Remettre la performance et le mérite à leur place - Forum protestant

Remettre la performance et le mérite à leur place

Écart entre travail prescrit et travail réel, conséquences du management sur la citoyenneté, nécessité de toujours réfléchir au sens du travail en christianisme: dans cette relecture des différentes interventions à la convention Travail du 11 décembre, Pierre-Olivier Monteil conclut que, bien loin de «l’école d’incivisme» et de la «pédagogie du chacun pour soi» qu’il semble être parfois, le travail doit être envisagé comme «une pédagogie de l’autonomie dans l’interdépendance et une pratique du rapport à l’altérité».

À écouter sur le direct de la convention Travail (2:46:04 à 3:00:01).

 

Le travail est-il malade?

Je prends la suite avec plaisir dans cet exercice qui est délicat, tellement l’après-midi, je trouve, a été riche. Je vais commencer par un très rapide survol de différents éléments que j’ai saisis au vol.

Premièrement, il y a une grande ambiguïté – et de multiples ambiguïtés, dans le détail – de la situation du travail aujourd’hui. A plus forte raison quand on se met à en parler et tenter de le penser. Probablement parce que les choses sont en pleine mutation: il est difficile de les prévoir à l’avance et il est donc, de ce point de vue, un peu tôt pour se lancer dans des interprétations par trop affirmatives. C’est le cas du télétravail, choisi par les uns, pénible pour d’autres, souvent craint par le management, qui y voit le risque d’une perte de contrôle, tant et si bien que les tendances durables qui en résulteront sont aujourd’hui bien difficiles à anticiper.

Deuxièmement, le travail est, par excellence, un lieu où se nouent des rapports de force. On sait rarement au départ qui va l’emporter et si on va trouver un compromis. Il y a donc beaucoup d’ambiguïtés qui tiennent à l’indécision de ces jeux de pouvoir.

Troisièmement, il y a des risques et nous les avons notablement identifiés. Je pense en particulier à tous les enjeux d’invisibilisation liés aux représentations du travail et donc à la condition du télétravailleur, qui serait en train de passer sous les radars. Le risque, du reste, est que le télétravail donne lieu à un surcroît de contrôles, facilités par le numérique, dans le souci de remédier à cette invisibilité du salarié travaillant à domicile.

En revanche, il y a beaucoup de convergences en ce qui concerne les responsabilités du management. On voit que se manifestent de multiples attentes demandant aux managers de se mettre à l’écoute de leurs équipes, de mieux prendre en compte le travail réel (toujours différents du travail prescrit), de favoriser l’autonomie et, comme on a dit, de remettre l’humain au centre pour de vrai. Je dirais aussi: il revient aux managers de se mettre à penser l’exercice de leur fonction en termes de pouvoir, puisque manager consiste bien à en exercer un, même si cela leur est parfois difficile de l’assumer, dans une société qui se réclame de valeurs égalitaires. Enfin, il serait temps pour eux de penser le travail en même temps que le management, de manière à manager en connaissance de cause de ce qui se joue dans l’engagement au travail: plaisir, déplaisir, dépassement de soi, appartenance ou distanciation à l’égard du collectif, attentes de reconnaissance, etc. Il en va de même que pour un jardinier, qui serait bien maladroit s’il ne connaissait rien aux plantes. Les managers doivent s’intéresser davantage à l’activité de travail et ne pas se polariser sur les seuls résultats.

Pour l’heure, cela conduit à un constat fréquent, que je mets quand même en point d’interrogation: est-ce qu’on ne pourrait pas dire que, de nos jours, le travail est malade? Un des angles d’approche serait le fameux distingo que Catherine Mieg a souvent évoqué, dans son exposé, entre travail réel et travail prescrit. Le management privilégie la dimension du travail prescrit: la règle formelle, la procédure à suivre, la commande de la hiérarchie… Il a souvent tendance à ignorer – presque activement – la dimension du travail réel, c’est-à-dire le travail effectué concrètement, dont on sait qu’il s’écarte toujours de la prescription initiale parce que la part d’imprévu que comporte la réalité la prend de court et contraint le travailleur à inventer une parade. C’est la part d’ingéniosité de ce dernier qui comble l’écart. Il en résulte, structurellement, un clivage entre ceux qui sont en posture d’encadrement et ceux qui sont en situation d’exécution. C’est ce qu’on appelle classiquement un conflit de rationalités: chacun est persuadé que ce qu’il fait est rationnel et que ce que fait l’autre ne l’est pas. Comment parvenir à dépasser cet antagonisme? Cela supposerait que le management s’intéresse un peu moins aux résultats et aux tableaux de bord et un peu plus au cheminement qui a permis d’y parvenir en pratique. Il ne peut plus s’en tenir à établir des statistiques d’activité dans son bureau: il est attendu sur place, pour accompagner l’activité de ses équipes, là où elle se fait.

 

De l’engagement…

En termes de perspectives, il me semble qu’une idée importante (parce qu’elle déborde la sphère du travail) est la dimension individualiste qui marque la société contemporaine. Elle est présente dans le développement du télétravail, qui converge chez certains avec des tendances préexistantes, pour alimenter une sorte de chacun pour soi exacerbé qui fragilise le lien social, tant au sein du collectif de travail que dans la Cité en général. Il me semble qu’il y a là des tendances de fond qui ne manquent pas de questionner: comment une certaine organisation du travail et une certaine philosophie du management peuvent-elles contribuer, ou pas, à la citoyenneté? Ce ne sont pas les études qui manquent à ce sujet: on sait, à cet égard, qu’un mode de management participatif va de pair avec des salariés qui eux-mêmes participent activement au tissu associatif, bien au-delà de leur travail. Et qu’inversement, un management autoritaire, centralisateur et bureaucratique dissuade les salariés d’exercer pleinement leur rôle de citoyen dans le contexte de leurs loisirs.

Je suis en pleine empathie avec la très intéressante dernière table ronde, où je perçois une espèce de flottement, d’hésitation et de questionnement sincère sur le thème: quel serait le bon angle pour appréhender et accompagner le monde du travail de l’extérieur, en quelque sorte, en tant que bibliste ou pasteur? On voit (et je le comprends ô combien) l’importance centrale de la question du sens de l’engagement au travail: comment appréhender cette question, comment tenter d’accompagner l’émergence de questionnements en ce sens, en articulation avec les enjeux existentiels et identitaires qui leur sont indissociables?

Il y a un paradoxe dans cette situation, et je l’ai vécu moi-même. Avant d’être chercheur et enseignant en philosophie, il se trouve que j’ai évolué, pendant une vingtaine d’années, en tant que cadre supérieur en entreprise. Je mesure aujourd’hui la différence entre les choses que je m’autorise à penser à présent et que j’avais garde (consciemment ou inconsciemment) de concevoir auparavant. C’est ce qu’en ergonomie et en psychologie du travail, on appelle des stratégies de défense: il y a une sorte de configuration mentale par laquelle on s’interdit de penser quelque chose qu’il serait trop dangereux de s’avouer. Parce que si je m’y autorise, je risque de renverser la table… Et forcément, l’employeur ne va pas l’entendre de cette oreille.

«Le travail n’est pas réductible, pour le christianisme, à une punition, contrairement à ce qui est régulièrement affirmé par méconnaissance.»

Il est donc très délicat d’intervenir de l’extérieur en posant la question du sens: il faut y aller sur la pointe des pieds. Car cela poserait crûment des questions qui pourraient inciter à la démission, ce qui, en contexte de chômage de masse, ne peut s’envisager qu’avec prudence et préparation. Cela entrouvre cependant une perspective possible: est-ce qu’on ne pourrait pas imaginer que l’accompagnement des Églises auprès des salariés puisse aller de pair avec une action auprès du management et des directions? Avec les premiers, il s’agirait d’accompagner un certain mal-être; avec les seconds d’inciter à réfléchir à d’autres manières de faire et de commander, génératrices de moins de mal-être. Cela créerait les conditions de possibilité permettant aux salariés, le cas échéant, de se mettre à penser librement parce qu’ils s’y sentiraient autorisés aux niveaux hiérarchiquement supérieurs… ce qui en général est loin d’être le cas. Il y a donc sans doute quelque chose à faire en agissant sur les deux fronts simultanément: à la fois travailler le management et la gouvernance (comme on dit) et travailler avec les gens là où ils sont, et là où ils en sont.

Je voudrais avancer quelques éléments pour un témoignage se réclamant plus spécifiquement du protestantisme et de la Réforme, sur la question du sens du travail et de l’engagement au travail, dans le monde d’aujourd’hui. Nous sommes couramment confrontés à des enjeux de représentation du travail, notamment les plus ordinaires et les moins interrogées, qui relèvent du sens commun. Sans doute y aurait-il, à cet égard, une recherche à mener sur les représentations bibliques qu’on se fait du travail aujourd’hui. Je pense en particulier à un certain nombre d’interprétations, au premier rang desquelles celle de Genèse 3,19 («Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front»). C’est tout sauf anodin parce que continue, bien souvent, de prévaloir une lecture à la Bossuet, celle du siècle de la pesanteur monarchique dont l’Église était l’obligée, au temps absolutiste de l’Ancien Régime. Le travail y est présenté comme une malédiction divine avec laquelle il n’y aurait d’autre issue que de pactiser. Et l’existence en général comme un exercice de servitude volontaire à endurer en silence. Il y aurait donc, me semble-t-il, tout un travail d’investigation et d’étude biblique à mener sur les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament (de l’instauration du sabbat au Sermon sur la Montagne) tendant à montrer que la problématique est en réalité beaucoup plus ouverte. Et que le travail n’est pas réductible, pour le christianisme, à une punition, contrairement à ce qui est régulièrement affirmé par méconnaissance. L’enjeu serait de dissiper un vaste malentendu, non seulement sur le christianisme, mais aussi et peut-être surtout sur le travail lui-même.

 

… à la vocation

Sur cette première couche, s’en superpose une deuxième, avec la lecture courante qui est faite de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1), le célèbre ouvrage Max Weber. On connait la thèse: la Réforme énoncerait, avec la doctrine de la double prédestination, que le salut est hors de portée humaine puisque décidé par Dieu et par Dieu seul. L’interprétation avancée par Max Weber est que les puritains du 17e se sont mis à interpréter leur réussite économique comme un indice de leur salut. D’où l’ascétisme intra-mondain qui les aurait incité à épargner et à investir d’une certaine façon – austère, calculatrice, prudente, rationnelle – dans l’activité économique, contribuant de ce fait au développement du capitalisme. Dans l’esprit du capitalisme issu de la Réforme, la thèse wébérienne privilégie donc la notion de mérite.

Un premier élément me semble intéressant à relever à ce sujet. Pierre Bouretz a publié en 1996 une thèse de philosophie intitulée Les promesses du monde: philosophie de Max Weber (2). Dans la préface que lui a consacrée Ricœur, ce dernier exprime très précisément son avis, à savoir que Max Weber surévaluerait chez les puritains l’importance du thème de la prédestination par rapport à celui de la vocation. Le thème de la vocation, c’est justement celui d’un engagement positif dans le travail – tout le contraire d’une malédiction – en même temps que la primauté de la grâce, bien distincte de tout mérite.

Ce premier indice se trouve par ailleurs confirmé par un livre antérieur publié par Mario Miegge, Vocation et travail, dont le sous-titre est justement: Essai sur l’éthique protestante (3). L’auteur développe une approche qui, sans prétendre s’opposer frontalement à la thèse de Max Weber, apporte en tout cas un complément très instructif. Il montre en effet noir sur blanc l’importance de la thématique de la vocation au siècle-même qu’étudie Max Weber.

Au total, il n’y a pas lieu, me semble-t-il, d’opposer la prédestination et la grâce, mais de rééquilibrer ces deux thèmes l’un par l’autre. À cet égard, le penseur allemand nous livre lui-même une clé d’interprétation: à la fin de son essai sur l’éthique protestante, il évoque la fameuse «cage d’acier» (4). Les puritains du 17e, nous dit-il, agissaient de la sorte par croyance, alors que nous, Modernes, ne le faisons que parce que nous n’avons pas le choix: nous sommes pris dans le système. On pourrait donc dire que la logique de départ s’est autonomisée et que, de nos jours, le travail n’a plus rien à voir avec la prédestination. Nous sommes aujourd’hui tout bonnement prisonniers d’un système économique qui incite à travailleur pour consommer.

«Les ergonomes nous expliquent qu’il est strictement impossible, techniquement, de mettre en évidence la contribution prétendument individuelle (chimiquement pure, en quelque sorte) à un résultat collectif. Les interdépendances du monde moderne sont telles que ma contribution prétendument individuelle intègre nécessairement du collectif.»

Cette problématique pourrait s’énoncer en termes diachroniques, sous la forme d’une histoire de la prédestination et de ce à quoi elle a donné lieu par la suite. De la même façon, Mario Miegge montre que, pour sa part, l’élan de la vocation s’est transformé, un siècle plus tard, en utilitarisme. Loin d’y voir une fatalité, on peut considérer que l’inspiration initiale serait donc à raviver sans cesse. C’est d’ailleurs le sens même de la Réforme: semper reformanda, à réformer sans cesse. Contre le travail instrumentalisé, il serait possible de rappeler que le travail peut être mené par vocation et par gratitude. Le message vaudrait pour tous et pas uniquement pour ces privilégiés (artistes reconnus, bien souvent) qui témoignent, comme par exception, de la beauté du monde et de l’épanouissement qu’ils ont connus dans leur travail.

La perspective pour tous d’un travail dans lequel on peut s’investir par gratitude à l’égard des talents ou de la vocation qu’on a reçus invite, dans le même mouvement, à faire la critique d’une richesse économique qu’on aurait prétendument méritée. L’idéologie du mérite constitue aujourd’hui le cœur du discours du manager performant qui justifie sa situation et ses privilèges par ses résultats, sans qu’il ne doive rien à personne. Histoire qui est une pure fiction. En effet, les ergonomes nous expliquent qu’il est strictement impossible, techniquement, de mettre en évidence la contribution prétendument individuelle (chimiquement pure, en quelque sorte) à un résultat collectif. Les interdépendances du monde moderne sont telles que ma contribution prétendument individuelle intègre nécessairement du collectif. De ce point de vue, le mérite est un thème qui justifie plus que jamais la critique. On pourrait dire, en effet, qu’il existe aussi un engagement gratuit, non calculé, un engagement qui ne recherche pas le retour sur investissement, et qu’il entre tout autant que l’autre dans la performance globale. Il en résulte, plus largement, que le travail enchevêtre une dimension marchande et une dimension non marchande, symbolique, de l’ordre de la reconnaissance mutuelle; mais aussi un engagement proprement généreux, de l’ordre de la gratitude : de la surabondance de la grâce.

On conçoit dès lors que le travail puisse contribuer à une répartition de l’abondance entre tous par une coopération clairement assumée, plutôt que par le recours exclusif à la compétition et à la concurrence. D’un point de vue qui déborde le travail pour préparer à la sphère civique, le travail apparaît alors comme une pédagogie de l’autonomie dans l’interdépendance et une pratique du rapport à l’altérité. Tout autre chose que l’école d’incivisme et la pédagogie du chacun pour soi qu’un certain mode de management assez fréquent – pour l’instant, me semble-t-il, prédominant – s’efforce de répandre comme la seule voie réaliste. Enjambant Max Weber, il reste donc possible aujourd’hui de renouer avec un certain Charles Gide (5), qui parlait déjà, prophétiquement, voilà plus d’un siècle, d’instaurer progressivement une dimension démocratique dans le travail et dans la sphère économique.

 

Illustration: salon professionnel au Japon (photo Dick Thomas Johnson, CC BY 2.0).

(1) Publié en allemand en revue en deux parties en 1904 et 1905 sous le titre Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus, puis après la mort de Weber en 1920 en tête du recueil Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie. La dernière traduction française, celle de Jean-Pierre Grossein (Gallimard, NRF/Tel, 2003-2004) y ajoute une série d’articles liés publiés par Weber entre 1906 et 1920.

(2) Gallimard (NRF Essais), 1996.

(3) Labor et Fides (Histoire et société), 2018.

(4) Stahlhartes Gehäuse, que Jean-Pierre Grossein traduit par habitacle dur comme l’acier (p.251 de son édition).

(5) Voir l’intervention de Frédéric Rognon lors de notre 6e convention Pauvretés, Migrances, Solidarités: La solidarité selon Charles Gide.

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