L’unité dans la diversité réconciliée (1)
Rencontre avec Élisabeth Parmentier, doyenne de la faculté de théologie de l’Université de Genève et autrice de nombreux ouvrages notamment consacrés aux théologies féministes. Dans ce premier volet, elle revient sur son enfance passée dans un milieu protestant empreint de biculturalisme et sur la place prépondérante de l’œcuménisme au sein de ses activités. C’est guidée par ce principe de réconciliation qu’elle découvre inopinément les courants de pensée religieuse féministe.
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Jérémie Claeys. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux théologies féministes, c’est le nom d’Élisabeth Parmentier que j’ai croisé en premier. Rien d’étonnant: elle est l’une des précurseures sur le sujet en Europe francophone, non pas en tant que créatrice de théologie féministe mais bien en tant que passeuse d’informations.
En effet, au début des années 90, alors qu’elle travaillait pour sa thèse de doctorat sur l’engagement des femmes dans le mouvement œcuménique, elle découvre ces fameuses théologies féministes, largement plus développées à l’époque dans des pays comme les États-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas et finira par les inclure dans sa thèse Les Filles prodigues, éléments pour un dialogue entre les théologies féministes et la théologie classique soutenue en 1996 et qui deviendra quelques années plus tard le titre d’un livre paru aux éditions Labor & Fides. Dans ce livre, Élisabeth explique pourquoi un exil a paru nécessaire pour les femmes, l’incitation féministe à devenir des «filles prodigues» afin de se distancer du modèle patriarcal des Pères de l’Église. L’idée est de rejeter trois stéréotypes qui les ont conditionnées et qui sont le fruit de l’histoire, à savoir: la femme est déterminée par son corps, elle a été créée pour aider l’homme et elle est le complément de son conjoint; des idées encore débattues aujourd’hui en Église et qu’Élisabeth encourage à visiter afin de permettre aux femmes de retrouver, comme elle le dit dans son livre, leur «véritable identité», de devenir des sujets libres et pensants et, éventuellement, dans le meilleur des cas, une fois transformées, réintégrer l’Église afin de vivre une réconciliation. Car oui, l’unité dans la diversité réconciliée est l’un des autres sujets qui l’animent, notamment dans le cadre de l’œcuménisme.
Élisabeth Parmentier, vous la connaissez peut-être aussi grâce au livre Une bible des femmes, un ouvrage collectif qu’elle a codirigé avec Pierrette Daviau et Lauriane Savoy, avec la participation d’une vingtaine de femmes théologiennes protestantes et catholiques francophones, européennes, africaines et québécoises et qui est paru en 2018 aux éditions Labor & Fides (peu de temps d’ailleurs après l’essor du mouvement #MeToo). Dans ce livre, Les autrices développent une dizaine de thématiques majeures liées aux femmes en mettant en évidence comment des textes bibliques peuvent être lus à nouveau avec un regard plus frais comme des textes libérateurs. C’est donc à la Faculté de théologie de l’Université de Genève, dont elle est la doyenne depuis plusieurs années, que je l’ai rejointe. Ensemble nous avons discuté d’œcuménisme, de féminisme, d’engagement et de réconciliation.
Jérémie Claeys. Bonjour Élisabeth Parmentier et merci de me recevoir dans ton bureau. Bien que tu t’intéresses à beaucoup d’autres sujets (dont l’œcuménisme, nous en parlerons), il est évident que ton nom est un peu inloupable quand on en vient à discuter de théologie féministe.
Élisabeth Parmentier. Il se trouve que c’est parce que j’ai commencé ma thèse de doctorat en 1991, à une époque où absolument personne en France ne connaissait le concept-même de théologie féministe (moi la première, d’ailleurs!). En fait, je travaillais dans ma thèse sur le mouvement œcuménique, sur les engagements des femmes et sur ce qu’on avait voulu apporter aux femmes comme valorisation dans l’œcuménisme international et, bizarrement, je suis tombée sur des textes de théologie féministe – tout était en anglais, évidemment. Je n’en avais jamais entendu parler et je m’interrogeais sur ce qualificatif de féministe associé à la théologie. D’accord, c’était un truc pour les femmes, mais c’était quoi exactement? C’est ainsi que, de manière imprévue, je me suis mise à traduire des textes et à introduire dans ma thèse cette étude qu’à l’époque on nommait aux États-Unis, en Allemagne ou dans d’autres lieux comme les Pays-Bas la théologie féministe.
C’est drôle, tu es donc vraiment tombée dessus par hasard.
La question des femmes était déjà très inattendue pour moi puisque je n’ai jamais été confrontée à une quelconque difficulté en tant que femme ni dans les études ni même dans ma famille où les femmes travaillent depuis 4 générations et où mon père ne m’a jamais limitée. Je n’étais pas du tout sensibilisée à ces questions, je n’en avais même pas tellement conscience et ce n’est qu’en étudiant la théologie que je suis tombée sur les réalités historiques des femmes et la difficulté d’autres continents, d’autres femmes et d’autres milieux dans ce domaine (le domaine social m’était connu mais disons que je n’y étais pas sensibilisée). Il fallait vraiment que je travaille ce sujet dans le mouvement œcuménique et, de fil en aiguille, je suis arrivée à ce que je ne soupçonnais pas: tout un monde préexistant d’élaboration théologique.
«J’ai grandi dans ce contexte de réconciliation franco-allemande»
C’est donc l’œcuménisme qui t’a amenée à ce sujet. Si je ne me trompe pas, l’œcuménisme était déjà présent originellement puisque tu es née en Moselle, que dans ta famille on parlait l’alsacien et que tu as appris l’allemand, je cite, «pour apprendre la langue de l’autre». J’ai l’impression qu’au niveau familial, il y avait dans ton enfance une prédisposition à une forme d’œcuménisme ou en tout cas d’apprentissage de l’autre.
Je crois que ça a été absolument décisif dans ma posture fondamentale car, née en 1961, je suis d’une génération où, en Alsace-Moselle, on avait le regard sur la frontière. J’ai donc grandi dans ce contexte de réconciliation franco-allemande volontaire, souhaitée par les États à l’époque, et on ne pouvait qu’être naturellement dans cet esprit européen naissant. Il faut que les générations d’aujourd’hui le sachent, cet enthousiasme de l’Europe est celui de ma génération. On ne pouvait se concevoir autrement – c’est en tout cas ma vision des choses – que biculturels et les yeux tournés vers l’autre côté de la frontière. Nous étions favorisés à cause de la langue qu’on pouvait comprendre, la langue de l’autre, et j’ai aimé l’allemand parce que je voyais la profondeur de la pensée des poètes et des philosophes. Je me suis intéressée à tout cela avant même la théologie et pour moi, c’était non seulement apprendre la langue de l’autre mais aussi véritablement la posture de l’autre ainsi que sa pensée. Et puis, nous étions dans ce contexte de la reconstruction, de la réconciliation. C’est le leitmotiv de ma vie et je m’aperçois aujourd’hui que j’ai fait mes études avec cette idée de réconciliation en tête, à tous points de vue, avec l’idée d’ouverture à l’autre, d’intérêt pour l’autre. Je ne peux pas concevoir ma vie autrement.
Cette réconciliation transparait dans tout ton travail, finalement. C’en est le fil rouge.
Oui. «L’unité dans la diversité réconciliée» est le modèle du mouvement œcuménique du côté protestant. L’unité dans la diversité est importante mais il faut qu’elle soit réconciliée, non pas au sens d’une réconciliation un peu rapide, un peu superficielle, mais une réconciliation véritablement arrachée aux oppositions, pas seulement historiques et sociales mais aussi aux oppositions théologiques et aux condamnations du passé, même entre Églises protestantes. Et bien sûr s’ajoutent à tout cela les enjeux socio-politiques. Le concept-même de frontière a pour moi toujours été un seuil plutôt qu’une frontière séparatrice. Je tiens au concept de frontière car c’est lui qui permet de dire «je ne suis pas l’autre et je n’assimile pas l’autre à ce que je suis, je le respecte dans sa différence et j’essaye de comprendre son monde et sa manière de penser». Cependant, c’est aussi un seuil qui va faire qu’on ne reste pas dans sa bulle.
«On se construit avec l’autre à travers nos différences»
Aller en dehors de sa bulle et aller à la rencontre de l’autre, cela demande un vrai travail…
L’attention à l’autre et l’intérêt pour l’autre ne sont pas du tout des choses naturelles, on le voit bien avec certaines périodes historiques. Aujourd’hui et depuis environ une décennie, on se referme davantage. Je pense qu’on a naturellement une posture de peur, de méfiance, de hantise d’être colonisé, de la suprématie de l’autre, de perdre son identité. Il y a la question de l’injustice, aussi. En réalité, lorsqu’il n’y a pas injustice ni mainmise de l’autre, l’expérience peut être aussi celle d’un enrichissement par la différence. Ça ne veut pas dire que nous devons devenir l’autre – c’est précisément là que le concept de frontière est important – mais on se construit avec l’autre à travers nos différences. Étant biculturelle (car cela ne se limite pas à la langue), c’est ainsi que je vois les choses. Et maintenant je suis en Suisse et même plus spécifiquement dans le canton de Genève: c’est encore une autre culture! Finalement, l’intérêt est de ne pas rester dans des bulles collées les unes aux autres mais de véritablement tenter de passer ces seuils.
Il me semble que tu as eu une base particulièrement favorable dans le sens où, comme tu l’as dit, tu as grandi dans un contexte où il n’y avait pas vraiment de difficultés spécifiques ou d’injustices envers les femmes (en dehors évidemment des systémiques). Puis, tout l’accent a été mis sur la réconciliation. En fait, les questions de féminisme et de réconciliation étaient presque une évidence pour toi qui as baigné dedans. En un sens, tu as construit tout ton parcours depuis cette évidence-là.
Oui. Quand j’ai découvert la théologie féministe, je me suis dit que j’avais beaucoup appris de la théologie des grands penseurs et théologiens ayant marqué l’histoire du protestantisme, celle couramment enseignée (j’ai eu des maîtres formidables), mais qu’il fallait aussi se poser la question de ce qu’étaient ces nouvelles demandes, ces nouvelles postures, qu’il fallait au moins leur faire justice et essayer de comprendre. En ce début des années 1990, le souci était de savoir comment faire justice aux questions que les femmes se posaient, non seulement dans mon Église mais aussi dans les Églises catholiques ou orthodoxes. Peut-on leur faire justice? Ces questions sont-elles pertinentes? Comment les prendre en compte dans la théologie telle que je l’avais apprise?
«Je suis restée très volontairement dans ma tradition luthérienne»
Si l’on revient un peu en arrière: quel était ton arrière-plan personnel et à quel moment le protestantisme est-il entré dans ta vie? Qu’est-ce qui t’a amenée à faire des études de théologie?
Je suis née dans un milieu protestant luthérien, donc traditionnel. Ma famille n’était pas particulièrement engagée mais moi, j’ai été animée dès l’enfance par une sorte de quête spirituelle qui m’a amenée à faire des rencontres qui m’ont finalement donné envie de poursuivre dans cette voie. J’ai toujours été taraudée par la question du pourquoi du sens de la vie. Pourquoi cette vie si courte? Qu’est-ce que je vais faire dans ma vie qui ait du sens, qui ait une profondeur et qui résiste à la mort? Ces questions fondamentales se sont développées à l’adolescence. Je trouvais qu’il y avait dans le christianisme des ressources d’espérance, et je continue de le penser, tout en étant aujourd’hui beaucoup plus avertie théologiquement des difficultés de ces questions. Je suis donc restée dans le protestantisme car je trouvais que c’était une théologie libératrice, en particulier la théologie luthérienne qui a misé sur la libération de tout ce qui nous aliène, notamment la peur, la peur d’exister, la peur de la mort, la peur du jugement. Toutes ces réflexions menées dès le 16e siècle par Martin Luther puis les autres réformateurs valent toujours pour moi la peine d’être explorées. Au fond, je n’ai fait que suivre ce qui était déjà mon berceau tout en développant cette base par une comparaison avec les autres formes d’Églises et les autres théologies. Je suis restée très volontairement dans ma tradition luthérienne – plus largement protestante puisque maintenant je suis en monde réformé –j’ai aussi découvert la puissance de la pensée des autres réformateurs et je trouve qu’il y a là une vraie force pour aujourd’hui.
Et je crois que tu as mené tes études de théologie à Strasbourg?
Tout à fait. J’ai d’abord suivi des études de Lettres sup puis de germanistique et, au moment de la maîtrise d’allemand, j’ai décidé de faire de la théologie en parallèle sans trop savoir si j’allais m’engager dans le ministère pastoral, ne sachant pas si j’étais à la hauteur. Et puis, cela s’est fait naturellement. À la fin des études, j’ai opté pour la théologie et je suis entrée d’abord dans le ministère pastoral mais n’ai été en paroisse que 3 ans puisque j’ai été sollicitée par André Birmelé, un de mes professeurs qui m’avait beaucoup appris à la Faculté de théologie de Strasbourg, pour travailler au Centre d’études œcuméniques à Strasbourg, qui est un centre de recherche en théologie luthérienne pour l’œcuménisme international. C’est comme ça que j’ai commencé ma thèse tout en étant assistante à mi-temps à cet institut de recherche pour l’œcuménisme où j’aidais les professeurs. Au fond, c’est là que j’ai tout appris des profondeurs des dialogues œcuméniques internationaux et des questions de théologie plus fondamentales. C’était en quelque sorte un approfondissement énorme de ce que j’avais appris en théologie à l’université.
Quels étaient les enjeux théologiques fondamentaux de l’époque?
La grande question, dans les années 90, c’était comment arriver à un modèle d’unité entre les Églises, un modèle œcuménique pour que les Églises protestantes et l’Église catholique trouvent des accords permettant le partage eucharistique, ou même d’être reconnues comme Église, et que l’Église catholique approfondisse les documents œcuméniques. Énormément d’accords œcuméniques restent non validés par l’Église catholique; elle reconnaît la pertinence et la force de ces textes théologiques puissants mais il faudrait faire un pas de plus et que ces textes, qui sont des réflexions, aboutissent à des déclarations officielles d’Églises. La seule qui existe et à laquelle nous avons travaillé – c’était la période où j’étais au Centre d’études œcuméniques – c’est la Déclaration commune sur la doctrine de la justification (1). C’est le seul texte ou l’Église catholique affirme un plein accord (un consensus différencié) avec des Églises (à l’époque avant tout les Églises luthériennes). L’Église catholique et les Églises luthériennes ont signé cet accord, lors d’une grande signature en 1999 qui revient sur les condamnations doctrinales du 16e siècle en les déclarant obsolètes. Puis, les Églises méthodistes se sont ajoutées ainsi que l’Église anglicane et les Églises réformées. Ainsi ce texte a donc été signé par bien des Églises – un pas énorme dans l’œcuménisme. On pourrait se demander si on en a vraiment besoin. Ne sommes-nous pas tous frères et sœurs? Oui, nous le sommes spirituellement, mais il s’agit aussi concrètement de trouver un moyen pour que les Églises se reconnaissent mutuellement, pleinement. C’était un œcuménisme très technique – à poursuivre !
«Les critères qui distinguaient les catholiques des luthériens et des réformés n’ont plus lieu d’être»
Il me semble que tu continues à travailler sur ce sujet?
Aujourd’hui, il y a de grands changements dans la réalité des Églises au niveau international. Le grand changement est d’abord que, jusque dans les années 2000, c’était l’hémisphère nord qui faisait les dialogues œcuméniques puis invitait les Églises du Sud à y participer au niveau international. C’était en gros le continent nord-américain et l’Europe qui activaient le mouvement œcuménique, avec évidemment la participation de toutes les autres Églises au Conseil œcuménique des Églises. Tout a ensuite basculé et, de plus en plus, les Églises vraiment motivées et bien plus remplies que nos Églises du Nord sont celles du Sud. Ce sont ces Églises qui aujourd’hui posent d’autres questions, notamment sociales, autour des notions de pauvreté et de justice (à juste titre). Elles interrogent sur ces thèmes les Églises qui jusque-là ont guidé le mouvement œcuménique. Ce dernier est donc gagné par d’autres influences, il prend d’autres accents, et c’est très bien.
Par ailleurs, paramètre beaucoup plus difficile à maîtriser, l’œcuménisme confessionnel, lié à des traditions ecclésiales (luthérien, réformé, catholique, anglican), celui que ma génération a connu, est aujourd’hui débordé par des Églises qui ne sont plus confessionnelles ni dénominationnelles. Beaucoup sont devenues indépendantes. Elles sont liées à des mouvements transversaux ou interdénominationnels. Certaines personnes vont ainsi se reconnaître dans des Églises qui ne s’appelleront plus du tout Église catholique ou Église anglicane mais, par exemple, Église du ministère du Saint-Esprit, Église de Terre Sainte ou dont les noms seront liés à des personnes ou à des lieux. Un peu comme dans les mouvements pentecôtistes ou charismatiques, mais avec des Églises indépendantes. En définitive, les critères très clairs qui distinguaient les catholiques des luthériens et des réformés n’ont plus lieu d’être.
Mais les enjeux sont toujours là?
On est toujours séparés et la situation a même empiré puisque beaucoup d’Églises font vraiment du travail de mission pour gagner des fidèles car elles sont nombreuses à se financer elles-mêmes. C’est du management d’Église et des techniques de communication promotionnelle.
Qu’est-ce que tu en penses, toi?
Je ne veux pas mettre tout le monde dans le même sac, c’est trop spécifique. Il faudrait prendre chacun des mouvements à part. Souvent, ce sont des fédérations ou des mouvements plus larges avec des Églises qui en sont membres mais ce sont parfois aussi des énormes Églises, des megachurches, qui ont un financement énorme et dont le but est de gagner toujours plus de fidèles. Je ne regarde maintenant plus tellement la question financière, je m’attarde surtout sur la question œcuménique traditionnelle. Il faut trouver de nouvelles méthodes pour les dialogues.
«La question est de distinguer le langage symbolique de celui qu’on doit prendre au pied de la lettre»
Comment ces megachurches et toutes ces Églises plutôt indépendantes arrivent-elles à communiquer avec le mouvement œcuménique du Conseil œcuménique des Églises? Comment penses-tu qu’on peut y arriver?
Du côté du Conseil œcuménique, on essaye en ce moment d’avoir une plateforme de discussion avec des Églises qui autrefois ne voulaient pas rejoindre le Conseil œcuménique (entre autres un très grand nombre d’Églises dites évangéliques) et on a mis en place une seconde plateforme parallèle au Conseil œcuménique des Églises appelée le Forum Chrétien Mondial ou Global Christian Forum où ont lieu des réunions régulières entre ces Églises et où on parle ensemble de la foi. C’est la première étape.
La question est: comment se rapprocher de ces Églises qui refusent d’entrer dans les critères habituels de l’œcuménisme (critères traditionnels donc, comme l’accès à l’eucharistie ou la sainte cène). Ces Églises pensent que ce n’est pas un problème, que puisqu’on partage la même foi, le même Saint-Esprit, rien ne nous empêche de partager la sainte cène. On passe donc complètement au-dessus des questions traditionnelles.
D’autres questions sont encore plus fondamentales pour les protestants: comment interpréter la Bible, par exemple, avec la traditionnelle grande opposition entre l’exégèse – informer historiquement –et une approche plus grammaticale, plus littérale, où on regarde le texte dans sa composition ? Aujourd’hui, il existe bien plus de subtilités que ces deux grandes approches car même l’exégèse littérale s’est ralliée au fait qu’il fallait connaître les contextes historiques. Il y a donc beaucoup moins de fronts et, actuellement, la question est plutôt de savoir distinguer le langage symbolique dans la Bible de celui qu’on doit prendre au pied de la lettre. Là, on a des désaccords sur le créationnisme, par exemple, et, plus fondamentalement, à propos de la résurrection de Jésus-Christ. Est-ce que c’est symbolique ou est-ce que c’est véritablement le miracle de la Résurrection? Ça, c’est une question vitale. Moi qui viens de l’exégèse historico-critique, je confesse pourtant la résurrection de Jésus-Christ. On est donc au-delà des frontières originelles mais cela reste très difficile quand c’est idéologique.
«En lisant la Bible, nous sommes appelés à entrer dans un processus de quête»
Avec toutes ces années, tout ce travail universitaire, tout ce savoir, j’imagine qu’il y a cette impossibilité pour toi d’avoir une approche naïve. Qu’est-ce que, par exemple, puisque tu viens de le citer, la résurrection de Jésus vient réveiller chez toi? En quoi cela vient-il te nourrir?
Pour moi il n’y a pas de schizophrénie entre le travail scientifique (au sens où on va vraiment examiner les textes avec distance et acribie (2)) que j’ai pu faire, que je lis, dans lequel je baigne, et cette approche. Cela vaut aussi d’ailleurs pour le sujet des femmes (pour prendre un exemple extérieur à cette question de foi ou de non-foi), il n’y a pas de schizophrénie entre ce qu’on analyse scientifiquement et ce qu’on dit dans le langage croyant car pour moi, ce sont deux langages qui se situent à des niveaux différents, qui font appel à un engagement différent.
Je vois bien qu’il y a des sujets, des mystères qui rendent le langage et les connaissances scientifiques insuffisants. La résurrection reste le mystère mais il y a aussi la démarche personnelle de mon expérience de croyante qui me fait découvrir, dans ma propre vie de foi, de prière, de rencontres et dans mon vécu que certains mystères ont trouvé des éclaircissements qui, sans avoir résolu toutes mes questions, loin de là, me font simplement rester fidèle à ma démarche de foi et ne me font ni perdre la foi ni d’ailleurs relativiser mes convictions, au contraire. Je suis dans une quête chrétienne qui se poursuit et la Bible ne me donne pas de solutions ni de réponses, elle me montre des traces à suivre. La notion de ceux qui me précèdent, des précurseurs dans la foi, m’est très importante car, finalement, qu’est-ce qu’on a dans la Bible? On n’a pas la parole de Dieu, comme tombée du ciel, avec l’idée qu’il faut croire chaque mot tel qu’il est écrit sans poser de questions.
Ce qui complique tout c’est que nous avons la trace de l’expérience des gens qui ont rédigé ces textes (une expérience croyante donc déjà seconde par rapport à la réalité de l’événement) puisque ce sont les rédacteurs qui ont rapporté, pour reprendre cet exemple, le récit de la résurrection. Ce qui m’intéresse dans la résurrection, c’est qu’il n’y a pas de merveilleux dans le texte biblique: précisément, il n’y a rien à voir dans le texte qui parle de la résurrection de Jésus Christ, il n’y a qu’un tombeau vide. Certes, un ange ou un être de lumière leur parle et cela peut être compris comme du surnaturel, mais ce n’est pas une chose si extraordinaire en soi. Ce qui m’intéresse, c’est que le texte lui-même est très réticent. Si j’avais voulu écrire un texte pour convaincre tout le monde que Jésus est ressuscité, j’aurais apporté plein de détails, j’aurais décrit tout ce qui s’était passé: «Il est sorti, je l’ai vu, il est apparu à la sortie de la tombe», etc. Or il y a une réticence absolue à donner des preuves, ce qui me paraît déjà très intéressant. L’approche est humble et fidèle à l’inconcevable. D’ailleurs, l’évangile de Marc, le plus ancien, sa première phase rédactionnelle, se termine au chapitre 16, verset 8, sur le fait que les femmes n’ont rien dit à personne «parce qu’elles avaient peur». Cela se termine donc sur la peur des femmes et non sur ce qui vient après le verset 9, qui fut sans doute ajouté plus tard, qu’il est apparu à d’autres.
Nous aussi sommes devant un étonnement absolu, du jamais vu. Et pourquoi n’y aurait-il pas du jamais vu dans notre expérience humaine? Ensuite, d’autres textes comme l’évangile de Jean parlent des apparitions du Ressuscité, bien qu’ils ne l’aient pas reconnu tout de suite, et c’est tout aussi intrigant car si j’avais voulu rédiger pour convaincre tout le monde, j’aurais dit qu’ils l’avaient immédiatement reconnu, que c’était évident, c’était lui. On montre au contraire un processus et en lisant les textes bibliques, nous sommes appelés à entrer dans ce processus de quête qui, sans être une évidence, constitue une trace des effets de ce qui s’est passé. Est-ce que je le prends comme une chose susceptible de m’inspirer? Moi je le prends de cette manière, comme cette quête qui est déjà biblique.
Et ta quête biblique, ce serait quoi?
Ma quête biblique n’est pas d’avoir des preuves, dans la mesure où je crois que même si on en avait, cela resterait de l’ordre de la liberté de croire ou de ne pas croire. Au fond, la quête, c’est approfondir le sens de la vie avec des propositions de sens. Ce qui pour moi est absolument unique du point de vue du christianisme, c’est ce que Jésus de Nazareth a vécu, qui est l’exigence absolue et que je suis d’ailleurs incapable de remplir: l’amour du prochain, «Aime ton prochain comme toi-même». L’amour, respecter le prochain dans sa différence. Je reviens à cette question de la réconciliation, peut-être que c’est une déformation professionnelle mais pour moi, c’est un apprentissage perpétuel et j’essaye toujours, dans une autocritique, de voir où résident les résistances. Et la vie, plus que jamais aujourd’hui, nous oblige à cet apprentissage de l’autre.
(Lire la suite de l’entretien)
Transcription: Pauline Dorémus
Illustration : illustration du podcast Protestantes! par Anna Wanda Gogusey et portrait d’Élisabeth Parmentier.
(1) Lire le texte de cette déclaration de 1998 sur le site Unité des chrétiens.
(2) Acribie: «qualité de l’érudit qui travaille avec un soin extrême» (du grec ancien ἀκρίβεια, akribeia, exactitude).