Jésus et Camus - Forum protestant

Freiné à l’extérieur par «l’espoir d’un au-delà hypothétique» et surtout «le contre-exemple que constituent certains chrétiens», à l’intérieur par «son impuissance à ‘vivre le mieux’, tenté qu’il était de ‘vivre le plus’» et «à établir un contact personnel» avec Dieu malgré son admiration pour la cohérence du Christ, Albert Camus n’était certes pas chrétien. Mais le livre de Véronique Albanel (dont rend compte ici Philippe Malidor, auteur d’un autre livre sur cette question) a le mérite de montrer que si les écrits de Camus résonnent tant en christianisme, c’est parce qu’il y a «de la métaphysique chez cet incroyant, du spirituel chez ce charnel».

 

 

Couverture du livre "Le Christ d'Albert Camus" de Véronique AlbanelAyant eu l’occasion de creuser un peu la question du rapport de Camus à Dieu (1), je ne pouvais pas manquer d’être attiré par le livre de Véronique Albanel, Le Christ d’Albert Camus (2). Soulignons d’emblée un écueil que cet ouvrage évite: faire de Camus un chrétien qui s’ignore. Le piège était d’autant plus aisé que Camus se déclarait incroyant et pas athée. Néanmoins, son «refus des fondamentaux de la foi chrétienne ne saurait être éludé ou négligé. Il est donc impossible de christianiser Camus», précise l’auteure (p.44). Le Christ d’Albert Camus n’est pas – pas entièrement – le Christ du christianisme. Et c’est tout l’intérêt de ce livre de rester lucide à cet égard et de ne jamais tomber dans la récupération.

 

Manque d’exemplarité chrétienne…

Plusieurs éléments ont bloqué Camus concernant la foi chrétienne, même s’il faut distinguer entre ses écrits de jeunesse comme Le Mythe de Sisyphe et ses écrits plus tardifs (si on peut dire cela d’un auteur mort à 46 ans). Premier obstacle: la question de «l’esquive», du «saut» dans la foi comme moyen d’échapper à la vie réelle en allant se réfugier dans l’espoir d’un au-delà hypothétique. Et cela vaut pour les idéologies messianiques, ainsi que L’homme révolté le démontre avec une pertinence criante qui vaudra à Camus sa rupture d’avec Sartre. Mais ce qui freinera encore davantage Camus, c’est le contre-exemple que constituent certains chrétiens, par exemple l’Église catholique franquiste avec ses «hosties de plomb»:

«S’il y a un Christ en Espagne, écrit Camus, il est dans les prisons (…), il est avec les catholiques qui refusent la communion parce que le prêtre bourreau l’a rendue obligatoire dans certaines prisons» (cité p.26). «Il faut choisir entre le franquisme et la démocratie (…). Il faut choisir entre le Christ et le tueur» (cité p.70).

Exécuter les adversaires au nom d’un Dieu crucifié, c’est un comble (cf. p.163). Pas davantage d’indulgence envers l’Église catholique plutôt muette dans les années 1940 face au nazisme, la complicité de la hiérarchie contrastant avec la foi vivante de plusieurs catholiques de base dont certains, comme l’écrivain René Leynaud (fusillé en 1944 par l’Occupant) ou comme l’ami d’enfance devenu jésuite, Georges Didier, étaient des personnages très respectés par Camus. Il comprend fort bien que la logique d’appareil est aussi lâche que des chrétiens de base ou, plus encore, des résistants sans espérance ont été courageux:

«Nous aurions voulu que le pape prît parti, au cœur même de ces années honteuses, et dénonçât ce qui était à dénoncer. Il est dur de penser que l’Église a laissé ce soin à d’autres, plus obscurs, qui n’avaient pas son autorité, et dont certains étaient privés de l’espérance invincible dont elle vit» (cité p.75).

Admirable, cette citation corrobore d’autres propos

1) où Camus dit que les chrétiens devraient être aux avant-postes de la lutte pour la justice à cause du beau message dont ils sont porteurs;

2) où il laisse transparaître la conscience qu’il a progressivement acquise que la grâce a peut-être quelque réalité mais que lui-même n’y a pas eu accès (3).

 

…mais le Christ exemplaire

Bien à l’inverse, Camus admire le Christ dont la vie et l’enseignement sont en parfaite corrélation. Comment ne pas citer cette maxime qu’il a énoncée au moins deux fois, et ici à propos du christianisme: «L’honnêteté consiste à juger d’une doctrine par ses sommets, non pas ses sous-produits» (cité p.54). En particulier, Jésus a vécu une solidarité totale avec les pauvres sans spéculer sur eux. Il est intéressant de noter que Camus voyait en sa mère illettrée, presque sourde, pauvre et douce, une figure du Christ souffrant.

Et quand, dans la préface à l’édition américaine de L’Étranger écrite dans les années 1950, Camus dit que Meursault est «le seul Christ que nous méritions», ce n’est certes pas parce que le personnage est incroyant et meurtrier mais parce qu’il ne ment pas, qu’il a «la passion de l’absolu et de la vérité» (cité p.62) (4). Camus dira ailleurs qu’on ne doit pas mentir, même pour des raisons qu’on estime supérieures (p.80).

Véronique Albanel met en évidence une chose déjà constatée, mais qu’elle établit magistralement: Camus lisait la Bible, et il la citait à bon escient, Ancien et Nouveau Testaments. L’un des mérites de son livre est de reproduire des textes qu’on avait l’impression de ne jamais avoir vus alors qu’on les avait lus et même soulignés, et qui, dans le contexte de son étude, apparaissent sous un jour nouveau; comme par exemple cette bouleversante allusion à la gêne éternelle de Jésus par rapport au massacre des Innocents, tirée de La Chute: «La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui et il était vivant !» (5)

 

Aspirations mystiques

On savait que Camus se posait des questions très profondes, et souvent d’ordre spirituel. Par exemple, l’homme bourreau n’est-il pas systématiquement, aussi, victime ? (Passons sur l’innocence de l’enfant et sur le célèbre refus du Dr Rieux d’aimer cette création où les enfants sont torturés, par la peste ou autre.) On sent poindre la culture de l’excuse qui fait tant de dégâts, cependant Camus n’a pas cette faiblesse:

«Mais je ne crois pas, pour autant, qu’il n’y ait nulle responsabilité en ce monde et qu’il faille céder à ce penchant moderne qui consiste à tout absoudre, la victime et le tueur, dans la même confusion» (cité p.70-71).

Cela reviendrait à niveler l’écart entre le bien et le mal, à consentir à l’injustice. Il semble que Camus a bien saisi que le Christ est un révolté et qu’il ne fait aucune concession au mal, qu’il n’est pas dans le «tout est bien». Tout cela étant dit, précise Véronique Albanel, «Camus ne défend pas ‘l’innocence totale’ de la créature; il refuse seulement d’admettre sa ‘culpabilité définitive’» (p.93); d’où son opposition à la peine de mort, et une certaine allergie au Jugement dernier.

On est assez surpris de découvrir à quel point Camus s’intéressait à la mystique chrétienne. Il lisait Ignace de Loyola, vouait une admiration immense à Pascal, et aussi à Simone Weil qu’il éditera. On le sent écartelé entre une aspiration à se détacher du monde et un refus de quitter l’humain, la jouissance du corps, mais aussi la nature et la beauté que le christianisme a, selon lui, trop méprisés – d’où son côté païen grec dont il parle souvent (6). Mais, dans un contexte de guerre (il n’en est jamais sorti: père mort sur le front en 1914; lui-même plongé dans la guerre de 1939-45; puis dans la guerre d’Algérie), pour Camus «l’engagement collectif prime sur la sérénité du cœur, souligne pertinemment Véronique Albanel. D’où son appel pressant à ne pas se couper du monde et à rester solidaire des hommes» (p.109; cf. aussi p.174). Autrement dit, et malgré son admiration presque envieuse notamment pour les moines franciscains, Camus a bien discerné que dans la quête mystique il y a une part d’égoïsme, au sens où on s’abrite des tourments du monde en se réfugiant dans la spiritualité. C’est ce qui l’incite à poser (en 1936; il n’a que 23 ans) cette fameuse formule qui, à mon sens, n’a rien de blasphématoire: «Mon royaume est de ce monde» (cité pp.158-159).

 

Quelque chose qui coince

Mais il y a peut-être, je dirais même certainement, des obstacles existentiels à l’adhésion pleine et entière de Camus à Jésus-Christ. Véronique Albanel y fait une discrète allusion:

«Accusé d’être ‘une belle âme’ et de défendre ‘une morale de Croix-Rouge’, ou encore raillé pour ses infidélités conjugales, l’amour camusien ne doit-il pas aussi être interrogé à partir de ses contradictions ?» (p.185).

L’auteure cite des extraits de lettres de Camus à son épouse Francine et à sa maîtresse (principale…) Maria Casares, où on voit bien qu’il se débat avec l’envie de se justifier un peu tout en admettant ouvertement le mal qu’il fait à sa femme d’abord et à son amante ensuite (7). Camus avait très bien saisi qu’au Christ on donne tout, et il y avait un domaine de sa vie où il ne parvenait pas à renoncer à quoi que ce soit.

D’où son écartèlement intérieur. Au lieu de baisser ses critères éthiques, comme cela est hélas archi courant aujourd’hui, il constatait son impuissance à «vivre le mieux», tenté qu’il était de «vivre le plus». Talonné par une santé difficile et une vie probablement courte à cause d’une tuberculose déclarée à l’âge de 17 ans, il voulait dévorer la vie et les plaisirs qu’elle offre, sans pouvoir renoncer à sa quête d’absolu. Comment ne pas se sentir une forme de fraternité avec le penseur qui a écrit qu’«on aime l’humanité en général pour ne pas avoir à aimer les êtres en particulier» (cité p.170) ? Et comment ne pas être ému par l’incroyant qui ose consigner cette interrogation en italiques dans ses Carnets II: «L’Homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? C’est tout le problème» (cité p.193). On voit bien que Camus n’était pas l’adversaire de Dieu, mais qu’il ne parvenait pas à établir un contact personnel avec lui. De nombreux indices montrent qu’il en concevait quelques regrets.

Reprenant une remarque de Jean Grenier, Véronique Albanel affirme que Camus cherchait, par-delà le bonheur, le salut – et cela pour tous les hommes (p.97). Il y a donc de la métaphysique chez cet incroyant, du spirituel chez ce charnel. Comment s’étonner alors que tant de chrétiens se sentent une telle proximité avec cet homme honnête, dont l’œuvre continue à prodiguer de réels bienfaits plus de soixante-cinq ans après son décès brutal ? C’est donc avec reconnaissance que nous accueillons l’ouvrage original de Véronique Albanel.

Philippe Malidor

 

(1) Dans Camus face à Dieu, Excelsis, 2019; préface d’André Comte-Sponville.

(2) Véronique Albanel, Le Christ d’Albert Camus, Desclée de Brouwer, 2025, 199 pages, 18,90€. Visionner son entretien avec David Gonzalez sur Regards protestants, 30 octobre 2025.

(3) Voir la citation p.33, tirée de L’incroyant et les chrétiens. Conférence au couvent de Latour-Maubourg, souvent citée. Conférences et discours (1936-1958), Gallimard (Folio), 2017, p.86ss.

(4) Recommandons chaleureusement le film de François Ozon, L’Étranger (2025). Admirable sur le plan esthétique, ce film me semble remarquablement fidèle au roman sans y être scotché (il semble s’inspirer partiellement de la BD de Jacques Ferrandez). Il ose des trouvailles scénaristiques judicieuses, comme la brève rencontre entre la sœur de l’Arabe et la fiancée de Meursault, ou encore la scène onirique de la guillotine, sans oublier des détails très fins comme la façon de faire jaillir des cigarettes sans filtre d’un paquet souple, geste antique qu’on avait oublié.

(5) Camus, La Chute, Gallimard (Folio), 1972 (Blanche, 1956), p.119 (cité p.91 du livre de Véronique Albanel). Il est évident que Camus se réfère à Matthieu 2,16-18.

(6) Camus n’a aucune culture protestante, trop germanique à son goût; que n’eût-il lu les propos de Calvin sur la nature et la beauté des fleurs… et aussi sur le mariage ! On peut penser que, vivant à notre époque, il eût été passablement réconcilié avec le christianisme, qui a en particulier largement rectifié son éthique de la sexualité et son rapport à la création grâce à une lecture plus honnête de la Genèse.

(7) Cf. Camus face à Dieu, op.cit., pp.66, 142-143.

2 Commentaires sur "Jésus et Camus"

  • Jean-Paul Sanfourche

    Merci pour cette recension qui situe l’ouvrage de Véronique Albanel avec beaucoup de finesse et de clarté et qui en révèle l’équilibre délicat: reconnaître la profondeur spirituelle de Camus sans lui prêter une foi qu’il n’a jamais revendiquée. Cela donne envie de lire ce livre puisqu’il semble respecter l’intégrité de l’homme en refusant toute récupération apologétique. Les citations choisies sont particulièrement éloquentes. Elles révèlent la force de Camus qui, loin d’une foi institutionnelle, demeure attentif à «la cohérence du Christ». Vous faites apparaître ce qui semble le cœur de l’ouvrage: cette tension entre la quête d’absolu et l’attachement viscéral au monde. Je crois que l’auteur confirme votre propre lecture de Camus: la dimension spirituelle – peut-être quasi théologique – d’un auteur «incroyant». La sensibilité chrétienne de Camus n’est pas confessionnelle. Elle est éthique et tragique. Le portrait de Camus qui ressort de cette recension (qui n’élude ni ses faiblesses ni ses contradictions) est celui d’un homme partagé, exigeant et blessé. Sa droiture nous parle, nous élève, et nous est toujours une référence précieuse en ces temps bouleversés. Le ton de votre lecture critique manifeste de toute évidence l’empathie que vous témoigniez déjà à Camus dans votre propre ouvrage. Cette recension apparaît comme un acte de gratitude envers l’auteur (autrice) et envers un écrivain que vous connaissez bien et qui habite toujours nos mondes intérieurs.

  • Philippe

    Merci beaucoup pour votre sympathique message. Comme vous avez lu mon livre (ce dont je vous remercie), vous avez vu que j’y défends l’idée que L’Homme révolté est quasiment un livre de théologie; et peut-être faudrait-il enlever le « quasiment ». Même si le royaume de Camus était de ce monde, il nous donne souvent l’impression qu’il côtoyait le Royaume des cieux, sans en franchir le seuil. C’est d’ailleurs le cas de nombre de nos contemporains. La sympathie pour Jésus est relativement courante; l’adhésion au Christ nettement moins.

    Camus, à cet égard, me semble être une aide plutôt qu’une entrave, paradoxalement. Comme le disait un ami, Dieu s’est bien servi d’une ânesse pour parler à un prophète païen…

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