L’espace public démocratique: mutation ou destruction ?
«C’est l’accord qui est visé au terme des délibérations. Les conflits une fois exprimés doivent permettre d’éviter la violence pure»: aux principes qui régissaient l’espace public avant l’ère internet ont succédé depuis l’affrontement permanent sans souci de recherche de la vérité. Pour le philosophe Jean-Claude Monod qui intervenait aux Entretiens de Robinson, l’espace public (et non le continuum actuel entre public et privé) est condition de la démocratie.
Résumé par Patricia Landry-Scellier de la conférence de Jean-Claude Monod pour Les entretiens de Robinson La démocratie a-t-elle encore un avenir ? le 2 février 2025. Lire les résumés des deux autres conférences: Quelle place pour les médias en démocratie ? (Étienne Leenhardt, 19 janvier 2025), et Dieu sauve la démocratie (James Woody, 9 février 2025)
La conférence de Jean-Claude Monod fait suite à la parution de son article paru dans la revue Esprit sur les mutations de l’espace public, notamment avec le développement actuel des réseaux sociaux (1). Après un retour sur la définition de l’espace public à partir du 18e siècle, l’orateur en analyse la récente mutation.
L’idéal d’une capacité de la société à s’auto-réguler
L’espace public se distingue de la sphère des relations intimes: c’est le cadre donné aux échanges entre citoyens, visant des objectifs précis et donnant lieu à des décisions. Ces échanges sont institutionnalisés sous forme de parlements, de comités, de syndicats, ou de manière plus informelle utilisent des canaux d’expression tels que la presse. Il s’agit pour la société civile d’exprimer des opinions sur la gestion des intérêts collectifs.
Malgré les désaccords exposés sur la place publique, c’est l’accord qui est visé au terme des délibérations. Les conflits une fois exprimés doivent permettre d’éviter la violence pure. Passions et affects s’inscrivent dans un horizon de rationalité, donnant lieu, à travers l’échange, à cette «raison communicationnelle» évoquée par Jürgen Habermas (2).
L’espace public est régi par la publicité – ce qui est rendu public –, à l’inverse de l’opacité fréquemment pratiquée par les pouvoirs en place. Les citoyens ont un droit de regard sur le gouvernement, et inversement. L’idéal sous-jacent à cette organisation, c’est la capacité de la société à s’auto-réguler, à trouver des accords dans la pluralité et à avancer à travers les conflits.
Fragmentation et manipulation
Or, l’on constate aujourd’hui le brouillage des frontières entre sphère privée et sphère publique, au profit d’une forme de continuum. Sur les réseaux sociaux, l’intimité s’expose, les relations interpersonnelles cèdent la place à des communautés d’amis virtuels. Ces modalités d’échanges retentissent sur la vie démocratique. Nos activités sur internet génèrent de très nombreuses traces qui sont collectées et commercialisées, pour servir à orienter les choix et les votes éventuels. Les réseaux sont, de fait, politisés, mais de façon indirecte, à l’insu des utilisateurs. Michel Foucault avait eu l’intuition de la puissance de ces dispositifs de contrôle: des algorithmes appliqués aux données recueillies opèrent une forme de gouvernance invisible, que Bernard Harcourt (3) a comparée avec l’inconscient.
Internet, au départ, apparaissait comme une agora numérique où l’on pourrait s’exprimer librement; il s’est transformé en un espace anarchique où tout peut être livré sans filtre aux yeux de tous. Dans ce brouhaha, la modération, la civilité disparaissent au profit de la brutalité et d’un nivellement généralisés. Même à l’Assemblée nationale, les députés cultivent la brièveté, la violence des interpellations et les formules choc, adaptées à la diffusion sur les réseaux sociaux: les procédures disciplinaires y ont explosé de 83% entre 2017 et 2024 ! Il ne s’agit plus d’argumenter, mais d’asséner ses opinions, sans chercher des concessions pour parvenir à du commun. Les débats se résument à des jeux d’influence via les algorithmes, les usines à trolls visant à brouiller l’ensemble en diffusant des informations fausses ou tendancieuses. L’espace public se fragmente, chacun s’enferme dans une bulle informationnelle hermétique.
Le pluralisme a cédé devant la manipulation de l’opinion. L’espace public devient le lieu d’un affrontement permanent. Pour les uns les médias mainstream sont des vecteurs de désinformation, pour les autres les médias alternatifs sont mensongers. Dans cette cacophonie il n’y a plus de place pour un langage commun, sur des faits reconnus par tous, et la délibération devient impossible. L’espace public permettait la recherche d’une vérité pour tous, même au prix de violentes discussions (4). Aujourd’hui les empires industriels, financiers et médiatiques pèsent sur le débat démocratique pour modeler l’opinion à leur convenance, des milliardaires interviennent en faveur de régimes oligarchiques, autoritaires ou populistes: le numérique a renforcé ces périls. Sans compter qu’avec l’éloignement mémoriel de la Seconde Guerre, il n’y a plus d’obstacle à la xénophobie ni aux fascinations pour les dérives autoritaires. L’extrême-droite revient au centre de la vie publique. Les patrons des GAFAM se prononcent en faveur du libertarianisme et le démantèlement des États se poursuit dans un contexte de crise économique (voir le Brexit). Il s’agit à chaque fois de s’affranchir des contrôles et régulations. Le problème des migrants est utilisé par l’extrême-droite, couplé avec la menace terroriste, pour diffuser un discours de haine à leur encontre: tous les maux sociaux leur sont attribués. Et l’État garantissant de moins en moins la redistribution des biens et les droits des plus démunis, on assiste à une radicalisation sur la question de l’identité culturelle.
Ne pas renoncer à l’espace public
Les crises idéologiques en rupture avec les valeurs de fraternité et de solidarité ne sont pas neuves en démocratie. Jean-Claude Monod évoquera rapidement, sur la question de garantir la liberté face à l’hégémonie des pouvoirs, un débat entre John Dewey (sa pédagogie de la «théorie de l’enquête» vise à permettre la participation active des citoyens aux délibérations et à l’action collectives) et Walter Lippmann (Le public fantôme, 1925: le public ne s’intéressant guère à la politique, ne vaut-il pas mieux réserver débats et décisions aux gens compétents, quitte, ensuite, à «fabriquer le consentement» par une propagande adaptée ?).
L’orateur conclut que renoncer à l’espace public, c’est favoriser la montée des régimes autoritaires. Ne voyons-nous pas, comme le rappellera la discussion avec l’assistance, Alain Minc considérer que les marchés financiers l’emportent sur le politique, et que le gouvernement de l’économie doit revenir aux experts ? Contre un tel cercle de la raison qui promeut une dictature des sachants, Claude Lefort avait raison de soutenir qu’une démocratie doit être conflictuelle, sous peine de cesser d’être démocratie.
Illustration: kiosque détruit après une manifestation des Gilets jaunes à Paris en mars 2019 (photo Chaumot, CC BY-SA 4.0).
(1) Jean-Claude Monod, Les ambivalences de l’espace public, Esprit 513 (La République en suspens, septembre 2024).
(2) Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, traductions de Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel, Fayard (L’espace du politique), 1987 (Theorie des kommunikativen Handelns, Surkamp, 1981).
(3) Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition, Désir et désobéissance à l’ère numérique, traduction de Sophie Renaut, Seuil (La couleur des idées), 2020 (Exposed: Desire and Disobedience in the Digital Age, Harvard University Press, 2016).
(4) Jürgen Habermas, L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot (Critique de la politique), 1988 (Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Luchterhand puis Suhrkamp, 1962 à 1995).
