La vassalisation silencieuse
Depuis le retour de Trump, il n’y a pas entre l’Europe et les États-Unis une «simple détérioration conjoncturelle». Face à une «offensive américaine déterminée, faite de brutalité et de grossièreté verbales, d’instrumentalisation stratégique, de pression économique et d’ingérence idéologique», tout juste confirmée par la Stratégie nationale de sécurité, l’Europe, «lucide mais paralysée, répond par la retenue, la prudence voire le déni — jamais par un « discours de vérité »». Or «l’avenir du lien transatlantique» dépendra «de notre capacité à développer une réelle autonomie stratégique militaire, mais aussi idéologique et politique»… qui «commence par un acte simple: qualifier sans atténuation la réalité de l’offensive dont l’Europe fait l’objet».
«Aucun leader européen n’a eu jusqu’ici le courage (…) de prononcer un discours de vérité sur la véritable nature de l’offensive [américaine] à laquelle nous faisons face» (Guliano da Empoli) (1).
«Par sa violence et son simplisme, la logique trumpiste met en danger le développement humain et, à terme, la survie même d’un monde soutenable» (Roger Martelli) (2).
Le constat de da Empoli semble polémique. Mais il offre une clé d’interprétation pour tenter de comprendre la dynamique transatlantique que deux articles récents du journal Le Monde décrivent parfaitement (3). Ces quelques lignes se proposent d’examiner conjointement ces textes qui confirment le diagnostic de da Empoli: la relation transatlantique n’est pas, comme on voudrait parfois le croire, une simple détérioration conjoncturelle. Bien au contraire, elle est désormais structurée – et de manière irréversible – par une offensive américaine déterminée, faite de brutalité et de grossièreté verbales, d’instrumentalisation stratégique, de pression économique et d’ingérence idéologique. L’Europe connaît la nature de cette offensive américaine, mais est incapable ou n’a «pas le courage de la nommer». Nous en sommes les témoins impuissants: elle se réfugie dans des ergotages sans fin, dans une posture d’adaptation, voire de déni, qui ne fait qu’accentuer sa position subalterne. «Je pense qu’ils sont faibles», dit Trump, méprisant, à notre propos. Serait-ce vrai ?
Un seul principe d’action: dominer
Les codes diplomatiques traditionnels sont déstabilisés. Face à l’offensive trumpienne, diffuse mais cohérente, la diplomatie européenne vit un «cauchemar». Ce qui lui est imposé est une culture qui lui est étrangère: celle de la transaction, du «deal». Une diplomatie du rapport de force et de l’humiliation. Il transforme les sommets internationaux en scènes d’affrontement, de permanente confrontation. Le G20 de Johannesburg, les 22 et 23 novembre 2025, auquel les États-Unis refusent de participer, est vécu par les Européens comme un désastre. Trump déclare alors sur Truth Social: «C’est une honte absolue que le G20 se tienne en Afrique du Sud. Je n’irai pas !». De même, en octobre 2025, au sommet de Charm El-Cheikh concernant la paix à Gaza, il se livre, en bon animateur vulgaire de télé-réalité, à des sarcasmes visant Giorgia Meloni ou Emmanuel Macron. Sidérés par le caractère imprévisible et dominateur de cette diplomatie, les Européens se sont retrouvés malgré eux dans une situation d’attente et de contraintes.
Avec morgue, et malgré les quelques réparties courageuses du chancelier Merz qui ne manque pas de lui rappeler ses fraîches origines germaniques, il ravive avec une délectation perverse, yeux mi-clos et tête inclinée, les blessures historiques de l’Allemagne. Et il ignore, du haut de sa morgue, ses interlocuteurs lorsque ceux-ci s’avisent de rectifier ses fausses affirmations. Cette brutalité sordide, calculée, sans complexe dirait-on aujourd’hui, sert cependant à détruire les cadres multilatéraux, à disqualifier les dirigeants européens et à affirmer d’autorité la primauté tyrannique des intérêts américains qu’il lui arrive de confondre avec les siens. «America first» ! Ce qui signifie qu’à ses yeux, au mépris d’une longue histoire qu’il ignore, ou piétine sciemment, l’Europe n’est désormais qu’un acteur dépendant de seconde zone, coûteux et de surplus ingrat. Ses alliés ne sont plus des partenaires, mais les bénéficiaires indus, et de longue date, de la puissance américaine, sommés désormais de payer pour leur sécurité.
Et tout cela est logique !
Et tout cela est logique, en dépit des apparences. Ce que confirme l’entretien accordé par Trump à Politico (4) qui pourrait, hors contexte, ressembler à un chapelet d’inepties. Même s’il est incapable de prononcer une phrase complète syntaxiquement correcte, même s’il se révèle incapable (bien que se déclarant «intelligent» (5)) de formuler et de développer longuement une pensée construite, il parvient à livrer par bribes une virulente critique du continent européen. Ses dirigeants sont «faibles», «confus», parfaitement incapables de gérer la guerre en Ukraine ou la question migratoire. Il affirme que «la Russie est en position de force». Ce qui revient, après l’éloge appuyé d’Orbán l’illibéral, à saper la difficile unité occidentale et à fragiliser l’autonomie stratégique de l’Europe dans le conflit ukrainien. Une rhétorique, certes hésitante, mais clairement d’extrême droite, peint une Europe en «déclin». Un discours heurté et balbutiant mais ouvertement hostile, cherchant à maximiser influences et profits au détriment de ses ex-alliés. À un ordre libéral partagé, ce spécialiste de «l’immobilier» (6) substitue en la redéfinissant une conception de la relation transatlantique selon une hiérarchie humiliante.
«Éviter de perdre» ?
Face à ce discours, de prime abord simpliste, peut-on en vouloir à l’Europe d’apparaître désarmée ? On comprend que les diplomates avouent qu’une préparation mentale soit nécessaire avant d’affronter Trump. Selon eux, il ne s’agit pas de négocier, mais d’«éviter de perdre». La journaliste de Politico ouvre prudemment l’interview par une énorme flatterie: «… Il ne fait aucun doute que vous avez un impact sismique sur le continent et sa politique». Nous avons vu aussi comment les dirigeants européens ajustaient prudemment leurs comportements. Passons sur le changement de tenue vestimentaire de Zelinski. Mais le «Daddy» du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, était franchement pitoyable, espérant ainsi amadouer l’homme redoutable parce qu’imprévisible. Tout le monde gère le risque, les diplomates les premiers, habités par la hantise d’une rupture d’aide à l’Ukraine ou d’une surenchère commerciale en mesure de rétorsion. L’Histoire a bonne mémoire; elle retiendra. Seul Friedrich Merz se permet d’affirmer (timidement tout de même) que l’Europe «peut se sauver elle-même». Mais qui ose mettre des mots précis sur ce qui est en train de se passer: la remise en cause fondamentale de la relation transatlantique avec Washington ? Da Empoli voit juste: l’Europe est consciente de l’offensive, mais refuse de la dénoncer. Certains diplomates, soucieux de leur anonymat, reconnaissent «une servilité indigne», un «exercice de génuflexion déshonorant». Puisqu’aucun diagnostic politique n’est assumé, puisqu’aucun projet stratégique alternatif n’existe, aucun «discours de vérité» ne semble possible ! Sachant qu’elle est dépendante, sachant que cette dépendance est abjectement exploitée, l’Europe doit-elle agir comme si elle pouvait encore préserver ce qui ne l’est plus ? Doit-elle continuer à s’enferrer dans un déni qui pèsera lourd par déférence, par souci de modération ? Son silence n’est-il pas coupable ?
S’adapter ?
Conscientes de cette logique de domination, certaines figures européennes adoptent sinon un profil bas du moins une posture d’adaptation en tentant de tirer on ne sait quel parti. Georgia Meloni, par exemple, combine une proximité personnelle avec son homologue américain et la défense des intérêts italiens. «Alors il vaudrait mieux qu’on trouve un accord entre nous, les bleus face aux rouges», déclare-t-elle. En serait-on réduit à un pragmatisme de l’immédiat, de l’urgence, mêlant flatteries et négociations ? De même Alexander Stubb, président de la république de Finlande, s’efforce de partager les codes trumpiens – le golf, la force physique – pour influencer temporairement les décisions de l’américain ! Dérisoire tentative d’adaptation incapable d’inverser le rapport de force, d’atténuer l’obsession mercantile de l’intraitable partenaire, dont le mépris affiché du multilatéralisme (qu’il a détruit) contribue à installer l’Europe dans une position de subordonnée. C’est vrai, aucun leader européen n’a dénoncé frontalement et publiquement la «véritable nature de l’offensive américaine». Manque de courage ? L’Europe doit-elle chercher coûte que coûte à maintenir un lien transatlantique bien compromis, quitte à subir les pressions, les humiliations qui la déshonorent dans le jeu politique international ? L’Europe doit-elle continuer à faire semblant d’y croire encore ? Trump aurait-il finalement raison en accusant l’Europe de mauvaise gestion des crises… qu’il provoque ?
L’ingérence idéologique
La lecture de la trentaine de pages du rapport de la National Security Strategy (désormais NSS) (7) peut lever nos doutes, s’il en reste.
«Nous voulons aider nos alliés à préserver la liberté et la sécurité de l’Europe, tout en restaurant la confiance en soi de la civilisation européenne et l’identité occidentale.»
«Ce déclin économique [de l’Europe] est éclipsé par la perspective réelle et plus sombre d’un effacement civilisationnel.»
Pour résumer: l’Europe se perd parce qu’elle a trahi ses racines et laissé entrer trop d’Autres. L’entretien de Trump à Politico laisse entrevoir cette évolution: les États-Unis ne s’adressent plus à l’Europe en tant qu’alliés ou partenaires, mais comme intervenants (on pourrait dire influenceurs) idéologiques. Ce qui est clairement confirmé dans le document de la NSS. C’est un récit dangereux qui s’élabore autour des thèmes de prédilection de l’extrême droite européenne: l’immigration, la perte de l’identité, le déclin culturel, civilisationnel. Qualifier l’Europe de «faible» ou de «déclinante» est non seulement un jugement mais est aussi un outil rhétorique. Face à une Amérique présentée comme renaissante, souveraine, sûre de son identité, se profile une Europe vulnérable sur tous les plans: économique, démographique, sécuritaire. Trump justifie ainsi le désengagement militaire et institutionnel de États-Unis (Soyons rationnels ! À quoi bon investir dans un continent voué à l’échec ?), mais alimente les opinions populistes européennes qui partagent ce diagnostic comme preuve de la faillite des élites européennes. Tout en souhaitant «une Europe forte», Trump ne fait qu’inscrire une Europe affaiblie, fragmentée et vassalisée dans un rapport hiérarchique explicite.
L’analyse de da Empoli est éclairante. Ce que nous pourrions interpréter comme un repli des États-Unis est en réalité un repositionnement stratégique de Washington, qui recompose son influence en soutenant des acteurs prêts à servir ses intérêts immédiats. La Hongrie, voire l’Italie, trouvent dans ce discours la légitimation de leurs politiques souverainistes. Et les forces populistes européennes accueillent sans réserve un diagnostic qui conforte leurs visées idéologiques. Et la France ne manque pas non plus d’idiots utiles – comment dire autrement ? – pour relayer cette propagande qui conforte leurs thèses extrémistes (8). Validant des récits qui se nourrissent de peur, de colère et de nostalgie de mondes mythiques, qui désignent les coupables systématiquement identifiés – élites, migrants, institutions supranationales – la présidence américaine donne aux partis «patriotes» qui les portent une forme de légitimité internationale. Ils ne sont plus des marginaux nationaux mais les acteurs d’un courant occidental plus large, ou que l’on voudrait nous faire croire influent. Ce qui renforcera leur confiance, confortera leurs vœux d’une Europe fragmentée donc affaiblie et légitimera leur agressivité politique. De partenaire stratégique l’Europe est devenue un terrain idéologique.
Un risque pour «la survie d’un monde soutenable» ?
Ce constat invite à dépasser les cadres nationaux ou institutionnels pour inscrire cette logique désarmante dans une perspective globale. Ce que fait Roger Martelli. Pour nous, un monde soutenable serait un monde fondé sur une éthique de la responsabilité. Un monde commun, transmissible, qui survit aux individus et qui permet l’exercice de la parole et de l’action politique. C’est un espace de pluralité, de mémoire, de sens. Et cette responsabilité consiste à ne pas rendre notre monde inhabitable, insignifiant pour ceux qui viendront après nous. Entre les deux menaces complices des États-Unis et de la Russie, devant la multiplication des conflits, que peuvent l’Europe et sa diplomatie contre ces deux logiques coordonnées et étonnamment convergentes de destruction rendant notre monde insoutenable ? La logique trumpiste, faisant le jeu de Poutine, vise à affaiblir la coopération internationale en disqualifiant les cadres collectifs de décision, en réduisant la capacité des États à élaborer des réponses efficaces. Toute réelle coopération devenant impossible, les inégalités ne pourront que s’accroître, les crises multipliées seront de plus en plus difficiles à gérer, et la géopolitique durablement déstabilisée. Nous assistons – mais en sommes-nous bien conscients ? – à une dégradation de tous les mécanismes de stabilité internationale. Imprévisibilité des positions diplomatiques, remise en cause d’alliances pourtant historiques, usage instrumental de la confrontation, risques d’escalades incontrôlées: voilà le fond de scène sur lequel nous inscrivons nos incertitudes devenues permanentes ! Si la soutenabilité du monde dépend d’un minimum de confiance, de continuité, de coopération entre grandes puissances, alors notre monde est devenu insoutenable. Ce n’est certes pas l’avis de Trump qui ose écrire: «Au cours des neuf derniers mois, nous (lire «je», à moins que ce ne soit un «nous» de majesté) avons sauvé notre nation et le monde entier, qui se trouvaient au bord du gouffre et de la catastrophe» (9). Ouf !… Notre humanité semble s’être engagée dans des processus qu’elle est désormais incapable de contrôler.
Définir nos règles du jeu
L’Amérique de Trump assume une stratégie de domination directe: elle humilie, dénigre, injurie, impose, et cherche à remodeler l’Europe de l’intérieur pour mieux l’affaiblir. L’Europe, lucide mais paralysée, répond par la retenue, la prudence voire le déni — jamais par un «discours de vérité». L’enjeu est pourtant clair: ou bien l’Europe tient ce discours ou bien elle consent à sa transformation progressive en protectorat géopolitique de États-Unis. C’est ce dilemme que da Empoli nous force à regarder en face. La rhétorique de Trump nous libère pourtant de toute illusion: une normalisation de la diplomatie américaine est désormais inenvisageable. L’avenir du lien transatlantique dépendra donc de notre capacité à développer une réelle autonomie stratégique militaire, mais aussi idéologique et politique. Et cette volonté d’autonomie commence par un acte simple: qualifier sans atténuation la réalité de l’offensive dont l’Europe fait l’objet. Le déni n’est plus possible.
Le politologue Bruno Tertrais le confirme: «Désormais, le risque pour nous, Européens, n’est plus le désengagement: c’est l’affrontement» (10). De même, Edgars Rinkevics, président de la Lettonie, déclare au journal Le Monde à Riga, le 8 décembre: «…Avant de pleurnicher sur la stratégie de sécurité nationale américaine, nous, Européens, devrions régler nos propres problèmes. L’administration américaine définit très clairement les règles du jeu. À nous de définir les nôtres». Il faut en être convaincu: nous pouvons encore échapper à la vassalisation silencieuse.
Illustration: Emmanuel Macron avec Trump le 23 septembre 2025 à l’ONU.
(1) «Face à Trump, l’Europe ramasse les coquillages», une conversation avec Giulano da Empoli, entretien avec Gilles Gressani, Le Grand Continent, 30 juillet 2025.
(2) Le trumpisme, la mondialisation et le chaos, Regards.fr, 21 janvier 2025.
(3) Claire Gatinois et Philippe Ricard, L’ère Trump, un cauchemar pour la diplomatie européenne, entre flagornerie et humiliations, Le Monde, 23 novembre 2025. «Je pense qu’ils sont faibles»: la nouvelle attaque verbale de Donald Trump contre les dirigeants européens, Le Monde, 9 décembre 2025.
(4) Transcription complète de l’entretien de Dasha Burns avec Donald Trump dans Politico, 9 décembre 2025.
(5) «Euh, j’explique à l’Europe parce que je pense, vous savez, que je suis censé être une personne très intelligente, je peux… J’ai des yeux. J’ai des oreilles. J’ai, euh, des connaissances. J’ai de vastes connaissances. Je vois ce qui se passe» (sic).
(6) «Vous savez, je suis une personne immobilière dans l’âme, non ? Je suis très bon en immobilier» (re-sic).
(7) Stratégie de sécurité nationale américaine: le plan de la Maison-Blanche contre l’Europe (texte intégral), Léonie Allard, Le Grand Continent, 6 décembre 2025. Ce rapport stratégique est transmis au Congrès pour définir la vision exécutive sur les intérêts américains, les engagements internationaux et les capacités de défense nécessaires. Le document 2025 a été publié le 4 décembre par l’administration Trump.
(8) En Hongrie, le pouvoir reprend presque mot pour mot le récit d’une Europe bureaucratique, cosmopolite et décadente, opposée à des nations réelles qui défendent leur identité et leur sécurité. Ce cadrage permet de présenter l’alignement sur la vision trumpienne comme une défense de la souveraineté nationale contre Bruxelles. En Italie ou en France, les droites radicales reprennent les trois piliers du discours trumpien: critique virulente de l’immigration, dénonciation des élites mondialisées, et promesse de rétablir un ordre national clair, quitte à s’affranchir des normes européennes ou internationales.
(9) Lettre incluse dans le NSS.
(10) Cité par Etienne Gernelle, Le Pen et Mélenchon, laquais de Poutine (et de Trump), Le Point, 11 décembre 2025.
(11) L’offensive trumpiste pose un double défi à l’Europe, sécuritaire et idéologique. Le plus dangereux est le second, chronique de Sylvie Kauffmann, Le Monde, 11 décembre 2025.
