’on peut dire, qui a nourri le Front National, avec lequel le Rassemblement National aurait rompu. L’antisémitisme, sous les oripeaux de l’antisionisme, est devenu stratégie électorale, instrumentalisant politiquement le conflit Hamas-Israël. Un antisémitisme d’importation entend-on dire. Ce ne serait, selon Arié Alimi et Vincent Lemire, qu’«un antisémitisme contextuel» (Le Monde, 21 juin 2024). Comment ces pseudo-distinctions, selon une hiérarchie douteuse, politiquement opportunistes, pourraient-elle nous faire oublier que la judéophobie est porteuse de haines et de violences ? Comme tout racisme.

Ceux qui instillent le rejet de l’autre et la haine (xénophobie et antisémitisme), la suscitent et l’exploitent sans complexe, la banalisent en en faisant un argument électoral, portent également la responsabilité des futures fractures sociales et des violences qu’elles entraîneront immanquablement, quelle que soit l’issue de ces élections législatives à haut risque.

Fanon à raison de penser spontanément que le propos de son professeur avait une portée universelle. Portée qu’il conserve d’ailleurs dans le constat final qu’«un antisémite est forcément négrophobe». C’est cette universalité qui doit éveiller nos consciences. Car, quand le ressentiment et la haine inspirent insidieusement des campagnes politiques et motivent des choix électoraux, alors il n’y a plus ni juifs, ni noirs, ni blancs, ni jaunes, etc. Il n’y a plus que la haine et le rejet de l’autre. Et l’autre, ce peut-être nous, c’est aussi nous, ce sera nous peut-être au bout d’un terrible chemin, pour peu que nous pensions différemment et que nous osions l’exprimer au nom de nos valeurs, de nos cultures et nos identités profondes.
 
L’antisémitisme équivaut au rejet de l’autre quel qu’il soit dans sa différence. Ce qui me fait dire ce que je pense et vis aujourd’hui profondément, douloureusement – et ce n’est pas un slogan de réseaux sociaux -: «Nous sommes tous juifs».

Car nous serons tous, à des degrés divers, les victimes d’impardonnables renoncements politiques, moraux, éthiques, d’abjects ralliements ou marchandages contre nature, et d’inavouables lâchetés.

 

Illustration: Hannah Arendt en 1933.

(1) Selon Hannah Arendt, «les trois piliers de l’enfer» sont l’antisémitisme, l’impérialisme, le racisme. Je n’évoque pas ici l’impérialisme de V. Poutine qui est aussi présent dans les débats actuels !

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