Une guerre juste?

Olivier Abel: On va essayer de ne pas trop tenir compte de tout ce qui a été dit pendant la journée même si on en a plein la tête de tous les débats qu’on a eu autour de ce thème de la guerre qui est plus une question qu’une affirmation, bien évidemment ! (…) Sur la toile de fond de la guerre en Ukraine qui remet en mouvement nos positionnements, nos réflexions, nos traditions aussi. Parce que le protestantisme est traversé par diverses traditions autour du thème de la guerre. Il y a des traditions dans lesquelles la guerre est nécessaire et il faut donc bien la penser, l’instituer et la mener. Et puis d’autres traditions plus radicalement non violentes, plus évangéliques qui elles sont davantage dans la protestation à l’égard de toute guerre et de toute préparation à la guerre. Il y a déjà là un écart… mais cet écart un peu simple, un peu simpliste, on va voir qu’il s’est beaucoup compliqué au long de nos débats et je pense que ça va se sentir dans la conversation que nous aurons ce soir. En plus, il y aura certainement d’autres écarts qui vont apparaitre… (…)

Jeanine Mukaminega: «La longue guerre ignorée des Grands lacs»

Jeanine Mukaminega: Je viens de la Faculté de théologie protestante de Bruxelles, je suis bibliste et j’enseigne l’Ancien Testament. Et je suis originaire du Rwanda, en Belgique depuis bientôt une trentaine d’années. J’ai quitté mon pays à cause de cette guerre…

Olivier Abel: Nous voulions justement élargir la toile de fond de la guerre en disant: il n’y a pas que la guerre d’Ukraine, il y a d’autres guerres qui sont ancrées dans des contextes vraiment différents et nous avons cherché tout au long de cette journée à mesurer toute la diversité de ces contextes de guerre qui engagent d’ailleurs aussi les États, les Églises, les positions idéologiques des uns et des autres… (…)

Jeanine Mukaminega: La question qui m’a été d’abord posée, c’est la longue guerre ignorée des Grands lacs. C’est assez impressionnant, c’est intimidant, et c’est sensible… Je dirais que le maître-mot, c’est l’impuissance: la longue guerre ignorée des Grands lacs… Et la première question que je me pose aussi par rapport à celle qui m’a été posée est: ignorée de qui? Et ça dépend de quand… (…) C’est une guerre qui a commencé il y a longtemps et qui continue jusqu’à présent. (…) Une guerre ignorée, ça dit beaucoup de choses. Et de quoi s’agit-il alors dans cette guerre ? Il s’agit des catastrophes humaines, c’est ce côté qui m’intéresse le plus (…).

Il me semble qu’il faut souligner et indiquer clairement qu’en Afrique, des gens vivent dans les villages, il vont travailler les champs, ils ont des animaux, ils vivent de ce qu’ils produisent … et du jour au lendemain, une guerre leur tombe dessus. Ils ne savent pas d’où ça vient, ils ne savent pas pourquoi et ils ne savent pas surtout comment réagir. (…) Ce n’est pas seulement dans les Grands lacs. Sur le Crisis Group (1), vous verrez tous les foyers de conflits: notre monde est à feu et à sang, il ne s’agit pas seulement des Grands lacs…

Et donc je me dis, comme théologienne et comme éduquée dans l’espoir et dans l’observation de ce qui se passe: on a l’impression que notre monde (toute l’humanité) traverse une période de secousses. Et j’aime bien penser qu’il s’agit des douleurs de l’enfantement d’une autre réalité qui va peut-être orienter le destin de notre humanité…

Christian Krieger: «La guerre a toujours besoin d’un récit»

Christian Krieger: Je suis pasteur de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine et je m’exprime ici au titre de la fonction qui était la mienne (parce que depuis lundi dernier, je ne le suis plus): président de la Conférence des Églises européennes (2). (…) J’avais trois remarques à formuler…

La première, c’est que j’ai vécu le surgissement ou le re-surgissement de la guerre sur le sol européen comme un changement de paradigme qui a requestionné en profondeur les discours, les positions, les réflexions qui étaient menées en Europe depuis grosso modo la fin de la Deuxième Guerre mondiale. D’une certaine manière, on a pu constater que la neutralité n’existe plus et finalement, chacun a été saisi par une réalité qui l’obligeait à se positionner.

Deuxième remarque: j’ai vécu ce surgissement de la guerre comme une rupture anthropologique. Nous avons en fait vécu depuis la Deuxième Guerre mondiale sur une anthropologie optimiste, construisant un monde meilleur avec des institutions qui étaient faites pour un temps de paix, un temps où les armes ne frappent pas, un temps où les hommes de bonne volonté allaient construire un monde multilatéral, pluriel, de dialogue… Le surgissement de cette guerre sur le sol européen (ce n’est pas pour ignorer les autres lieux de conflits) a été une rupture où tout à coup la dimension du mal, ou la capacité d’une action qui ne rentre pas dans cette lecture positive de l’humain, devait être intégrée dans la réflexion des Églises.

Troisième remarque: dans la fonction qui était la mienne de président des Églises européennes, je me sentais appelé à travailler la question ou la dimension religieuse inhérente au conflit en Ukraine. J’en ai identifié au moins quatre (3). La guerre a toujours besoin d’un récit (…). On a des dimensions religieuses multiples derrière cette guerre et qui écrivent un récit très très complexe.

Général Jean-Fred Berger: «Toute troupe mal commandée lâchée dans une guerre…»

Général Jean-Fred Berger: Je ne suis pas un général de l’OTAN, je suis un général français et donc j’ai fait toute ma carrière dans l’armée française… Et pendant 7 années, j’étais dans des postes de l’OTAN. Je tiens à préciser parce qu’il y a quelques semaines, quelqu’un m’a interpellé lors d’un colloque en me disant: «Vous êtes un valet des Américains, vous avez été payé par les Américains!»… Et je réponds: non, c’est faux, je suis un officier français, j’ai fait Saint-Cyr, l’École de guerre, l’École de guerre allemande, l’Institut des Hautes études de défense nationale mais j’ai toujours servi mon pays, la France. Pourquoi j’ai choisi l’armée: je suis de milieu protestant et j’ai un oncle qui est compagnon de la Libération à titre posthume (qui s’est fait tuer en tenant de rejoindre le général de Gaulle en 1940) et qui avait dit: «Tant qu’il y aura un combattant, je serai avec lui». (…)

Le concept de guerre juste est un concept remarquable (…) Il a un mérite, c’est d’offrir un cadre moral qui est une sorte de ligne d’horizon pour le militaire, pour le responsable. Mais pour moi, il est dépassé, en particulier parce qu’il y a la guerre nucléaire et quel que soit le motif, quelle que soit la façon de faire la guerre, déclencher une guerre qui peut être nucléaire et qui peut anéantir la planète, ça ne peut pas être juste… Donc je pense que ce concept a un mérite pour les combattants, pour les responsables mais qu’il est caduc.

Ensuite, je voudrais dire quelques mots sur la guerre. (…) La guerre européenne, les deux guerres mondiales que nous avons encaissées (et même ici en Alsace la guerre de 1870 avec une grande destruction de Strasbourg) est une guerre terrible qui a causé des dizaines de millions de morts et qui est d’une ampleur absolument cataclysmique… Et donc il est certain que cette question doit interroger tout chrétien. (…)

L’éthique dans l’armée française est quelque chose de très important, peut-être parce que nous avons eu des guerres coloniales, peut-être parce que nous avons eu la guerre d’Algérie … En tout cas, je peux vous dire qu’à Saint-Cyr, on nous en a rabaché les oreilles… (…)  Pour moi, l’éthique est fondamentale. J’ai commandé un régiment où j’avais mille soldats parachutistes qui ne demandaient qu’une chose: sauter sur tout ennemi. J’avais 52 lance-flammes et puis on nous a dit: c’est une arme inhumaine, convention d’Ottawa, il faut casser les lance-flammes… (…) Et donc à ce moment-là on réfléchit: les armes qu’on nous confie sont des armes qui sont toutes inhumaines. Mais l’être humain est inhumain…

On a un code d’honneur du soldat et quand j’interrogeais mes soldats, je leur disais: «Est-ce que tu as ton code d’honneur?». Et il sortait son code d’honneur, des sortes de 10 commandements qui aident… Et quand on voit ce qui s’est passé en Ukraine, à Boutcha notamment… je pense que c’est quelque chose qui manque dans les écoles d’officiers de l’armée russe et qui manque au caporal russe. Quand on a une éducation, un corset, une morale éthique avec des aumôniers qui conseillent le commandement, qui sont là, on évite ce genre de choses. Mais sincèrement, toute troupe mal commandée lachée dans une guerre peut se transformer et faire des Oradour sur Glane à la pelle.

Illustration: le général Jean-Fred Berger, Jeanine Mukaminega, Olivier Abel et Christian Krieger lors du débat.

(1) L’International Crisis Group est une «organisation indépendante travaillant à prévenir les guerres et mettre en forme des politiques pour construire un monde plus pacifique».

(2) La KEK (ou CEC) rassemble la plupart des Églises protestantes, anglicanes et orthodoxes européennes au sens large.

(3) Selon Christian Krieger, ces quatre dimensions religieuses du conflit sont le soutien de l’Église orthodoxe russe à l’agression contre l’Ukraine, le conflit interne à l’Ukraine entre l’Église orthodoxe rattachée au patriarcat de Moscou et celle rattachée au patriarcat de Constantinople, l’existence d’une Église grecque-catholique (uniate) en Ukraine qui diminue la capacité du Vatican à agir, la présence d’une minorité magyarophone réformée en Transcarpathie ukrainienne indifférente à la guerre.