Premiers de corvée et premiers de cordée - Forum protestant

Premiers de corvée et premiers de cordée

 

« À l’issue de la crise, il est fort probable que l’on découvre que des métiers, des procédures ou des fonctions considérés comme acquis par la longue sédimentation dont procède chaque entreprise – comme n’importe quelle construction sociale ayant une histoire plus ou moins longue – doivent être remis en cause, voire proprement supprimés. Et ce, d’autant plus que l’exigence de productivité et d’économie sera très forte pour de nombreuses entreprises, au moment de relancer leur activité avec une trésorerie en berne. » 

En se basant sur une enquête quantitative et des entretiens qualitatifs, Chloé Morin, Jérôme Fourquet et Marie Le Vern analysent les « failles » et les « bouleversements » que « l’on peut, à ce jour, observer dans un monde du travail mis à l’épreuve du confinement généralisé ». Après avoir rappelé « la brutalité et la rapidité de l’ajustement » demandé aux entreprises, ils notent que « la France du travail est divisée aujourd’hui en trois tiers, quasiment de même importance. Cette tripartition est inédite et ne renvoie que partiellement aux structurations habituelles de l’emploi en France » : un tiers des actifs « qui continuent de travailler actuellement sur le lieu de travail habituel malgré le confinement », un deuxième tiers qui « contribue également à faire fonctionner la machine économique et la société, en mode certes ralenti » depuis chez soi, et un dernier tiers avec des « personnes qui ont été mises en congé ou qui sont en congé maladie, des personnes en chômage partiel ou au chômage. Ce groupe, déjà nombreux, est en expansion rapide. » Cette segmentation inédite entre les activités jugées « vitales ou essentielles » et les autres dessine « de nouvelles lignes de clivages au sein du monde du travail qui se superposent imparfaitement à la segmentation socioprofessionnelle habituelle ». Cette segmentation aura aussi ses effets ensuite puisque, si on a beaucoup parlé des « conséquences psychologiques du confinement », on « a beaucoup moins parlé des conséquences psychologiques soit du télétravail, soit du travail « en première ligne » sur les salariés ». Sans parler des conséquences financières : « les trois quarts des cadres et des professions intermédiaires continuent de toucher leur salaire comme en temps normal. C’est également le cas pour deux tiers des employés, mais le monde ouvrier, lui, est quasiment scindé en deux : une moitié perçoit son salaire quand 43 % sont rentrés dans des dispositifs de chômage partiel ou technique. La situation est nettement plus préoccupante pour les artisans dont près de 4 sur 10 déclarent aujourd’hui ne plus avoir de revenus. » Si l’on tient compte également du « gommage total, imposé par les circonstances, entre vie professionnelle et vie personnelle » pour ceux qui sont obligés de télétravailler et de la « crise de conscience » qui peut affecter les « fonctions support » provisoirement inutiles, on ne peut que s’attendre à une aggravation de la « panne de reconnaissance très spécifique aux travailleurs français » et à une « forte défiance entre les trois catégories identifiées dans la première partie de cette note. Comment ceux que l’on aura accusés d’être « restés planqués » vont-ils rétablir la légitimité managériale suffisante, face à ceux qui auront « joué leur vie », à la discipline nécessaire en entreprise ? Comment vont-ils justifier, demain, des écarts salariaux qui peuvent aller jusqu’à près de deux cents fois entre le plus bas échelon et le plus haut ? ».

(8 avril 2020)