Le travail, « pédagogie de la coopération et de la citoyenneté »
Le travail peut-il «contribuer à une démocratie vivante» ? Dans son livre La fabrique des mondes communs, Pierre-Olivier Monteil (chercheur et enseignant en éthique pratique du management) montre d’abord que dans sa tendance lourde actuelle, il n’en prend pas le chemin et a sa part dans les dérèglements politiques actuels. D’où l’intérêt de promouvoir un «management participatif» plutôt qu’un «management soucieux de tout individualiser» qui dégoute du travail «humanisant» et fabrique de l’incivisme.
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Depuis une dizaine d’années, vous êtes enseignant en éthique du management auprès de futurs dirigeants. En quoi cette expérience vous a-t-elle servi à écrire votre livre La fabrique des mondes communs (1), et quelles évolutions avez-vous constatées depuis que vous enseignez, à la fois dans les attentes des étudiants et ce qu’on essaye de leur transmettre ?
Pierre-Olivier Monteil: Il me semble que les étudiants en formation continue à qui j’ai affaire, qui sont en activité parallèlement à leurs études, sont de plus en plus nombreux, au fil des années, à estimer que leurs marges de manœuvre en tant que managers sont étroites. Cela m’incite à leur faire valoir que, même dans un cadre contraint en termes d’effectifs, d’objectifs, de moyens, il reste souvent possible d’agir sur les manières de faire, qu’il s’agisse de leur propre posture ou, par exemple, d’entretenir un climat de confiance au sein de leur équipe. Il y a donc matière à initiatives sur le milieu dans lequel le travail a lieu – ce qui est d’ailleurs souvent plus pertinent qu’un volontarisme contraignant. Les réflexions que nous menons ensemble au travers d’abondantes discussions ont parfois quelque chose d’utopique. Nous veillons cependant à observer un certain réalisme pour éviter les déconvenues – et le discrédit – qui pourraient s’ensuivre dans la pratique. Quant aux évolutions dans les attentes des étudiants, elles révèlent une exigence croissante de sens à l’égard du travail, à l’image de ce qu’on lit un peu partout. Les enseignements dispensés ne sont pas en reste pour y répondre, dans la mesure où ils savent s’adresser à l’esprit critique. Mais ils restent forcément marqués par l’air du temps. Pour ma part, comme la philosophie et l’éthique y invitent, j’essaie d’élargir l’horizon à des auteurs d’autres époques – Aristote, Kant… – assez éloignés de la logique utilitariste et de la culture de la performance qui nous environnent.
«La logique assez sommaire de la carotte et du bâton»
Vous faites dans le livre un historique des conceptions managériales jusqu’à aujourd’hui, en montrant à quel point elles sont théoriques et dépendantes de l’évolution du monde des idées, plus que des pratiques réelles de travail. Les dérives récentes, accentuées par la révolution numérique après la révolution financière, sont-elles un autre aspect de la technicisation de nos modes de vie ?
Cet aperçu historique porte, d’une part, sur les représentations du travail. Celle qui tend à prévaloir actuellement part de l’idée d’un travail strictement alimentaire, sans attrait ni intérêt en lui-même. Cela conduit à s’imaginer que nous ne travaillons que pour un salaire et sous contrainte, ce qui s’obtient par la logique assez sommaire de la carotte et du bâton. Elle ne s’attache pas à l’activité concrète conduisant au résultat, qui pourrait pourtant être porteuse de significations qui la rendraient gratifiante par elle-même: sentiment d’être utile, de faire partie d’une équipe, d’effectuer une tâche intéressante… Cette logique implique au contraire, de part et d’autre, une part de calcul, voire de cynisme. De la sorte, elle incite à l’évitement du face à face, remplacé de plus en plus souvent par un mode de management à distance, médiatisé par des outils. C’est l’autre aspect de la question: le rôle imparti au numérique. Il est de se substituer aux relations informelles et de mettre chacun sur les rails de procédures préformatées. De surcroît, cette technologie accélère l’activité en la soumettant au tempo de l’instantanéité numérique.
Vous divisez votre livre en trois grandes parties ou «capacités» du travail (produire, coopérer, innover) en citant un grand nombre de recherches sur les mutations les plus récentes. Comme dans d’autres domaines, assiste-t-on à un divorce croissant entre d’un côté une recherche très active et réactive sur le terrain, de l’autre des dirigeants déconnectés qui préfèrent se fier aux ressentis choisis et retransmis par des médiations intéressées ou biaisées (les médias et sondages du côté de la politique, les systèmes de reporting et d’évaluation du côté du management) ? Ceci au détriment des fameux corps intermédiaires (représentants, collectifs et collectivités, encadrements de terrain) qui permettaient jusque-là de garder un contact avec le réel ?
Il est en effet troublant que les recherches sur la question du travail semblent résonner dans le désert, alors même qu’elles sont souvent critiques à l’égard de ce que les pratiques actuelles ont de pathogène, si l’on en juge, par exemple, par la triste banalité du burn-out. Pour l’expliquer, on peut avancer l’idée qu’en entreprise comme en politique, les dirigeants n’ont pas de temps à consacrer à la lecture ou à la prise de recul. On peut aussi observer que l’air du temps est saturé par la pensée néolibérale, mouvance assez disparate qui se rassemble néanmoins autour de l’idée, non d’observer et comprendre les comportements humains, mais de les transformer, en sorte qu’ils fassent leur en tous domaines le raisonnement de l’homo œconomicus. Ce projet vise à promouvoir le calcul d’intérêt, d’y inciter par la mise en concurrence et, pour ce faire, de s’adresser directement à l’individu en court-circuitant les collectifs. Ces derniers tendent ainsi à se dissoudre dans le chacun pour soi. Les corps intermédiaires s’en trouvent, pour cela, affaiblis et peu à peu évincés par la tuyauterie numérique. Si l’on s’attache à y remédier, on bute cependant sur la difficulté que constitue l’humeur d’impatience générale à laquelle le virtuel nous habitue. En effet, elle conduit à privilégier le rapport direct et à contourner les médiations. En ce sens, l’impératif d’immédiateté est à entendre désormais à la fois comme exigence d’instantanéité et comme évitement ou suppression des intermédiaires. Dès lors, l’utilisateur d’Internet toujours pressé se fait l’allié objectif du management néolibéral.
«Une sorte de civisme d’entreprise qui se préoccuperait de contribuer à une démocratie vivante»
Les rapprochements que vous soulignez, particulièrement à la fin du livre, entre politique et management sont très éclairants. On voit que l’expérience vécue au travail a une forte influence sur nos modes de vie et (ce que l’on peut constater aujourd’hui un peu partout) sur nos conceptions politiques. Est-ce au monde politique d’en prendre conscience pour faire changer le monde du travail ou l’inverse ?
Il est à souhaiter qu’ils en prennent conscience l’un comme l’autre ! Dans le monde du travail, certains syndicats me semblent d’ailleurs sensibles à la question. Du côté des entreprises, cela pourrait résulter d’une réflexion sur la responsabilité sociale et environnementale: la RSE. D’abord en vue de l’amélioration des conditions de travail par un management plus participatif; ensuite, mais c’est plus ambitieux, en déployant le souci de la RSE jusqu’à la préoccupation d’une sorte de civisme d’entreprise qui se préoccuperait de contribuer à une démocratie vivante. Mais, pour l’heure, cette perspective me semble reposer sur la conscience éthico-politique des seuls dirigeants: la loi n’y incite pas. C’est donc plutôt du côté des politiques que l’on devrait attendre une prise de conscience du fait que le travail et le management participatif constituent potentiellement une véritable pédagogie de la coopération et de la citoyenneté. Tandis qu’un management soucieux de tout individualiser fabrique de l’incivisme. Le problème est que le débat politique privilégie actuellement une approche macroéconomique du travail considéré comme un coût, qui ne semble pas même soupçonner la dimension virtuellement humanisante de l’activité de travail. Par ailleurs, les dirigeants politiques qui ont une expérience personnelle du management d’entreprise sont l’exception. Moyennant quoi, le sujet reste à l’abandon.
Vous insistez sur le fait qu’il n’y a pas de science du management puisqu’il s’agit d’une pratique (comme la justice ou la politique) et donc de «choses changeantes» qu’on ne peut comprendre qu’en les faisant. L’impasse dans laquelle nous aurait mené le néo-management est-il dû à cette croyance qu’il est «une intelligence totale des phénomènes» ?
Difficile d’être affirmatif en ce domaine, faute d’avoir accès aux croyances des dirigeants et managers d’entreprise. Sans doute existe-t-il une influence persistante du positivisme industriel du 19e siècle qui ambitionnait, à l’exemple de l’ingénieur Taylor, de concevoir et mettre en œuvre une «organisation scientifique du travail». L’erreur consiste, bien sûr, à imaginer que cela présente une pertinence dans les activités de service, qui reposent sur une base esentiellement relationnelle. Force est pourtant de constater que c’est l’hypothèse sur laquelle repose la dématérialisation des services – en réalité leur dépersonnalisation. À mon sens, c’est moins une erreur naïve qu’un projet délibéré, là aussi, qui vise à transformer les relations sociales ordinaires en des rapports essentiellement utilitaires et consuméristes. Dans un article à paraître dans la revue Esprit de novembre 2024, je développe l’idée que la dématérialisation des services publics, outre le fait de réaliser des économies de gestion (notamment en mettant l’usager à contribution gratuitement !), tend à étendre le formatage néolibéral au-delà du monde du travail.
«Un bon manager se doit de connaître l’humain au moins autant qu’un bon jardinier connaît les plantes»
Un trait frappant de votre livre est son approche nuancée entre les positions très tranchées auxquelles on est habitué (soit condamnation, soit éloge des fonctionnements socio-économiques actuels) et on a l’impression que votre grande connaissance de la pensée de Paul Ricœur y est pour quelque chose. Ricœur a-t-il eu le temps de réfléchir à cette montée du néo-management ? En quoi sa pensée aide-t-elle à analyser les dérives actuelles et à y remédier ?
Disparu en 2005, Ricœur n’a rien écrit, à ma connaissance, au sujet du management. Vers la fin de sa vie, il se reprochait, je crois, de ne pas s’être assez penché sur la question du travail. Quant à l’entreprise, je ne songe qu’à un seul texte, sa postface au livre de Frédéric Lenoir, Le temps de la responsabilité, paru en 1991 (2), où il l’évoque explicitement. Néanmoins, il est exact que sa pensée m’a influencé. D’abord en m’incitant à ne pas être caricaturalement tranché, ou binaire. Sa réflexion toujours s’attache à comprendre les points de vue en présence et à les articuler: c’est ce que, dans La critique et la conviction (3), il appelle sa «manie des conciliations». Par ailleurs, j’ai repris plusieurs de ses thèmes. Dans la première partie du livre, sur la production, l’idée que j’expose est qu’en produisant par notre travail, nous nous produisons nous-même en retour. J’ai donc mobilisé «l’anthropologie de l’homme capable» de Ricœur pour étudier comment le management pourrait contribuer au développement des capacités éthiques et civiques d’un sujet humain au travail. De même, j’ai repris des éléments de sa philosophie politique pour traiter de la question du pouvoir en management, ainsi que sa philosophie de l’imagination à propos du management de l’innovation.
Vous ne vous contentez pas d’analyser tout ce qui ne va pas dans le fonctionnement actuel des collectifs de travail, mais indiquez quelques moyens pour reprendre la main et remettre l’être humain au centre, sortir d’une culture du résultat pour arriver à ce que vous appelez une culture du travail. Pourriez-vous nous les résumer ici ?
Si l’on se réfère au modèle qu’en a proposé l’économiste Milton Friedman, la culture du résultat assigne à l’entreprise le rôle exclusif de produire du profit pour l’actionnaire, et aux salariés de se consacrer à cette tâche moyennant un intéressement pécuniaire à leurs propres résultats. C’est la logique du presse-citron. Le problème est qu’elle est usante et déshumanisante pour les salariés et vraisemblablement sous-optimale pour l’entreprise, puisqu’elle considère que les motifs de l’engagement au travail se limitent à l’appât du gain. C’est une erreur coupable parce qu’un bon manager se doit de connaître l’humain au moins autant qu’un bon jardinier connaît les plantes ! Il semble au contraire à la fois plus humanisant et plus pertinent économiquement de déplacer la focale de la culture du résultat vers celle de l’activité de travail, par laquelle c’est aussi nous que nous produisons. En effet, la question devient alors de savoir à quelles conditions cette activité peut être porteuse de sens et permettre, en particulier, de donner de soi. Cela restitue à l’intersubjectivité son importance, au service de la production, de la coopération, ou des rapports hiérarchiques. L’organisation de travail cesse alors d’être un lieu que l’on subit en échange d’un salaire. Les règles, les procédures, les objectifs peuvent alors puiser au foisonnement de relations vivantes l’énergie qu’il leur faut pour pouvoir s’appliquer avec conviction. Une énergie irriguée par l’idéal de participer: pour faire monde commun.
Propos recueillis par Jean de Saint Blanquat
Illustration: bureaux en open space (photo Javier bellomarcos, CC BY-SA 4.0).
(1) Pierre-Olivier Monteil, La fabrique des mondes communs, Réconcilier le travail, le management et la démocratie, Érès (Espace éthique), 2023, 416 pages, 19,50€.
(2) Frédéric Lenoir, Le temps de la responsabilité, Entretiens sur l’éthique, Fayard, 1991 (réédition: Pluriel, 2013).
(3) Paul Ricœur (entretiens avec François Azouvi et Marc de Launay), La critique et la conviction, Calmann Lévy, 1995.