Désobéissance civile et lutte environnementale (2)
Retour, dans cette deuxième et dernière partie de l’entretien entre Jérémie Claeys et Caroline Ingrand-Hoffet, sur les années d’existence de la ZAD de Kolbsheim, entre petites victoires, déboires et inoubliables moments de communauté. La pasteure qui, depuis la mise en échec du combat contre le GCO, est plus que jamais engagée en faveur de l’environnement et des militants écologistes, livre ses réflexions sur le rôle pastoral face aux grands débats sociétaux actuels et interroge les différentes formes de lutte militante, leurs limites et leur légitimité.
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Jérémie Claeys: Tu as parlé dans diverses interviews du fait que tu étais un peu sur une ligne de crête, avec cette tentation de fondre dans le militantisme mais de laisser de côté tes convictions religieuses à la maison. Il y avait le devoir de réserve, aussi. Tu as vraiment réussi à maintenir ces deux éléments-là en équilibre et c’est pour cela que ça a marché. Le projet de construction a abouti, mais cette magie dont on parle a porté des fruits différemment. Comment l’as-tu vécu ?
Caroline Ingrand-Hoffet: Une première journaliste est venue me voir au moment de l’installation de la ZAD, à l’été 2017, puis le maire est venu me dire qu’il faudrait pouvoir alerter les gens quand les machines arriveront – nous savions qu’elles risquaient d’arriver alors que toutes les autorisations n’étaient pas encore obtenues: nous avions donc toutes les justifications pour empêcher le début des travaux – et que, si j’étais d’accord, nous pourrions utiliser les cloches pour prévenir les gens du village, tous ceux qui n’ont pas les réseaux sociaux, etc. Sachant qu’une des forêts à défendre – c’est là que la ZAD s’était installée – était vraiment à quelques centaines de mètres du village, j’ai dit oui, bien sûr. De toute façon, l’église appartient à la mairie donc d’une certaine manière, il n’avait pas besoin de demander mon autorisation, ça ne relevait pas de mon pouvoir.
Il s’est ensuite agi de savoir qui serait de garde, quel matin, et il s’est trouvé que le matin où les machines sont arrivées, c’était moi qui étais de garde. C’est donc moi qui suis allée sonner et je n’ai pas tiré la corde comme les gens l’imaginent ! Les journalistes voulaient tous me filmer en train de faire ce geste mais c’était juste un plomb, comme sur un tableau électrique, rien de visuellement très intéressant pour les journalistes ! Cela dit, c’est vrai que c’était un moment impressionnant. J’ai couru à l’église… c’était assez particulier. Et puis ce jour-là, comme c’était la première fois qu’on appelait les gens à intervenir, on était une centaine de personnes et les forces de l’ordre, arrivées après nous, se sont retrouvées devant le fait accompli. Dans mon souvenir, il y avait peut-être trois machines, ce n’était pas la grande invasion. Quelques personnes se sont attachées aux arbres et aux machines et ces dernières se sont arrêtées. Le maire de Kolbsheim a tout de suite alerté la députée, celle-ci a téléphoné à Paris et les travaux ont été arrêtés. Et comme ces travaux de coupe de forêts ne peuvent se faire que durant une tranche d’un mois (pour des raisons de préservation de certaines espèces, entre autres les chauves-souris), nous savions que nous avions fait gagner un an à la forêt, ce qu’il s’est effectivement passé.
Nous avons maintenu une présence de ZAD pendant toute l’année (avec moult sonneries de cloches) car de nombreux travaux préparatoires ont été faits pendant cette année, des travaux archéologiques ou encore de sondage de sol. Nous avons donc été, les jeunes et nous, beaucoup mobilisés. Nous savions que la prochaine grosse étape serait septembre 2018. Le 20 septembre 2017, nous avons donc réussi à arrêter les machines et, suite à cela, j’ai été convoquée à la grande gendarmerie de Strasbourg, tout comme le maire et trois militants. Le gendarme ne savait pas quoi faire de moi et moi je ne savais pas du tout ce que je faisais là, c’était vraiment étrange et impressionnant ! Enfin, c’était de l’intimidation, il n’y a pas eu de suites. Ça, c’était une première étape. En 2017, suite à cet événement, une première journaliste, intéressée par ce que j’avais fait, a souhaité me rencontrer. Cette année-là, on célébrait les 500 ans de la Réforme et un supplément de La Vie de l’automne 2017 était distribué, à l’occasion de Protestants en fête à Strasbourg, dans lequel était présenté un certain nombre de portraits de femmes protestantes françaises, dont moi. Le titre de mon portrait était La pasteure de la ZAD. Je me suis dit: «Mais qu’est-ce que c’est que ce titre ! »… Et la journaliste elle-même m’a confié que ce n’était pas le titre qu’elle avait choisi mais celui de la rédaction.
Ça te colle à la peau, maintenant !
J’étais un peu énervée par ce titre à l’emporte-pièce qui faisait un peu accrocheur, mais je me suis prise au jeu, et j’ai dit: OK, va pour la «pasteure zadiste». Et finalement, c’est un peu ce que je suis devenue. Tout le monde savait que j’étais pasteure, je ne l’ai jamais caché et certains allaient probablement voir ailleurs quand j’arrivais, car, simplement, ça ne les intéressait pas. Mais il n’y a jamais eu d’opposition et j’ai eu de super discussions avec ceux qui étaient là. Je me souviens de conversations avec un musulman, avec des personnes de toutes croyances, on pouvait vraiment échanger. Je leur disais pourquoi j’étais là et j’avais envie de savoir pourquoi eux étaient là. Et petit à petit, grâce aussi à l’équipe de collègues autour de moi, nous avons réussi à assumer ce qu’on pourrait appeler une présence protestante, même si de nombreux catholiques se demandaient pourquoi nous étions tout seuls et pourquoi leurs curés n’étaient pas là. Nous avons essayé d’opérer ce rapprochement mais il n’y a malheureusement rien eu à faire et nous avons donc organisé des fêtes œcuméniques même si il n’y avait pas forcément de représentants catholiques dans la célébration elle-même.
Petit à petit, de manière assez naturelle et tranquille, des choses se sont organisées. Par exemple, à Noël, des jeunes qui n’avaient pas de famille restaient sur place pour les fêtes. Or, passer Noël dehors en Alsace ce n’est pas folichon, il y a de la boue, il fait froid… Je me suis dit qu’on ne pouvait pas les laisser comme ça. Avec les militants, nous avons donc décidé de faire une petite célébration de Noël et cela reste pour moi un des souvenirs les plus extraordinaires. J’étais très reconnaissante et très touchée de me retrouver ce soir-là dans la boue, dans le froid, avec des gens qui, même si eux étaient globalement soutenus, sont tout de même de manière générale mal perçus par la société – le mot zadiste, déjà, n’est pas franchement positif dans la bouche de beaucoup de gens.
«C’est qui celle-là ?»
Et qu’avez-vous fait ? Un culte de Noël ?
C’était drôle parce que les militants se sont mis la pression, en sachant que la pasteure allait débarquer, pour mettre les lieux en mode église ! Ils avaient tout rangé, avaient mis une table, une nappe blanche, avaient ressorti la couronne de l’Avent que je leur avais apportée un mois avant, les bancs étaient bien alignés. Je leur ai dit que ça n’allait pas être possible, que je n’étais pas venue pour faire un laïus ! Je me suis mise de l’autre côté de la table, j’ai mis les bancs en rond et nous avons fait un partage autour de citations sur la nature. J’avais aussi apporté des recueils comportant des chants de Noël et, avec un collègue qui jouait de la guitare, nous leur avons fait choisir quelques chants. C’était quelque chose de très participatif. Je leur ai dit que dans la Nativité il y avait les bergers et que, les bergers, c’était un peu eux, puisqu’ils sont en dehors du village, viennent de loin, ne sentent pas bon, on se demande ce qu’ils font là, on ne veut pas qu’ils viennent se mélanger à nous, etc. En l’occurrence, c’est aux bergers que les anges sont venus annoncer la Bonne nouvelle. Je leur ai simplement dit que j’étais contente d’être là avec eux ce jour-là.
Ça devait être fort, cette communauté que tu as portée et que tu continues de porter. Pendant ces quelques années, cette proximité, l’intensité de cette lutte vécue au quotidien, puis ces rapports, cette confiance qui s’est tissée entre vous ont aussi dû être très intense.
Oui, une confiance qu’il fallait tout le temps regagner, car les jeunes ont beaucoup tourné, il y en avait tout le temps de nouveaux. Comme ils avaient accès à la salle paroissiale, je les voyais défiler. Quand je voyais une nouvelle tête et que j’avais le temps, je venais dire bonjour et je sentais aussitôt qu’on se demandait: «C’est qui celle-là ?».
Alors que c’est la salle paroissiale, ils étaient donc chez toi !…
Tout à fait ! Le fait de sentir que je n’étais pas dans le jugement les mettait en confiance. Et, globalement, ils ont vraiment respecté les règles de la salle paroissiale, qui restait quand même aussi le lieu des activités de la paroisse. Cette espèce de cohabitation s’est très bien passée, même s’il y a inévitablement eu des frictions. Dans les livres, on a parfois l’impression que les ZAD, c’est le paradis sur terre… mais ce n’est pas le cas non plus, évidemment.
Ce qui est assez touchant c’est qu’un des pans de mon ministère de pasteure de la ZAD a aussi résidé dans les contacts avec un certain nombre de familles de zadistes qui s’inquiétaient pour leurs enfants. Certains ont téléphoné au maire ou m’ont téléphoné à moi et j’en ai accompagné quelques uns par téléphone, en essayant de leur dire à quel point j’étais admirative de leurs enfants. Pour certains, c’était extrêmement inquiétant de voir leurs enfants vivre de rien. Ils étaient soit énervés, soit inquiets. Une femme, notamment, cherchait sa fille dans toutes les ZAD, alors nous avons effectué des recherches avec des photos. Il y a réellement eu des espèces d’accompagnement des familles de zadistes et, pour elles, c’était très précieux: puisque c’était la pasteure qui leur disait où était leur fils et qu’il allait bien, cela avait évidemment un poids. Les zadistes ramenaient aussi des jeunes qu’ils trouvaient dans les rues de Strasbourg, des SDF. C’était une sorte de communauté de tous ceux qui ne savaient pas où aller, souvent des gens pas du tout militants, ce qui posait d’autres problèmes. Quand ils ont découvert un jour qu’ils avaient ramené une mineure échappée de son foyer, ils sont tout de suite venus me solliciter, me demandant de passer des appels parce qu’eux ne pouvaient pas dire où ils étaient.
Ça devait être bouillonnant de vie, et de contradictions aussi ?
Oui et parfois, c’était un petit peu lourd pour ma famille, pour nos deux filles. On allait beaucoup à la ZAD ensemble. Elles étaient petites (en 2017, elles avaient 2 et 6 ans) mais la grande posait déjà plein de questions sur le choix de vie de ces jeunes qui avaient décidé de vivre sans électricité, dans la précarité, dans le froid, pour défendre la nature. Et puis, elle demandait aussi pourquoi on n’était pas d’accord avec les policiers, pourquoi les policiers étaient méchants… Ça nous a obligé, avec mon mari, à nous positionner sur toutes ces questions en se mettant au niveau des enfants. C’était un beau défi !
«Ils ont installé des tentes et ont dormi dans la cour du presbytère»
Cela devait être particulièrement exposant pour vous en tant que famille, cette situation… Vous étiez certes volontaires, mais votre sphère intime en était aussi affectée.
Oui. Heureusement, en 2017, nous avons réussi à faire partir les machines et durant toute cette année, nous allions régulièrement à la ZAD.
Puis, le 10 septembre 2018, la ZAD a été évacuée (j’ai d’ailleurs de nouveau sonné les cloches). Nous avions été prévenus la veille, informés par des sources, mais cette fois-ci évidemment, les forces de l’ordre ont débarqué à 550 en RoboCop, comme à Paris. C’était très, très impressionnant. Évidemment, face au 200 militants et 20 zadistes, le combat était perdu d’avance. Une fois qu’on a su que c’était pour le lendemain matin, les zadistes ont évacué leurs affaires de la ZAD et à minuit, ils ont débarqué à la salle paroissiale ! Je me souviens avoir entendu du bruit, être redescendue car j’étais déjà couchée. Je leur avais dit de ramener tout ce qu’ils pouvaient dans la salle paroissiale qui s’est transformée en dépôt annexe de ZAD, avec les fûts de bière et les tuyaux pour s’attacher aux arbres ! Comme il a fait beau cette année-là en septembre, ils ont installé des tentes et ont dormi dans la cour du presbytère.
Ce mois-là, nous avons donc vraiment cohabité avec les zadistes. Je leur disais: «Vous voyez la fenêtre là-haut ? Quand les volets sont fermés, c’est que ma fille dort et qu’il ne faut plus faire de bruit». Globalement, cela s’est vraiment bien passé, ils mesuraient la chance qu’ils avaient d’être accueillis. De plus, l’année 2018-2019, des gens du village avaient mis à leur disposition des prés ou des vergers privés desquels ils ne pouvaient pas être expulsés. Ils sont donc allés s’installer de l’autre côté du village et ont encore essayé autant que possible, avec des militants, de ralentir les travaux. Mais la répression a été telle qu’au bout d’une année, les derniers jeunes sont partis. De toute façon, ils avaient tous un casier judiciaire, il n’y avait plus moyen de faire quoi que ce soit. On voit d’ailleurs que les choses ont empiré puisqu’à l’heure qu’il est, il n’y a plus de ZAD. La répression est tellement immédiate qu’ils ne laissent plus rien s’installer.
Je ne sais pas combien de jeunes ont défilé, de l’été 2017 à l’été 2019, peut-être entre 100 et 200. Il n’y a pas si longtemps encore, un garçon a sonné chez moi en disant: «Tu te souviens de moi ? Tu m’avais soigné quand j’étais blessé !». Je ne m’en souvenais pas; il y en avait eu tellement ! Il y en a de temps en temps qui débarquent, comme ça, en racontant ce qu’ils ont vécu ici et je suis aussi encore en contact avec certains.
Une étape importante de cette lutte: la cérémonie d’adieu aux arbres. Peux-tu nous raconter cet enterrement pas comme les autres ?
Suite à la coupe de la forêt et à l’évacuation de la ZAD, il s’est avéré dans les jours qui ont suivi que tout le monde était sous le choc, que ce soit les gens du village, des militants des associations, les jeunes zadistes, les politiques locaux. Tout le monde était un peu perdu et ne savait pas comment réagir à la situation ni comment gérer émotionnellement, individuellement et collectivement. Je me suis alors dit qu’en tant que pasteurs, notre outil face à des gens en deuil est de réunir les gens et d’avoir une cérémonie d’enterrement. Nous nous sommes donc réunis, avec une petite équipe de pasteurs et des artistes du village qui se sont proposés et avons monté une célébration qu’on a appelée «enterrement des arbres» ou «adieu aux arbres» dans l’église de Kolbsheim.
C’était une célébration chrétienne au sens où il y a eu une lecture d’un passage d’évangile au milieu de la célébration, un passage qui parle d’un figuier qui doit être coupé, j’étais donc tout à fait dans mon rôle de pasteure en transmettant un message d’espérance à partir de l’Évangile. Mais l’idée était aussi que tout le monde s’y sente bien, y compris les jeunes zadistes qui n’avaient jamais eu de contact avec l’Église. Pour eux, c’était même inconcevable de simplement s’asseoir sur un banc d’église. Le lieu a donc été adapté, on a mis des couvertures par terre de façon à ce que les jeunes puissent s’asseoir et, à force de persuasion, de confiance, et d’encouragements, en leur disant que ce moment était aussi conçu pour eux, nous avons réussi à les faire participer. Ils sont rentrés en portant un tronc qu’ils avaient été chercher dans la forêt, symbole de cette forêt qui avait été coupée et à laquelle nous disions adieu. Nous avons lu des messages écrits par une foule de personnes qui racontaient ce que cette forêt avait été pour eux. Une jeune a également partagé de l’encens pour que tous nos sens puissent participer à ce deuil et que ça ne soit pas une célébration qui fasse uniquement appel à l’intelligence. Nous avons vécu un moment très fort, l’église était pleine, il y avait même des gens à l’extérieur. Un détail à la fois drôle et intéressant dans ce moment de solidarité qui allait bien au-delà de l’Église: nous avions utilisé à l’extérieur la sono de la CGT, qui avait l’habitude de sonoriser les manifestations.
Cette célébration a laissé des traces, on m’en parle encore aujourd’hui. Elle a donné une couleur à l’église de Kolbsheim, les gens me disent aujourd’hui encore: «Ah, c’est l’église où a eu lieu l’enterrement des arbres». Plusieurs personnes qui ne fréquentaient pas les lieux ont même dit que maintenant c’était aussi un peu leur église. Ça a vraiment joué un rôle d’ouverture de l’Église sur le monde militant et sur la vie, tout simplement. Et en cela, c’était un moment extrêmement fort et, paradoxalement, alors que j’ai pu être accusée de paganisme ou de toutes sortes de choses et susciter critiques et inquiétudes, je ne me suis jamais autant sentie à ma juste place de pasteure qu’en pouvant accompagner cette très large communauté de militants en deuil.
«Il n’y avait pas de dialogue possible»
Une des spécificités de votre lutte, c’est aussi la non-violence et la désobéissance civile. Est-ce que tu peux nous en parler ?
Effectivement, la non-violence a été la marque de fabrique de la ZAD et les jeunes savaient que c’était une condition nécessaire pour que le maire les soutienne. Il y a en effet le côté légal et la situation a été très compliquée à gérer pour le maire (pas la ZAD mais ce combat et le fait que lui avait l’opposition du maire de Strasbourg).
Il y a un vrai côté village de Gaulois !
Tout à fait ! Il y avait quand même quelques autres villages mobilisés, mais c’était vraiment le maire de Kolbsheim qui était, avec un autre, en tête de pont et pour qui ça a été très compliqué. Pour nous, c’était clair que la non-violence était le prérequis pour que ça se passe bien, au point que certains jeunes sont venus, ont vu et sont repartis en disant qu’on n’obtiendrait rien en étant non-violents. C’est vrai que ça a été d’autant plus difficile à la fin, à une période qui a coïncidé avec le début du mouvement des Gilets jaunes qui donnait l’impression qu’on pouvait obtenir des choses par la violence. Même auprès des militants ou des gens du village, on entendait qu’on aurait dû être violents et qu’ainsi on aurait obtenu quelque chose. C’était très impressionnant d’entendre ce désarroi chez ceux qui jusque-là, avaient défendu la non-violence.
De mon côté, j’ai aussi appris à faire preuve d’humilité car, ce grand concept de non-violence, on le questionne quand on se prend des gaz lacrymogènes, des phares à 5 heures du matin, quand on est surveillés (pendant un mois, tant que les jeunes étaient là, une voiture de gendarmes passait devant la cour du presbytère toutes les 20 minutes et freinait pour permettre aux gendarmes d’observer ce qui s’y passait). C’est quand même très étrange, ce sentiment d’être sous surveillance… En même temps, il y avait un certain respect de la part des policiers locaux (d’ailleurs, il y a aussi eu des policiers venus de l’extérieur, justement pour qu’il n’y ait pas trop de bonne entente). Je me souviens très bien d’un gendarme local qui voulait parler à un des zadistes présent dans la salle. Il est allé voir le maire pour que celui-ci vienne me chercher, m’a fait sortir de la cour du presbytère pour me dire: «J’aimerais parler à Untel mais je ne passerai pas le portail du presbytère». Une espèce de respect, donc. Pour lui il n’avait pas, en tant que gendarme, à entrer dans le périmètre du presbytère. Ça m’a marquée car, d’une certaine manière, cela renforçait le sentiment de sécurité qu’avaient les jeunes en étant dans le presbytère. Je ne sais pas si juridiquement c’était fondé mais en tout cas c’était très clair !
Et donc oui, cette non-violence, quand on se sent soi-même menacé, surveillé, et quand on a un sentiment de colère, d’injustice de la part de l’État qui n’écoute pas, on l’interroge. Il s’agissait tout de même d’un projet autoroutier qui n’avait eu que des feux rouges environnementaux vis-à-vis desquels l’État était passé outre. C’était vraiment incompréhensible, insupportable. Au-delà du fait que nous vivons maintenant avec le bruit de l’autoroute, la question est: «Elle est où, notre démocratie ?». On crée des instances pour se positionner sur des dossiers mais on ne tient pas compte des positions de ces instances, alors à quoi bon ? Avec ce sentiment-là, savoir où commence la violence, qu’est-ce qui est légitime et qu’est-ce qui ne l’est pas n’est plus si évident. Quand on a l’impression que, vraiment, la violence est du côté des forces de l’ordre – c’est une réalité, ils ont été extrêmement violents et même leur présence était violente tant c’était énorme, massif – on se demande si lorsque les jeunes lancent des ballons remplis de peinture sur les gendarmes mobiles, c’est de la violence… Pour moi, ce n’était plus si évident que ça, surtout qu’en général ils visaient à côté ! C’était tellement bon-enfant et amateur du côté des militants alors qu’en face on avait une espèce de mur, à tous points de vue. Il n’y avait pas de dialogue possible ni de passage possible d’un mur, au sens physique, puisqu’on ne pouvait plus descendre dans la zone où le chantier commençait. Et cette question m’interroge et m’inquiète aujourd’hui.
J’ai été sollicitée par des étudiants à Strasbourg dans le cadre des manifestations pour les retraites et, très honnêtement, je leur ai dit ne plus trop bien savoir comment me situer par rapport à la question de la violence. Où est-ce qu’on place le curseur ? Personnelement, je ne pourrais jamais être violente physiquement, mais où commence cette violence et, encore une fois, quand on la ressent, quand on a l’impression d’en être victime, comment est-ce qu’on trouve le chemin pour ne pas répondre à la violence par la violence ? C’est extrêmement compliqué.
«Nous n’avons pas la lutte honteuse»
J’imagine que certains principes liés à ta spiritualité chrétienne t’habitaient et venaient peut-être étayer ta pensée à ce moment-là ?
Je suis effectivement suffisamment ancrée pour rester calme. En revanche, comment dire aux jeunes aujourd’hui, face à ce que l’État fait ou ne fait pas, de ne surtout pas user de violence ? J’avoue trouver ça compliqué. Quant à la question de la désobéissance civile, pour moi elle s’est imposée dans un deuxième temps. De fait, on pourrait dire que ce que j’ai fait était déjà un peu de la désobéissance civile , mais quand je suis allée sonner les cloches à 7 heures du matin, je ne l’ai pas vécu comme tel.
En revanche, c’est ce que j’ai ressenti ces dernières années et l’un des déclencheurs pour moi a été le discours d’inauguration du GCO par Jean Castex. Ce discours, qui était visible sur Internet, m’a mise hors de moi. Il a commencé en disant: «Nous n’avons pas l’inauguration honteuse», ce qui sous-entendait bien qu’il y avait eu tout le contentieux. Et ensuite, il s’est très gentiment moqué des militants écolos en disant: «Mais moi, j’aime beaucoup le grand hamster d’Alsace !» (c’est l’espèce emblématique de la région, en voie de disparition, et pour laquelle la France a été punie par l’Europe sur les questions de protection). Que le Premier ministre se permette de faire rire son assemblée sur ce sujet, c’était intolérable. Puis, il a parlé de simplifier les procédures, parce qu’il faut pouvoir aller plus vite et que toutes ces instances arrêtent de nous mettre des bâtons dans les roues ! On a pu entendre aussi qu’il n’y avait plus de problèmes avec les autoroutes qui aujourd’hui sont vertes car seules des voitures électriques vont y rouler… Quoi qu’il en soit, il a annoncé dans ce discours qu’ils allaient relancer tous les projets autoroutiers à l’arrêt et c’est effectivement ce qui s’est passé depuis.
On était alors en décembre 2021 et tout le monde était atterré. Certains sont allés manifester pendant l’inauguration. Moi, je n’étais pas disponible, mais plus personne ne savait comment réagir. Je me suis alors dit que ce n’étais pas possible, qu’on ne pouvait pas laisser le Premier ministre se moquer de nous comme ça ! D’une certaine façon, je me sentais comme une espèce de porte-parole de tous les militants que je sentais totalement dénigrés, écrasés même par ces paroles de manière scandaleuse. J’ai réécouté ce discours en boucle, j’ai noté chaque phrase et j’y ai répondu point par point. J’ai commencé en disant: «Vous n’avez pas l’inauguration honteuse, eh bien nous n’avons pas la lutte honteuse». Ça a été publié sur Internet par le réseau dans sa version complète, puis en version un peu raccourcie dans le journal local.
Là, j’ai bien vu qu’il n’y a pas eu d’autres réactions officielles ou de têtes de la lutte car plus personne n’en avait le courage. Je me suis dit que le pasteur pouvait aussi être ça, quelqu’un qui peut être le porte-parole de ceux qui n’arrivent plus à dire ce qu’ils pensent. Ce discours-là a donc véritablement été un élément déclencheur pour moi. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas s’arrêter là, que ce qui était en train de se passer était trop grave. Avec la crainte aussi que tous les autres dossiers que je ne connaissais pas soient tout autant emplis d’absurdités et de mensonges. On ne peut que se demander quelle confiance on peut encore avoir dans le politique or, pour moi dont le père faisait de la politique, c’est tellement important, la démocratie.
Une des rares fois où j’ai eu des tensions avec les zadistes c’est quand ils déclaraient ne plus aller voter ou que les politiques étaient tous pourris. Je n’étais pas d’accord. C’était au moment de l’élection d’Emmanuel Macron et je me rappelle avoir dit à certains que j’étais désolée mais que, certes Macron ce n’était pas terrible, mais qu’il y avait pire. Eux disaient non, tous pourris, tous pareils. Là-dessus, j’ai vraiment toujours défendu les politiques, parce qu’on en a besoin, et j’étais d’autant plus en colère et mobilisée. À la suite des évènements de la ZAD, j’ai été en contact avec Green Faith à un moment où je me demandais pour quoi je pouvais désormais me mobiliser, au-delà du kairos, comme on dit, du moment qui m’avait été donné et qui était terminé. Qu’est-ce que je devais faire ? Redevenir une pasteure de paroisse classique ? À moins que ce que nous venions de vivre puisse encore porter des fruits ailleurs et aider à vivre d’autres situations.
Et la mobilisation pour Green Faith et contre EACOP (East Africa Crude Oil Pipeline), ce projet de pipelines en Ouganda, en Tanzanie, a été pour moi l’occasion de me mobiliser. C’est suite à cette première mobilisation, en novembre 2022, qu’a eu lieu cette rencontre avec des étudiants qui m’avaient sollicitée pour leur parler à la fac. J’étais encore en position d’encourager les jeunes à la désobéissance civile, de leur dire qu’on les soutenait. Puis, en mars, nous avons organisé, en lien avec le festival mis en place à Kolbsheim à la suite de cette lutte (c’est encore une autre histoire) une projection du film État de nécessité, un documentaire suisse qui relate le suivi juridique de jeunes ayant fait de la désobéissance civile en Suisse. Nous avons fait cette projection à Kolbsheim, mais je me suis battue pour qu’il y ait des jeunes venus aussi de Strasbourg pour représenter les associations, Alternatiba, Extinction Rebellion, etc. Nous avons réussi et il y a vraiment eu un moment d’échanges après ce documentaire entre les vieux de la vieille de la lutte anti-GCO et de jeunes militants pour le climat aujourd’hui. J’ai conclu en disant aux jeunes: «Allez-y, on vous soutient !»… puis je suis rentrée chez moi et je me suis dit que ça n’allait pas suffire.
Dans plusieurs témoignages que j’ai pu faire auprès de jeunes, et notamment de jeunes catholiques, j’ai ressenti à quel point j’étais d’une voire deux générations au-dessus d’eux et que je représentais d’une certaine façon l’institution. Et pour beaucoup de jeunes, sentir que quelqu’un qui est dans l’institution et d’une autre génération peut les soutenir, être avec eux, considérer que ce qu’ils font est juste, que leur cause est bonne et que leurs méthodes aussi sont tout à fait justifiables et justifiées, c’était extrêmement important. Avec cette projection au mois de mars, je me suis donc dit que ça ne suffisait plus de les soutenir, qu’il fallait être avec eux. La situation est tellement grave qu’il faut y aller de toute façon. D’où effectivement ma participation concrète à la désobéissance civile, non violente, sur une passerelle à Paris au mois de mai, toujours contre EACOP, et avec cette dimension qui était très importante pour moi de l’interreligieux. C’est ce qui a été ajouté par cette lutte auprès de Green Faith en 2022, 2023 et 2024 par rapport à ce qu’on a vécu à Kolbsheim. Le fait de d’être en interreligieux est extrêmement fort; cela ajoute une dimension symbolique très importante.
Donc oui, la désobéissance civile, en tout cas assumée, pensée, réfléchie à l’avance, est plutôt un fruit de la lutte. Au moment du GCO, j’avais un peu le nez dans le guidon, j’avançais comme ça venait, sans savoir où j’allais (heureusement, peut-être ?). Ces derniers temps, je me dis que c’est cette lutte qui a fait de moi une militante.
«Il faut un collectif, ou plusieurs»
Toi qui es parvenue à allier foi chrétienne et engagement personnel, que dirais-tu à quelqu’un qui a écouté ton histoire, qui aimerait marcher dans tes pas, mais qui a peut-être un peu peur parce que cela semble demander énormément ? Que dirais-tu à quelqu’un qui ne sait pas trop comment se positionner entre la foi, la politique, la militance, l’engagement, qui est peut-être tiraillé ou qui peut-être se dit que ce n’est pas pour lui parce qu’il n’a pas le temps, parce que c’est compliqué ou parce que les conséquences pour la vie de famille sont trop importantes ?
Je dirais d’une part que pour moi, l’engagement spirituel, ou l’engagement chrétien, nourrit l’engagement politique et réciproquement. Quand on a des doutes sur ce qu’on fait au nom de sa foi ou sur le politique aujourd’hui, allier les deux permet de se dire qu’il y en aura toujours au moins un des deux qui tiendra et qui pourra porter l’autre pendant un moment. C’est ce que j’ai expérimenté.
Et puis, il ne faut pas être tout seul. Moi, j’ai été mise en avant par les médias parce qu’ils cherchent toujours un visage mais, de fait, j’avais derrière moi une équipe, mon mari, bien sûr, mais aussi un pasteur jeune retraité, Jean-Marc Dupeux, qui me disait que j’étais en train de créer un ministère d’aumôniers de ZAD ! Il était à fond, il était là, il me soutenait et me poussait aussi à assumer l’Évangile, à remettre l’Évangile au cœur. Sans cette équipe autour de moi, rien n’aurait été possible et je n’aurais pas trouvé ce chemin de crête dont nous parlions tout à l’heure. Il faut donc un collectif, ou plusieurs, si on a plusieurs ancrages. C’était mon cas, car il y avait l’équipe de collègues pasteurs militants – qui continue à se rencontrer, d’ailleurs – et puis l’équipe du collectif GCO, non merci dans lequel petit à petit j’ai pu trouver mes marques. Il faut d’abord trouver des alliés, ne serait-ce que pour lutter contre l’anxiété et l’angoisse que peut susciter notre société actuelle. Si on reste tout seul, c’est forcément beaucoup plus angoissant. Il faut être bien entouré, peut-être aussi de diversité, ne pas être qu’entre jeunes éco-anxieux, dans un entre-soi ou peut-être personne ne trouvera la force de proposer d’essayer encore quelque chose. Cette diversité des apports, je l’ai vraiment vue dans cette lutte ou même dans cet interreligieux que j’ai vécu avec Green Faith. On a tellement des approches différentes qu’elles sont finalement complémentaires et que, quand on est un peu perdu, quelqu’un d’autre a forcément une ouverture à nous indiquer.
Pour terminer, qu’évoque pour toi le mot protestante ? C’est presque une évidence de te poser cette question mais c’est la question rituelle.
Parmi les lettres anonymes que j’ai reçues, il y en a une signée d’un élu du Bas-Rhin. Je sais que c’est un élu du Bas-Rhin car c’est à la suite d’une distribution faite dans le cadre d’une réunion des maires du Bas-Rhin qu’on m’a renvoyé la feuille avec ce mot: «Je vous rends votre torchon, vous portez bien votre nom de PROTESTANT». Et j’ai répondu que oui, je crois que je ne le porte pas trop mal… Donc oui, protester dans le sens de résister. Moi, quand on me dit «protester», c’est le mot résister qui me vient car ça me paraît extrêmement important (justement pour ne pas être dans l’anxiété et dans la désespérance) de se rendre compte que si on se met ensemble, on est capables de résister. Et que, quand bien même ce contre quoi on lutte est mis en échec (et c’est ce qui nous est arrivé), on est toujours gagnants. On a gagné tellement de partages, de rencontres, de motivation, de découvertes de l’autre, de complémentarité, tellement de choses que c’est une victoire. Donc bien sûr que ça vaut la peine de résister.
Transcription: Pauline Dorémus
Illustration: le presbytère de Kolbsheim en 2016 (photo Ralph Hammann, CC-BY-SA-4.0).