Jésus chez Sarkozy
«Je fais le dîner seul avec lui, et après je vous raconte.» Si Nicolas Sarkozy inviterait bien à sa table «la personne la plus importante de l’histoire de l’humanité», est-ce attiré par son «prestige» ou son «exemple» ?
Jésus à sa table
Lors d’une conférence de presse donnée à trois clubs d’entreprise le 12 septembre 2024, à l’Arkéa Arena de Bordeaux, on a demandé à Nicolas Sarkozy qui il aimerait inviter à sa table s’il avait une baguette magique. Il a répondu: «Jésus». Des amis chrétiens m’ont envoyé ce scoop (que l’on trouve en vidéo sur plusieurs sites, notamment chrétiens); il n’a pas eu l’heur de susciter chez moi un enthousiasme nouveau pour le conseiller d’Emmanuel Macron, mais il a provoqué ma curiosité. Or, il faut toujours regarder le contexte – ce contexte si cher à nos politiques.
M. Sarkozy se dit catholique «de culture, de racines, d’histoire». Et pourquoi aimerait-il dîner avec Jésus ?
«Parce que Jésus, si c’est vrai, ça résout bien des problèmes. Et si c’est pas vrai, ça fait quand même vingt et un siècles qu’il y a quatre milliards de gens qui y croient. La vie de Jésus a duré trois ans – la vie publique. (…) Il a jamais rien écrit. Et qui a le plus marqué l’humanité, depuis l’origine, que lui – qu’on croie ou qu’on ne croie pas – ? Qui a souffert autant que lui ? Ce qui lui a été imposé est invraisemblable ! Alors, oui, je fais le dîner seul avec lui, et après je vous raconte. Mais je m’étonne que tant de gens qui font leur table idéale disent pas ça: c’est tellement évident que c’est la personne la plus importante de l’histoire de l’humanité. Parce que personne n’a fait ce qu’il a fait. L’histoire du suaire de Turin, c’est extraordinaire aussi. Gardez les autres invités, et moi je garde Jésus.»
Passons sur quelques inexactitudes: on a fait pire. Mais soulignons plusieurs points sensibles.
D’une part, Nicolas Sarkozy a certes des origines catholiques, mais aussi protestantes par son père, et juives par sa mère. Pourquoi s’en (hyper-) cacher ? Être judéo-chrétien serait une carte de visite extrêmement honorable, ce que M. Sarkozy semble méconnaître.
Ensuite, qu’est-ce qui fascine l’ancien président chez Jésus ? Le fait qu’il résolve «bien des problèmes»; la performance de susciter l’adhésion de milliards de gens (d’électeurs potentiels…); le fait qu’il ait marqué comme personne l’histoire du monde, qu’il ait résisté à des souffrances inouïes; en résumé: «que personne n’a fait ce qu’il a fait». Jésus, c’est Superman +++.
Je ne doute pas que certains me trouveront trop dur. Après tout, moi aussi, en tant que croyant, je pourrais reprendre à peu près les mêmes arguments. Mais ici, ce sont uniquement des arguments de performance, de puissance. Aucune précision sur le contenu de l’œuvre de Jésus n’est donnée par M. Sarkozy; rien sur la nature du bouleversement qu’il a apporté au monde, rien sur l’immense valeur morale de son enseignement; et, naturellement, rien en matière de sotériologie, notion sans doute inconnue à tous égards de notre ex-président. Une petite sauce miraculeuse turinoise par-dessus tout ça et oui, Jésus est l’invité le plus prestigieux dont on puisse rêver.
Zachée changé
Comment ne pas repenser à un petit homme nommé dans l’Évangile ? Ici, «petit» n’est nullement méprisant (je ne suis moi-même pas très grand); je le dis juste pour l’analogie; il y en a d’autres qui sont présentes, et d’autres encore qu’on souhaiterait voir advenir:
«Jésus entra dans la ville de Jéricho et la traversa. Or, il y avait là un nommé Zachée. Il était chef des collecteurs d’impôts, et riche. Il cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de la foule, car il était petit. Alors il courut en avant et grimpa sur un sycomore pour voir Jésus qui devait passer par là. Lorsque Jésus fut parvenu à cet endroit, il leva les yeux et l’interpella: Zachée, dépêche-toi de descendre, car c’est chez toi que je dois aller loger aujourd’hui. Zachée se dépêcha de descendre et reçut Jésus avec joie. Quand les gens virent cela, il y eut un murmure d’indignation. Ils disaient: Voilà qu’il s’en va loger chez ce pécheur ! Mais Zachée se présenta devant le Seigneur et lui dit: Seigneur, je donne la moitié de mes biens aux pauvres et, si j’ai pris trop d’argent à quelqu’un, je lui rends quatre fois plus. Jésus lui dit alors: Aujourd’hui, le salut est entré dans cette maison, parce que cet homme est, lui aussi, un fils d’Abraham.» (Luc 19,1-9)
Zachée est un petit bonhomme, qui manipule des fonds publics, et qui s’est enrichi sur le dos des citoyens en les taxant plus qu’il n’était légal. On ne nous dit pas pourquoi il a envie de voir Jésus au point de se percher sur un arbre; toujours est-il que Jésus le voit et que… c’est lui qui s’invite chez Zachée – il le faut (δει), dit le Christ. Le récit est extrêmement contracté: Zachée avait-il déjà pris de bonnes résolutions en son cœur, ou bien le Saint-Esprit les lui a-t-il inspirées sur l’instant, à la vue de Jésus ? En tous cas, ce qui frappe, c’est que ce «pécheur» apparemment honni de la foule fait immédiatement la preuve de sa sincérité en annonçant des dons substantiels aux pauvres et en remboursant quatre fois ce qu’il a extorqué.
On sait aujourd’hui que Nicolas Sarkozy a été condamné à de la prison ferme dans l’affaire Bismuth et que de multiples autres affaires, nettement plus graves, l’attendent en ce moment même. On sait également que, à part quelques aficionados irréductibles, la majorité de nos concitoyens font semblant de le présumer innocent. Légalement, nous y sommes tenus, sauf pour la condamnation susmentionnée (mais que quelques fidèles persistent à trouver inique).
Alors, que Nicolas Sarkozy veuille inviter Jésus à sa table, pourquoi pas ? Je dirais même que Jésus n’attend que ça ! Pour être plus précis, il attend de faire ce qu’il fait avec Zachée: s’inviter à notre table, et non être invité. Mais il y a une condition préalable, trop peu citée:
«Moi, ceux que j’aime, je les reprends et je les corrige. Fais donc preuve de zèle, et change ! Voici: je me tiens devant la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je dînerai avec lui et lui avec moi» (Apocalypse 3,19-20).
L’arbre et ses fruits
J’avoue être peiné, et même excédé par la naïveté, le conformisme, l’aveuglement, voire la complicité de certains de mes amis chrétiens à qui il suffit que tel sportif, tel homme d’affaire, tel politicien et même tel dictateur affiche «Jésus-Christ» pour qu’aussitôt cela soit pris comme… argent comptant. Il m’en faut un peu plus. Non, mes amis, Trump n’est pas chrétien parce qu’il combat l’avortement et soutient (une certaine conception d’) Israël; et Poutine n’est pas chrétien parce qu’il exalte la Sainte Russie orthodoxe avec force cierges et signes de croix face à la décadence des mœurs occidentales. Et il ne suffit pas que Nicolas Sarkozy fasse l’éloge de Jésus dans les termes que j’ai retranscrits pour que vous me fassiez partager votre émerveillement et chanter vos alléluias. Je le croirai quand il reconnaîtra les exactions dont la justice l’aura déclaré coupable, et même certaines attitudes, décisions ou déclarations politiques qui sont à rebours de l’esprit du christianisme. Je le croirai quand, à l’instar de Zachée, il reconnaîtra frontalement ses torts. À titre de comparaison dans le domaine politique, je trouve que les 100 années de Jimmy Carter sont bien plus probantes que les 96 années de Jean-Marie Le Pen qui, a dit sa famille, «a été rappelé à Dieu» (ce qui n’est pas forcément rassurant en ce qui le concerne).
Et qu’on n’aille pas rétorquer qu’«il ne faut pas juger». Il ne faut pas condamner (ça, ça regarde l’Éternel s’il le souhaite); mais juger au sens d’évaluer, oui il le faut (ce qui, au passage, implique que nous acceptions nous aussi d’être évalués). Jésus est limpide là-dessus:
«Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits. Tout arbre qui ne donne pas de bons fruits est arraché et jeté au feu. Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Pour entrer dans le royaume des cieux, il ne suffit pas de me dire: »Seigneur ! Seigneur ! », il faut accomplir la volonté de mon Père céleste» (Matthieu 7,18-21).
Je crois fermement que «le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu» (Luc 19,10), et je fais partie de ces perdus qui ont été retrouvés, comme le dit le cantique Amazing Grace, composé par un ancien trafiquant d’esclaves. Mais je pense que certaines de nos Églises crèvent littéralement d’annoncer un message évangélique tronqué. Il vaut la peine de citer ici H. Richard Niebuhr, le frère de Reinhold:
«Un Dieu sans colère a conduit des hommes sans péché dans un royaume sans jugement par l’entremise d’un Christ sans croix» (1).
Une société composée de gens qui disent, du haut en bas de l’échelle sociale: «J’ai rien fait, moi, M’sieur», et dont il faudrait s’abstenir de dénoncer les méfaits (culture de l’excuse pas seulement dans les banlieues mais jusque dans les hautes sphères politiques), ne peut que sombrer, et avec elles les Églises qui, dépourvues de toute envergure prophétique, n’exigent plus aucune cohérence de vie de leurs paroissiens, voire de leurs pasteur/e/s. Entre le régime atroce des Talibans et la licence effrénée de Sodome et Gomorrhe, il y a de la marge pour se reconnaître imparfaits tout en visant constamment à devenir meilleurs, guidés par la lumière du Christ, et désirant suivre son admirable exemple plutôt que son prestige constantinien.
Illustration: Nicolas Sarkozy lors d’une conférence en 2024.
(1) Lire ses citations sur Goodreads.