Michaël Fœssel, philosophe de l’X
A 38 ans, il vient d’être choisi pour succéder à Alain Finkielkraut à la chaire de philosophie de Polytechnique. Un passage de témoin entre deux générations, et une sérieuse inflexion à gauche.
Il arrive que les transitions se fassent en douceur, même pour les Cassandre. Depuis 1988, Alain Finkielkraut règne sur la philosophie à Polytechnique. Un poste hors norme, à la fois prestigieux et en marge de l’université, à l’image de son double statut d’intellectuel médiatique et de penseur tourmenté, d’infatigable pédagogue et d’âme mélancolique. Le voici atteint par la limite d’âge. Arrêtée début juillet, la désignation de successeur s’est faite dans la bonne entente. Le département des Humanités de l’école est responsable du choix, mais Finkielkraut a assisté aux auditions des candidats et l’année 2013-14 sera bicéphale : le cours magistral pour le partant, les séminaires pour Michaël Fœssel. Puis, à la rentrée 2014, ce dernier sera seul aux commandes, devant les 500 élèves de l’école. Une page de la vie intellectuelle française sera alors tournée.
Signe des temps : le presque encore jeune homme qui s’apprête à rejoindre une institution si hexagonale passe son été à Berlin. Comme chaque année. Il adore cette ville, où il s’est rendu une première fois, à l’âge de 14 ans, lorsqu’il militait aux Jeunesses Communistes. C’était un an avant la chute du mur, il voulait visiter Berlin-Est: « J’appartiens à l’ultime génération qui a fait l’expérience d’autres mondes et qui a donc vu la finitude du nôtre. Aujourd’hui, le capitalisme se présente comme infini et illimité. C’est tragicomique ! Je ne crois pas qu’un monde sans limites mérite qu’on y adhère ». Il a 38 ans, vit seul, croit aux expériences, sort la nuit. De Berlin, il aime les espaces inoccupés, la rareté des distributeurs automatiques de billets, l’absence de physionomistes à l’entrée des discothèques. Ni nostalgique à la Finkielkraut, ni radical à la Badiou, il est de plain-pied avec son époque.
En son domaine, c’est un classique. Plus qu’à Foucault ou Bourdieu, il se réfère à Kant, le théoricien de l’universalité de la morale. Membre actif d’Esprit, la revue de la deuxième gauche, Fœssel ne ménage pas ses critiques à ses aînés qui, en passant de l’autogestion à la gestion, « sous-estimèrent les effets antidémocratiques de l’hégémonie capitaliste » . Il a fréquenté Paul Ricœur et Claude Lefort, deux grandes figures de cette gauche antitotalitaire. C’est un point commun avec Finkielkraut, mais le désaccord n’en ressort que mieux. «Je partage certaines de ses colères, mais je ne situe pas le problème au même endroit, précise-t-il. Pour lui, l’adversaire, c’est le totalitarisme. Pour moi, c’est aujourd’hui le devenir technique de l’homme. » Comprendre: le triomphe de l’économisme, l’idéologie de l’avidité, la marchandisation du monde.
Fœssel est un enfant des classes moyennes style chrétiens de gauche. Il a grandi à Mulhouse, ses parents étaient profs d’allemand, lisaient Télérama et Le Nouvel Observateur et l’envoyèrent au lycée le plus proche, en ZEP. Il a seize ans lorsqu’un ami de la famille lui fait lire Ricœur. C’est la révélation : il comprend que toute discussion, même la plus rationnelle, renvoie à une décision métaphysique telle que : qu’est-ce que l’homme ? la vérité ? la liberté ? Pour lui, la philo est un vertige, une drogue dure et il tombe des nues en débarquant au lycée Henri IV pour sa khâgne: « Les gens étaient trop à l’aise avec les idées, ils n’étaient plus interrogés par elles. C’était déjà des entrepreneurs du savoir intellectuel » . Il s’enfuit à Strasbourg. Même chose lorsque, plus tard, il fait la petite main pour les discours de Jospin à Matignon. Un speech sur la jeunesse, un autre sur internet et pfuitt… « J’y suis resté deux mois. Cette vie n’était pas pour moi. » Non qu’il se sente rebelle : il veut juste avoir la liberté d’être exigeant avec lui-même. C’est différent.
Fin juin, le jury de Polytechnique a auditionné d’autres candidats de la même tranche d’âge : Cynthia Fleury, Corinne Pelluchon, Pierre Zaoui… S’y dessine un portrait de génération : virtuosité, inventivité, désir de participer à la vie publique, mais aussi refus d’y occuper une position de surplomb. « Je n’ai aucune intention de devenir à mon tour un maître à penser», prévient Fœssel. Lui qui a consacré son dernier livre au catastrophisme ambiant n’ira pas expliquer à la télévision comment sauver le monde. Non parce qu’il fuit les médias (il est chroniqueur régulier sur France-Culture), mais parce qu’il pense plus utile de se demander ce qu’il faudrait sauver. Par exemple, perpétuer notre toute-puissance économique et technologique, est-ce vraiment souhaitable ? Agnostique, mais féru de théologie protestante, Fœssel fait au contraire l’éloge de la limite humaine : c’est parce que nous ne pouvons pas tout que nous pouvons quelque chose ; c’est parce que nous ne savons pas tout que nous pouvons apprendre ; c’est parce que nous sommes faillibles que nous pouvons être bons. Une façon de revenir aux vraies Lumières, celles qui se méfiaient déjà des excès du rationalisme : « Je fais une critique du contemporain au nom de la modernité ».
Le 14 juillet, avant l’impérissable intervention télévisée de François Hollande, les élèves de Polytechnique ont, selon la tradition, ouvert le défilé militaire sur les Champs-Élysées. Cette école-là est au cœur du pouvoir et les esprits qu’elle forme s’égayeront dans les directions des grandes entreprises, les administrations, les salles de marché, les biotechnologies, internet. Pour eux, tout devra faire profit, tout devra être utile. Qu’on y maintienne un enseignement anti-utilitariste est remarquable. Et non sans embûches. Finkielkraut s’appuyait sur Heidegger, qui oppose la raison calculante du scientifique à la raison méditante du poète : effet garanti dans une école surnommée l’X parce qu’on y résout des équations toute la journée. Ce sera désormais à Michaël Fœssel, lui aussi grand lecteur d’Heidegger, d’y faire entendre que la science ne saurait être l’horizon indépassable de notre temps (comme on disait jadis pour le marxisme).
Ultime convergence : comme Finki, Fœssel vit sans portable (sauf à l’étranger). Mais il n’est pas technophobe et utilise internet comme tout le monde. « Ce n’est pas de l’informatique, des espaces virtuels ou des réseaux dont il faut se méfier, mais de la rencontre entre la logique de ces instruments et un très ancien désir : celui de devenir des hommes imperturbables », écrit-il. Apprendre à se laisser perturber, expérimenter la dépossession, fabriquer des possibles, voilà ses mots d’ordre. En politique, cela signifie sortir du dogme thatchérien du there is no alternative. Mais ça s’applique aussi à sa vie berlinoise: « une soirée réussie, c’est une soirée qui finit dans un endroit où on n’aurait jamais pensé aller ».
Bio express
24 octobre 1974 : naissance à Thionville.
1997 : agrégation de philosophie.
2002 : soutient sa thèse sur l’Idée de monde chez Kant.
2005 : maître de conférences à l’université de Dijon.
2011 : rejoint l’équipe de la Grande table sur France-Culture.
2012 : Après la fin du monde (Seuil), où il analyse le catastrophisme actuel comme désir caché d’en finir avec un monde qui ne nous convient plus.
Mots à mots
« Il y a dans la modernité des forces qui cherchent à reconstituer des certitudes : le communautarisme et le capitalisme. Ce que je veux, c’est inquiéter ces blocs de certitudes. »
(Article paru dans Le Nouvel Observateur du 25 juillet 2013, n° 2542)