Remarques sur la digitalisation de la société (2)
Omniprésent, exigeant, froid (comme vu dans le premier volet de cet article), notre nouveau régime de communication est aussi (selon Pierre-Olivier Monteil dans ce deuxième volet) infantilisant, utilitariste et faussement émancipateur. À nous donc de le «remettre le digital à sa place», celle «d’une commodité plutôt que d’un mode de vie».
Article publié dans le numéro 2022/1 de Foi&Vie.
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La transparence ou la confiance ?
Nombre de courriels sont adressés à une kyrielle de destinataires dans l’intention de conserver la preuve qu’ils en ont bien été informés, leur silence valant consentement. Internet est friand de notation, de likes, de classements, d’évaluations et autres marqueurs de réputation. À l’échelle de la pratique quotidienne, comme à celle des grandes manœuvres de la politique, en passant par la communication d’entreprise, le monde digital développe une culture de la transparence. Il s’en réclame et même s’enorgueillit que, sur la planète virtuelle, tout soit tracé et que rien ne s’oublie. Car ainsi, au moindre problème, tout est clair. Si vous êtes contre, c’est que vous avez quelque chose à cacher, comme cela s’entend dire couramment. Le problème est que, contrairement à ce qui est prétendu, la transparence ne contribue pas du tout à la confiance. Bien plutôt: elle la détruit. Car la confiance n’a pas besoin de savoir, observer, tracer ni vérifier. Elle n’a que faire de transparence : elle fait confiance, voilà tout! La transparence est plutôt une réplique à la méfiance, qui demande des preuves, à satiété.
L’instauration de procédures digitalisées qui étalent sous les regards des évaluations à tout propos s’insinue dans un sentiment de confiance préalable, qu’elle ébranle et affaiblit. Imaginez que votre épicier affiche sur sa porte – ou sur son site – les appréciations de ses habitués. Étrange idée ! Vous ne manquerez pas de vous en étonner et, bientôt, de soupçonner chez lui quelque turpitude cachée, un scandale qu’il cherche peut-être à étouffer. Si la digitalisation de la société installe en silence cette humeur méfiante, c’est qu’elle adopte implicitement la posture d’un consommateur avisé qui appréhende le monde tel un objet extérieur à maîtriser. La confiance se déporte ainsi sur les dispositifs eux-mêmes, au détriment des relations des individus entre eux et avec le monde. L’existence s’envisage dès lors comme celle d’un décideur face à son tableau de bord, dans son cockpit (1). Il lui importe avant tout de scruter et vérifier, pour savoir. À cette posture théorique, la confiance oppose un sentiment qui permet d’agir en pariant sur des comportements attendus, passant d’avoir confiance à faire confiance. Ce saut ne résulte pas d’un savoir, mais d’un sentiment qui constitue le tissu de notre rapport élémentaire au monde. C’est, par exemple, celui qui se dissipe chez les personnes en état de stress post-traumatique, après des événements violents (attentat, guerre, catastrophe). Dans de tels cas, l’apparition de phobies, d’un état d’hyper-vigilance, ou la perte du sommeil et la reviviscence de cauchemars, manifestent que s’est évanoui chez la victime un état antérieur de sérénité associé jusque-là à l’horizon originaire de l’être au monde. Sur ce terrain, la transparence vient greffer une mentalité de surveillance et de contrôle, soucieuse de connaître la réalité sous forme de régularités statistiques, à la manière d’une compagnie d’assurance qui s’attache à calculer et maîtriser les risques. Le relais est pris au-delà par les développements actuels de l’intelligence artificielle.
En parallèle, la multiplication des procédures numériques tend à restreindre l’autonomie des individus en maints domaines, ce qui ne favorise pas leur confiance en soi. D’une part, en effet, il leur est signifié qu’ils auront à se conformer à des prescriptions imposées, qu’on a préféré définir pour eux, mais sans eux. D’autre part, ils n’auront pas, de ce fait, à se poser la question de savoir de quelles initiatives personnelles ils se sentiraient au fond capables, en liberté. De la sorte, leur imagination n’est pas sollicitée, ni leur expérience passée, ni leurs attentes à l’égard du futur. Ainsi la confiance reste en friche et s’étiole peu à peu. Ne vous en faites pas, rassure Internet: on s’occupe de tout. C’est là une forme d’infantilisation que, reprenant l’expression de Tocqueville, on pourrait qualifier de «despotisme doux», si les utilisations qui en sont faites en Chine n’évoquaient un régime plus nettement autoritaire (2). Sans en arriver à ces extrémités, l’assimilation trompeuse de la transparence à la confiance inspire donc les plus vives critiques à l’égard d’une logique technocratique qui, parce qu’elle ne jure que par la raison instrumentale, détruit la confiance en prétendant le contraire.
Vers une déritualisation de la vie ordinaire?
On entend vanter ici et là les mérites des visioconférences qui ont remplacé les réunions classiques. Ces dernières connaissaient du reste un certain déclin dès l’essor d’internet, qui permettait en effet d’adresser des messages collectifs censés s’y substituer. La visioconférence, quant à elle, va le plus souvent de pair avec une plus grande ponctualité des participants, des prises de parole plus concises et une meilleure maîtrise de l’ordre du jour comme de la durée de réunion. Qu’importe, diront certains, si cela s’accompagne d’un moindre enthousiasme de groupe – tant il est vrai que, dans ces conditions, de groupe, il n’y a plus! Il a été dissous, chacun étant enfermé dans sa boîte et les boîtes disposées côte à côte sur l’écran, en galerie. D’où un premier constat: la digitalisation va de pair avec une forme de rationalisation des rapports sociaux. Et un deuxième : cette rationalisation rime souvent avec un phénomène d’individualisation des situations. Ce qui n’est pas seulement vrai en contexte professionnel. Au café, il n’est pas rare de trouver attablés des convives qui n’échangent pas entre eux, mais chacun avec un interlocuteur absent, par l’intermédiaire de leur smartphone. De même est-il fréquent de visionner un film chez soi au lieu de se rendre au cinéma. Et d’assister à une émission en replay plutôt qu’en direct. Pour une bonne part, individualisation rime donc avec désynchronisation. À ces divers titres, la digitalisation induit une forme de métamorphose des collectifs qui, sans disparaître tout à fait, deviennent plus abstraits. Il est de moins en moins fréquent de partager concrètement avec d’autres un même temps dans un même espace. L’ont rendu possible l’ordinateur personnel, puis l’ordinateur portable, enfin le téléphone mobile, qui permettent à l’utilisateur de se connecter à tout moment et quasiment en tout lieu. Dans ces conditions, il n’y a plus d’horaires fixes. L’activité individuelle ne s’arrête jamais. Se retrouver physiquement à plusieurs – rendez-vous, réunion, repas… – confronte désormais à des difficultés d’agenda inédites.
S’accrédite ainsi peu à peu l’idée selon laquelle prendre part au collectif serait le résultat, non d’un simple fait, mais de la décision d’y consentir soi-même. De fait, les situations de promiscuité subie, non choisie (dans la rue ou les transports en commun, par exemple), sont vécues de plus en plus comme indésirables. Il est d’ailleurs courant de s’en prémunir en restreignant autant que possible les interactions par divers procédés tels que le casque sur les oreilles ou l’évitement du contact oculaire (regard rivé au téléphone portable, ou retranché derrière des lunettes de soleil). Le choix offert entre diverses modalités techniques pour communiquer relativise singulièrement le sentiment d’appartenance, la distanciation physique induisant aussi une distanciation psychique. Il devient dès lors moins naturel de se fondre dans les us et coutumes de telle communauté, et plus fréquent de s’en extraire mentalement, à l’instar de ces participants à une réunion qui se consacrent en même temps à une autre occupation, par téléphone ou ordinateur interposé. Le digital consacre le multi-tâches et flatte l’illusion d’ubiquité.
Se joindre au collectif répond dès lors à des motifs plus utilitaires et contextuels qu’identitaires et inconditionnels. Il n’y a donc plus à manifester le désir de faire société en se conformant aux pratiques et aux rituels du groupe, à commencer par l’expression du plaisir de se retrouver. Pour parler comme le sociologue Erving Goffman, la «mise en scène de la vie quotidienne» répond désormais à une logique utilitaire (3). Depuis que les gares sont sans guichets ou presque, elles sont devenues des lieux de passage strictement fonctionnels, bordés d’espaces commerciaux. Les trains se transforment en espaces de travail au lieu d’être des lieux de convivialité. Les billets cartonnés ont cédé la place à des QR codes numériques, substituant à la symbolique de l’objet la préoccupation de pure fonctionnalité. C’en est fini de la mentalité du bel ouvrage qui se reflète dans l’allure et la facture matérielle de ces choses inutiles. Calculés par des algorithmes, les tarifs eux-mêmes n’affichent pas le prix d’un travail et d’un coût, mais un message destiné à inciter ou dissuader. Par ailleurs, le souci omniprésent de l’utilitaire autorise la diffusion par internet auprès des voyageurs d’un discours qui ne craint plus, parfois, d’être comminatoire. L’absence de face à face permet de s’affranchir des codes de la courtoisie, au profit d’un ton si directif qu’il peut confiner à l’autoritaire. Il en est de même des logiciels de visioconférence, qui comportent des outils de surveillance de l’attention et de contrôle des prises de parole qui seraient autrement problématiques en réunion classique. Il n’est pas nécessaire d’évoquer de telles extrémités pour conclure que la digitalisation colonise la ritualité de la vie sociale par une logique de rationalisation à tout prix qui en dissipe le charme.
Le déclin de la prévenance et celui de la civilité, évoqués plus haut, s’inscrivent dans cette tendance plus générale. La situation contemporaine rappelle un dessin humoristique des années 1990 qui montrait un contrôleur de gestion imposant d’améliorer l’efficience d’un orchestre en supprimant des postes au pupitre des violons, au motif que certains étaient en sur-nombre et redondants. À ce degré, le discours gestionnaire laisse transparaître son aversion pour la culture. Cela le conduit à appréhender les problèmes à l’envers, comme lorsqu’il suggère, par exemple, de recourir au vote électronique pour remédier à l’abstentionnisme électoral. La digitalisation de la société marque, à cet égard, une étape nouvelle dans l’éviction de la dimension symbolique du social par la raison techno-économique (4).
L’idéal de la société automatique
La digitalisation participe d’un projet de société. Celui d’une accélération brutale des activités, sous la houlette des experts et des puissances du numérique, chargés de convaincre les citoyens de s’y adapter. Dans cette visée, ces derniers sont voués à se concevoir comme des monades et à vivre chacun dans sa bulle. Comme disait le philosophe Leibniz, inventeur de la monadologie, les monades n’ont «pas de fenêtre»: elles ne communiquent pas entre elles. Leur subjectivité est sans intersubjectivité. Et cependant, en ne se souciant que d’elle-même, chacune participe de «l’harmonie préétablie» de l’univers, qui l’a programmée pour accomplir sa nature dans ce repli sur soi (5). Se profile ainsi l’idéal d’une société atomisée qui prétend pouvoir se passer de régulations collectives et de délibération pour s’accorder avec elle-même de manière automatique. Un système autorégulé qui dispense ses composantes de se soucier du collectif parce qu’il préfère s’en occuper lui-même. C’est évidemment une régression. Car c’est méconnaître que nous nous humanisons par les échanges avec ceux qui comptent pour nous et que nos opinions se forment toujours dans un dialogue. Notre identité ne se déploie pas à partir d’elle-même, dans une bulle autarcique, elle se façonne par différenciation au sein d’un milieu humain. L’ancrage dans un corps, dans le temps et dans l’espace fait partie de l’humaine condition. Il permet la coopération mieux que le simulacre du mode collaboratif qui tend à s’y substituer. Le mode collaboratif est une pratique de coordination à distance médiatisée par des outils informatiques. Rien à voir avec la coopération, qui implique et nécessite de se sentir physiquement les uns les autres. C’est du reste ce qui fait son charme, son irremplaçable finesse et son inventivité sans pareille. La compréhension intersubjective repose sur d’infinies nuances qui requièrent de percevoir dans sa subtilité la présence de l’interlocuteur.
Telles sont les conditions premières d’une vie en société compatible avec la délibération collective sur le bien commun. Mais, pour sa part, la digitalisation tend à entretenir l’illusion d’une émancipation qui nous en dispenserait tout en nous liant étroitement à un système qui s’autorégulerait. Dans ces conditions, le vivre-ensemble est au mieux une lubie, au pire un inconvénient. Il n’est plus besoin de société, ni de discussion pluraliste, ni de démocratie, ni d’État. En réalité, la digitalisation ambitionne effectivement de gouverner, mais par d’autres moyens. La tyrannie de la transparence et de l’évaluation instaure une société qui agit sur les comportements de ses membres en les dissuadant de penser. Privilégiant la raison utilitaire, elle ne connaît que l’incitation et la dissuasion – la carotte et le bâton – et se passe de la conscience morale qui permet le gouvernement de soi. Guidant par ses moteurs de recherche l’utilisateur vers les sources d’information que consulte le plus grand nombre ou auquel il s’est déjà habitué, les moteurs de recherche dopent l’inculture et entretiennent le «sommeil dogmatique» (Kant). Les machines de l’intelligence artificielle vont-elles réduire les labyrinthes de la vie intérieure à des platitudes statistiques (6)? Les mêmes algorithmes tendent à remplacer la délibération par des machines. En réalité, l’imaginaire de la digitalisation est habité par un projet libertarien qui se réalise sous nos yeux sans le dire, en avançant masqué (7). Si cette hypothèse est fondée, l’essentiel de ce que j’ai dénoncé ici est désirable à ses yeux. Individualisme exacerbé, transparence généralisée, mépris du vivre-ensemble, idéal d’une gouvernance par les entreprises du numérique qui se substituerait à celle des États, détestation du corps, négation du temps et de l’espace…
Ces perspectives n’en sont pas moins entachées par un impensé manifeste : celui de la conflictualité. L’évitement de l’altérité nous prépare, pour le moins, une société sous tension. S’il reste livré à lui-même, l’idéal de la start-up nation débouchera-t-il sur un monde anesthésié par un consumérisme de pacotille, ou tyrannisé par un État autoritaire contrôlant jalousement le monde du virtuel, comme en Chine ? Pour prévenir une telle alternative, il nous revient de remettre le digital à sa place – celle d’une commodité plutôt que d’un mode de vie – et d’explorer les nouveaux visages de l’émancipation. Saurons-nous nous détourner de ces liens hypertextes quand ils isolent, pour nous tourner vers des liens humains qui libèrent?
Illustration: mlail envoyé par la SNCF avant un voyage en TGV en août 2021.
(1) Selon l’expression de Mark Hunyadi dans Au début est la confiance (Le bord de l’eau, 2020, p.11).
(2) Ces perspectives ne sont pas du tout impossibles dans nos sociétés occidentales. Voir à ce sujet Bernard E. Harcourt, La société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Seuil, 2020.
(3) Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Minuit, 1973.
(4) Voir en ce sens Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980.
(5) Sur Leibniz et la monadologie, voir Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, pp.115-151. Pour se convaincre que ce rapprochement avec Leibniz n’est pas un extrapolation gratuite de philosophe, il suffit de se reporter aux messages que la SNCF adresse aux voyageurs en leur annonçant, à la suite des consignes de sécurité, qu’ils voyageront « dans une bulle de confort », illustration (p.45) à l’appui.
(6) Voir Pierre Cassou-Noguès, La bienveillance des machines. Comment le numérique nous transforme à notre insu, Seuil, 2022.
(7) Voir François Saltiel, La société du sans contact. Selfie d’un monde en chute, Flammarion, 2020 (notamment le chapitre 6).