Que pourront bien faire nos enfants du monde que nous leur laisserons ?
L’explosion mondiale de la démographie et de la richesse de l’humanité va poser à nos enfants un problème de gestion d’une planète devenue finie. Pourquoi ? Jusqu’où ? Un modèle de coopération intelligente et organisée pourra-t-il se substituer dans une relative équité à celui de pays morcelés, juxtaposés, réglant leurs différends par la guerre ?
Lorsque j’étais vice-président de l’ANIA (1), en charge de l’environnement et du développement durable, j’avais coutume de dire que, jusqu’à la guerre de 1945 en gros, l’homme n’avait fait qu’égratigner la surface de la planète. Sa capacité à la modifier en profondeur, à mon avis fonction de la démographie multipliée quelque part par le niveau de vie des populations, lui-même issu de la connaissance transformée en puissance économique, était pour finir relativement faible voire réversible.
Ce qui a changé depuis ce sont les croissances exponentielles des populations (baisse drastique des mortalités infantiles en particulier, progrès de la médecine et amélioration des conditions de vie, allongement de la durée de cette dernière) ainsi que l’enrichissement moyen inespéré de la population mondiale. Il y a à peine 15 ans, nous étions 3 milliards dont 500 millions de nantis et 2 milliards et demis d’affamés ; nous sommes aujourd’hui 7 milliards et peut-être 1 à 2 milliards de nantis, 1 milliard d’affamés encore, et 4 milliards de gens qui sont déjà sortis de la misère (chiffres à valider). Et ce n’est pas fini : l’atterrissage démographique que l’on nous promet se fera plus probablement entre 10 et 15 milliards d’habitants qu’aux environs de 9.
À ce stade 2 théories peuvent se défendre :
La première est que nous allons être rattrapés par Malthus et que cette fois-ci nous n’arriverons pas à assurer un niveau de vie décent (par exemple celui d’un ouvrier occidental en 2010) à l’ensemble des populations mondiales : la planète, c’est-à-dire sa surface habitable mais aussi ses ressources en particulier les non-renouvelables, l’effet de serre, etc. nous rattraperont en chemin, et nous mèneront « à la famine, à la guerre et à la catastrophe ».
La deuxième théorie repose sur l’observation historique que d’une part l’homme a toujours fini par trouver des solutions aux problèmes qui se posaient (voir par exemple, Paris envahi par le crottin de cheval ou le trou d’ozone dans l’atmosphère), que d’autre part la connaissance, la science et l’ innovation et quelque part la productivité tant des personnes que de l’utilisation habile des moyens nous permettront de satisfaire tout le monde ou à tout le moins une grosse majorité des habitants de la planète (on a l’impression que le progrès qui était à l’origine un vecteur unique, s’est d’abord développé dans deux dimensions puis dans toutes les directions et que nous sommes passés désormais à une sorte de développement des connaissances et des techniques en quelque sorte sphérique).
Ce qui paraît acquis par ailleurs c’est que les pays qui ont réussi leur développement en avance sur les autres (en gros les pays dits occidentaux) l’ont construit sur un développement coordonné de trois paramètres majeurs : le développement de l’économie, celui de la démocratie, et une gestion intelligente (car elle pose le problème de la motivation des individus) des inégalités. Tout se passe comme si ces trois paramètres devaient avancer parallèlement, chaque progrès de l’un permettant un progrès de l’autre (il est intéressant à ce sujet d’observer par exemple le cheminement de la Tunisie : si nous voulions vraiment aider ce pays aujourd’hui, c’est sur le plan économique qu’il faudrait agir, ce qui permettrait une consolidation de la démocratie, un resserrement des inégalités d’où un nouveau progrès économique, etc.). Tous les pays développés quasiment sans exception sont aujourd’hui des démocraties, puissants économiquement et avec un indice de Gini (2) situé autour de 0,30. Il semblerait que ce soit aujourd’hui l’équation la plus favorable au développement et à l’épanouissement d’une population.
Il faut bien constater qu’un pays dont l’économie est chancelante glissera inéluctablement vers l’autocratie et un accaparement des richesses par une minorité. De la même manière, un pays autocratique arrivera à enrichir quelques privilégiés mais pas la masse de sa population et ne fera pas progresser en profondeur son économie.
Mais les leçons de l’histoire sont difficiles à déchiffrer. La motivation voire le levier ultime des peuples est le même que celui de chaque individu : la survie et tout ce qui en découle. Pour l’obtenir, tous les moyens sont bons : d’ailleurs la fin les justifie, l’abus de pouvoir, l’accaparement, la guerre, etc. et pourtant il existe une meilleure solution.
La première action d’envergure qui a anticipé un développement plus favorable par la coopération que par la guerre est pour moi le plan Marshall. Aider, même à fonds perdus des pays à se redresser pour en faire des partenaires qui m’enrichiront en retour a été une sorte de prémonition géniale.
La deuxième action de cette nature a été la construction de l’Europe . Elle aussi a prouvé que des partenariats mêmes payants enrichissent les aidés mais aussi les payeurs.
Il est regrettable que les tentatives similaires sur d’autres continents se soient arrêtées en route (où en est le Mercosur ?).
Il est probable que la mondialisation est la troisième action de ce type, même si elle relève quelque peu de la coopération armée. Pourquoi fonctionne-t-elle moins bien ? Parce qu’elle est plus globale ? Parce que ses initiateurs (l’Occident) en payent aujourd’hui les efforts et attendent encore le retour ? Parce que le moteur de la coopération, l’OMC, n’est pas assez puissant et que le processus a des ratés ? L’ONU quelque part mériterait aussi sa place ici.
Il n’empêche, l’indice de Gini mondial se resserre tout en permettant encore aux anciens riches de s’enrichir même si c’est moins évident. Nos enfants se comportent de fait chaque jour plus comme des citoyens du monde (il est de plus en plus fréquent, sans parler d’Erasmus, de rencontrer des grands-parents qui font le tour du monde pour voir leurs petits-enfants). Il en est de même des flux migratoires qui se développent au gré des désirs des populations malgré et en dépit des restes de frontières.
En conclusion, au moins intermédiaire, il me semble que nous laisserons à nos enfants un monde extraordinairement plus puissant que celui dont nous avons hérité, limité ou non par un mur de l’expansion (à vérifier) et qui entrevoit quelque part que la coopération, tant entre les peuples qu’entre les individus, pourrait être une solution plus efficace que l’appropriation brutale des biens de son voisin.
Dans ce contexte, deux points me paraissent clés : la démographie, et la coopération dans les arbitrages concernant le partage mondial de la richesse.
Concernant la démographie, plusieurs aspects sont à prendre en compte.
Le premier est celui signalé ci-dessus c’est-à-dire le volume de population multiplié par le niveau de vie qui détermine la consommation, finie, de planète (mais il n’est écrit nulle part que l’on ne peut pas en sortir). Tout se passe comme si toute naissance nouvelle était en fait la création d’un droit de tirage sur la planète. Existe-t-il réellement des possibilités de gérer les naissances ? À date, seule la Chine semble avoir réussi à mettre un modèle volontariste en œuvre, et encore bien difficilement.
Le deuxième aspect est celui des migrations : les mouvements de population semblent sur le moyen terme se comporter désormais comme une sorte de paysage qui se remplirait d’eau. Les populations se déplacent quel que soit le prétexte affiché, vers les lieux où la vie semble plus douce et plus riche (syndrome de la pâtisserie). Ils donnent lieu à des mélanges de cultures qui ne se passent pas toujours bien. Les pays d’accueil ayant (voir ci-dessus) intégré la démocratie, ils sont en quelque sorte désarmés devant les exigences de cultures allogènes ne respectant pas les mêmes règles. Le temps du contrat d’adhésion, quand on intégrait un nouveau territoire, semble dépassé, en tous les cas risque d’être difficile à gérer dans le futur. Que seront les États-Unis à majorité hispanique par exemple ?
Le troisième aspect est celui de la disponibilité de l’espace. Quoiqu’urbanisé depuis longtemps, l’homme, même dans les pays européens à forte densité, gardait l’impression de disposer de liberté physique. La voiture par exemple a été un instrument de conquête de la liberté exceptionnel ! Aujourd’hui, il tend tout doucement vers le statut de pollution majeure. L’homme multiplié prendra-t-il le même chemin ? Il est clair que l’émotion d’un coucher de soleil au Cap Sounion près d’Athènes change de nature selon le nombre de participants. Plus la population se développe en nombre comme en qualité, plus l’homme se heurtera à l’homme, vérifiant la phrase de Sartre « l’enfer, c’est les autres ».
Concernant la coopération, le chemin à parcourir me paraît également immense.
Première remarque, un vieux dicton dit que « l’union fait la force », mais nous le répétons à satiété plutôt sans y croire et surtout en se disputant !
Deuxième remarque, les phénomènes de coopération évoqués ci-dessus rapidement sont mal connus, mal appréciés voir carrément niés, dans le cas précis de la mondialisation. Avez-vous déjà entendu un européen remercier un chinois de l’amélioration de son niveau de vie pendant les 10 ans qui viennent de s’écouler par le biais de la baisse des prix des produits importés de pays à faible coût de main-d’œuvre ? Le T-shirt à 10 €, la voiture à 7000€, le smartphone à 1 €, quelque part nous le devons au sacrifice des Chinois. Alors bien-sûr, nos emplois, largement rémunérés, sont partis avec.
Troisième remarque, il me semble que nous avons du mal avec la notion de coopération ou plutôt de coexistence pacifique. Un exemple : je suis cycliste en ville (et à la campagne). La réponse actuelle, politiquement correcte, c’est une piste cyclable, c’est-à-dire la séparation-exclusion des flux. Que chacun reste chez soi, les voitures, les vélos, les piéton… Je préfère une solution qui a semble-t-il été testée avec succès en Hollande où les trottoirs mêmes ont été supprimés. Les usagers des divers modes de transport sont priés de coexister pacifiquement. Il paraît que cela marche.
En tous les cas, sur le plan du comportement, il me semble qu’il y a là un travail à faire entre les individus comme entre les nations. Curieusement il me semble d’ailleurs que les Français ont plus de facilité à envisager la coopération entre les nations que les Anglo-Saxons qui, eux au contraire, s’en méfient mais par contre coopèrent plus facilement et naturellement entre individus.
(1) Association Nationale des Industries Agro-Alimentaires.
(2) Indice de Gini : indice international de mesure des inégalités.
(Photo : voie à circulation mixte aux Pays-Bas, Maurits90).