Maladie d’Alzheimer : le temps, la mémoire, l’histoire et l’éthique
D’un côté, la maladie apparaît comme le véritable naufrage de la vieillesse et nous fait applaudir aux plans Alzheimer comme une planche de salut collective. De l’autre, l’indifférence au fait que nous construisons une société en voie « d’Alzheimerisation » collective ne laisse plus place à la mémoire ou à une mémoire si courte qu’elle se confond avec le présent.
Notre société vit une situation bien paradoxale. Elle est obsédée d’un côté par l’angoisse du vieillissement, meurtrie par la maladie d’Alzheimer à laquelle la mort est préférée et elle est indifférente de l’autre à cette obsession d’un présent envahissant qui écarte le concept même d’héritage. Or nous sommes des héritiers avant d’être des acteurs de notre temps. Obsession d’un présent dont témoigne par exemple le succès des études généalogiques centrées sur soi comme produit de ses ancêtres et non sur ses ancêtres eux mêmes L’histoire des sciences et de la médecine, voire l’histoire tout court est relayée à l’accessoire des écoles et des universités.
Une mémoire individuelle perdue fait apparemment disparaître l’humain , mais une mémoire collective dissoute donne le sentiment d’une appartenance commune, limitée au présent, et nous déshumanise.
D’un côté l’Alzheimer apparaît comme le véritable naufrage de la vieillesse et nous fait applaudir aux plans Alzheimer comme une planche de salut collective. De l’autre l’indifférence au fait que nous construisons une société en voie « d’Alzheimerisation » collective, avec une succession de présents, ne laisse plus place à la mémoire ou à une mémoire si courte qu’elle se confond avec le présent.
Cette perte de mémoire collective n’entre pas en contradiction avec l’accumulation de commémorations qui sont autant de leurres , car ceux -ci ou celles- ci inscrivent la disparition de l’historicité. Il n’y a plus continuité historique, mais fragmentation .Il n’y a que des événements commémoratifs qui surgissent plus pour marquer le présent que le passé, installant des balises repères plus destinées à instrumentaliser le passé pour promouvoir le présent qu’à une vraie réflexion.
Ici Rousseau est encensé pour la modernité de sa réflexion sociale, là il est brocardé pour son mépris des femmes. Il est découpé en morceaux selon les modes et les exigences du présent. Les éditeurs, les politiques se préparent à l’avance aux commémorations événementielles , cinquantenaires, centenaires, cent cinquantenaires de la naissance ou de la mort. Ces commémorations ensevelissent le passé en le faisant brusquement et transitoirement ressurgir comme une marionnette dans un champ de foire. Jaurès, Victor Hugo, Rousseau, de Gaulle, émergent ainsi soudain au gré des opportunismes avant de disparaître. Le présent ne supporte le passé que sous sa forme célébrante, pas sous sa forme de relecture du présent. Soixante huit en fournit un bon exemple. C’est à qui a fait en 2008 et fera probablement en 2018 lors du cinquantenaire la meilleure promotion d’un événement dont on renonce à interroger les prémices et l’arrière pays sur lequel il a surgi simultanément dans de nombreuses parties du monde, ainsi que sa submersion si rapide dans les années qui ont suivi.
Une commémoration héroïse ou accable mais tente rarement de resituer l ‘événement dans son contexte , ce que fait le travail de mémoire. Les dates anniversaires viennent ainsi scander le présent qui a plus besoin de repères que de mémoire. Or l’attention au monde a plus besoin de mémoire que de repères . Les enseignants constatent par exemple la difficulté contemporaine d’attention des enfants qui ne s’approprient plus un texte en l’apprenant par cœur pour le faire ressurgir au moment opportun, mais cliquent sur un site pour trouver ce qu’ils cherchent. Une mémoire désormais protégée des scories de l’émotion. Le choix infini ainsi offert à leur convoitise ou leur paresse les détourne sans cesse du questionnement en profondeur. L’histoire est là, uniquement pour servir l’hypertrophie du présent mêlant dans son indistinction l’important et le dérisoire. Le monde commence ainsi avec la vie de chacun. Il n’y a plus d’héritage , plus d’ancêtres, plus de dettes, qui obligent par rapport à ceux qui ont été. La crémation des morts nous débarrasse à bon prix de la malédiction d’Antigone.
Il existe en revanche le sentiment que le passé est fait d’obscurité . A-t-il vraiment existé une époque invivable où les téléphones portables, la contraception n’existaient pas, où les femmes ne votaient pas ? Entre Jésus christ et 2012 , il n’y a qu’une succession d’obscurantismes divers dont n’émergent que des rois , des guerres, des statues, des révolutions et des peintures, quelques philosophes et quelques inventions scientifiques dont seule la modernité a validé l’excellence. Mais gare aux inventeurs qui mettent en péril les découvreurs du présent par leur antériorité. Le XX ème siècle a tant méprisé le XIX ème. Chacun désormais est dans l’illusion d’appartenir à un monde de la connaissance en progrès perpétuel avec cette caricature d’un passé enseveli dans l’ignorance. Pourquoi donc se pencher sur l’histoire des sciences si c’est pour mettre en scène l’obscurité. Il n’y a plus d’histoire des espérances déçues, des idées novatrices longtemps censurées, du génome comme organisateur de l’ordre et non comme garant du désordre, des concepts qui nous semblent maintenant absurdes même s’ils ont suscité à leur époque un enthousiasme collectif. Ainsi l’analyse graphologique de Berthillon qui a tant intimidé en son temps la justice par son apparente rigueur scientifique de l’écriture du capitaine Dreyfus et qui apparaît maintenant comme une tragique bouffonnerie. Ainsi les études marquées idéologiquement de morphologie psychologiques de Lombroso qui devrait nous rendre modestes dans nos recherches contemporaines de la détermination génétique des comportements.
Une science qui croit détenir une part de vérité du monde s’enrichit toujours de l’humiliation que lui fait subir le temps restitué par la mémoire. Car l’histoire est souvent humiliante si on l’affronte avec lucidité. Comment a-t-on pu privilégier aussi longtemps le concept de génération spontanée en prenant des faits pour des causalités, comment la médecine allemande a-t-elle pu être aussi indulgente à l’université vis à vis de la médecine nazie, comment entendre l’exclusion de Starzl dans les années soixante ce pionnier des greffes de foie qui a subi insultes, affronts, exclusion ? Comment se souvenir des moqueries facies qui ont accueilli l’hypothèse d’une origine infectieuse de l’ulcère de l’estomac avant que son auteur ne reçoive le prix Nobel, comment ne pas s’étonner des discours optimistes concernant le vaccin contre le Sida dans les années 90,dont on se demande désormais si l’éventualité même avec nos concepts en est possible ? La mémoire d’une société devrait conserver cette lucidité pour affronter avec autant de scepticisme que de recul un futur souvent présenté comme radieux pour être attentif aux concepts d’héritage critique qui nous concerne sans cesse. La route que l’on a parcourue informe sur la route à parcourir. Elle ne dit pas cette route mais son oubli est délétère car le pire danger est de laisser la jungle la recouvrir sous prétexte qu’il faut aller de l’avant et que le temps presse. Notre mémoire collective et individuelle se fonde désormais sur des prothèses avec ce sentiment rassurant d’une disponibilité infinie de la mémoire désincarnée des ordinateurs. La mémoire prothétique est là, mille fois plus riche que notre mémoire humaine . Nous oublions simplement que le cerveau tresse sans cesse le passé avec le présent, que nous oublions ce qui est nécessaire (pas de mémoire sans oubli), et que nous reconstruisons autant que nous censurons. Comment par exemple l’anthropologie française de la fin du XIX ème siècle a fait le lit pseudoscientifique du Nazisme. Le transfert prothétique nous fait faire l’économie de notre propre effort d’interrogation qui semble vain. Pourquoi garder en mémoire une conversation ,mêlant faits et émotion quand elle peut être confiée à un blog ?
La mémoire est un échange incessant avec le monde, alors que le transfert technologique nous désindividualise : confier à Google notre seule mémoire revient à confier le futur de l’agriculture à Monsanto au nom de l’efficience. Paul Celan, Claude Lanzman, marqueront infiniment plus la mémoire de notre postérité que tel travail historique enseveli dans les reîtres de notre ordinateur parce qu’il s’agit alors de confier à la création artistique la transmission d’une mémoire vive incarnée. Les filtres technologiques ne retiennent plus que les scories d’un présent envahissant , sans hiérarchie, agressant continuellement notre insouciance, suscitant plus la riposte que la réponse toujours aux dépens de la mémoire qui n’a plus le temps de se constituer en matière réflexive.
Alors l’ethique dans tout cela ?
Elle est ,comme toujours ,reconnaissance d’une contradiction qu’elle tente sinon de dépasser tout au moins de faire affleurer à la surface. Le paradoxe d’une mémoire individuelle perdue et ostracisée et d’une mémoire collective perdue et encensée pose une question éthique. Le malade atteint d’Alzheimer vit , mais la disparition apparente d’une mémoire porteuse d’évidence pour chacun des vivants met mal à l’aise, comme si le vivant sans mémoire n’avait plus d’existence humaine, une vie nue . Pourtant demeure étrangement la trace d’une vie inscrite dans la créativité persistante, picturale par exemple, comme l’a montré JC Ameisen avec ces merveilleuses peintures réalisées par des malades à l’hôpital Georges Clémenceau, le ressenti d’un parfum, l’angoisse de la perdition et de l’enfermement, plus calmée par la proximité rassurante d’une main que par l’absorption de sédatifs. Ces personnes perçoivent le monde différemment et nous interrogent sur le rapport à nous-mêmes. Vivant dans une autre temporalité, ils se contentent de vivre la plénitude du présent remplissant à la perfection l’ensemble des leçons de la psychologie moderne qui nous enseigne qu’il faut être en totalité hic et nunc. Ce qui nous invite à revoir le temps de cette personne autrement qu’en termes de mémoire , dans son inscription incarnée et non en termes seulement de restitution d’événements par la parole.
L’éthique invite ici à dépasser les apparences d’une expression devenue incohérente et à reconnaître le vivant dans sa fragilité extrême, car enfermé dans l’instant, dépendant alors totalement dans sa vulnérabilité de la relation à l’autre. C’est sa détresse même qui nous oblige à lui restituer toute son humanité.
Ethique contradictoire où anticipatrice ,car le malade atteint d’Alzheimer préfigure peut être l’état d’une société qui ne saura plus reconnaître l’autre que dans ses scintillements et non dans sa densité de la célébration collective d’un présent sans mémoire du temps accompli. Paradoxe de la mise à distance de la personne sans mémoire et de la célébration collective d’un présent sans mémoire. Comme si l’angoisse contemporaine de l’Alzheimer n’était que la traduction plus ou moins inconsciente de l’angoisse de notre société fascinée par le seul présent, le seul existant et qui accepte de moins en moins la transmission d’une histoire porteuse de témoignages si peu conformes à ce que nous demandons au présent, ne lui laissant que l’usage opportuniste à tous vents des célébrations de Jaurès, de Gaulle, Platon ou Heidegger. Ce présent nous rend en miroir impatient d’un futur qui se fait attendre. L’attente de la mort est jugée ainsi insupportable. « Il va mourir ! » Que cette attente cesse, car celle-ci gêne les vivants dans leur insouciance . Une attente jugée inutile n’enseigne plus mais encombre.
L’éthique nous invite alors à une démarche réflexive parallèle.
• Continuer de respecter le vivant qu’est le malade atteint d’Alzheimer dans sa plénitude qui garde une mémoire du corps qui existe même si elle est difficile à reconnaître, car les émotions sensuelles créent leur propre mémoire indicible.Le seul présent raconté dans cette dimension de restitution ne doit pas confisquer la seule reconnaissance du vivant en lui ou en elle.
• Ne pas confier au seul présent fut-il commémoratif la conscience collective ; il n’y a pas de devoir de mémoire, ce qui est absurde mais un travail de mémoire. Penser par exemple que la commémoration indéfiniment renouvelée de la Shoah quand elle est obligatoire constitue une façon de l’identifier aux autres drames de l’histoire, en lui faisant perdre sa spécificité, et masquer l’émergence toujours recommencée de l’iceberg d’un antisémitisme tragiquement amnésique de la violence et de l’indifférence humaine à l’égard d’une partie de sa communauté la plus meurtrie. Penser comme Amartya Sen que l’identité meurtrière est un présent empoisonné du temps.
La mémoire individuelle perdue ne doit pas nous priver de l’humain , la mémoire collective consciente de son héritage nous fait humain.
(2 septembre 2013)