"Questionner anthropologiquement le christianisme" (2): "Séculier et religieux ne sont rien l'un sans l'autre" - Forum protestant

« Questionner anthropologiquement le christianisme » (2): « Séculier et religieux ne sont rien l’un sans l’autre »

«Être pentecôtiste en Suède n’a absolument rien à voir avec être pentecôtiste en Ouganda.» Dans ce deuxième volet de l’entretien, l’anthropologue Émir Mahieddin explique pourquoi il préfère approcher les protestantismes qu’il étudie de manière à la fois générative (historique), relationnelle (en contexte) et émique (en partant de l’expérience des croyants). Une approche qu’il étend à toute anthropologie du religieux, un religieux qui «fait système» avec le séculier, «tous les marqueurs qui les différencient» étant «toujours temporaires».

Entretien publié dans Foi&Vie 2024/1. Lire le premier volet de l’entretien: Éclairer par les marges.

 

«Chaque dénomination est un espace de lutte où différentes tendances se confrontent»

Si l’assemblée de Jönköping est historiquement pentecôtiste, quelles sont les affiliations ou traditions dont se réclament vos autres terrains d’enquête chrétiens ? Ces catégories ont-elles pour vous une certaine importance pour la recherche ou sont-elles de simples étiquettes ? Quelles catégories préférez-vous ou ne préférez-vous pas utiliser en la matière ?

Si je pose la question explicitement en leur demandant d’aller au-delà du qualificatif de chrétien qui a généralement leur préférence, les pasteurs et fidèles des assemblées sur lesquelles je travaille peuvent se dire évangéliques, pentecôtistes ou charismatiques. Il m’est également arrivé de faire du terrain à l’Église luthérienne-évangélique, en Finlande comme en Suède. Mais la question de la vie sociale des catégories est complexe, qu’il s’agisse des catégories de christianisme ou des catégories en général. Je pars des acquis de l’anthropologie cognitiviste, qui nous apprend que les catégories, quelles qu’elles soient, se présentent plus sous des formes nuageuses organisées autour d’un prototype familier, que sous forme de cases aux contours bien délimités, définissables en quelques points. Le paradoxe sorite formulé par Eubulide (1) partait de ce principe que les catégories de langage, y compris celles qui catégorisent des objets concrets, gardent toujours quelque chose de vague et d’imprécis : on sait quand on a devant soi un tas de sable mais on ne sait pas dire exactement à partir de combien de grains accumulés il devient un tas. C’est en partie ce qui explique que deux évangéliques peuvent ne rien avoir à voir l’un avec l’autre, entre deux époques de l’histoire de la mouvance, ou entre deux régions du monde, et être néanmoins tous les deux évangéliques. Comme le disait l’anthropologue André Mary (2), il n’appartient pas au chercheur de « légiférer en matière de religion », et de décréter que l’un le serait d’une manière plus pure que l’autre, ou d’exclure l’un des deux de la mouvance dont il se réclame en accordant la primauté à la définition qu’incarne l’autre.

Je pense que l’importance de ces étiquettes (car c’est bien la manière dont je les conçois, mais comprenons bien que ce terme ne connote pas la superficialité car les étiquettes sont socialement performantes), et ce qu’elles cristallisent aux yeux des acteurs, varie probablement d’un pays à un autre. En Suède, où je me suis familiarisé avec ce milieu lors de mes recherches, j’ai vite appris leur fluidité. Les fidèles comme les pasteurs circulent très souvent sans accroc entre une dénomination et une autre. Lorsque j’étais sur place pendant mes recherches doctorales, l’un des pasteurs de l’Église pentecôtiste de Jönköping avait quitté son poste pour occuper ses fonctions dans une Église évangélique voisine (Missionskyrkan), et récemment le pasteur Niklas Piensoho, qui a longtemps dirigé la congrégation pentecôtiste historique de Stockholm, Philadelphia, a pris le poste de pasteur général adjoint de l’Église Equmenia au côté de Karin Wiborn, que je viens d’évoquer. Il a été élu avec moins de voix que sa collègue, peut-être du fait qu’il venait d’une Église pentecôtiste d’après certains commentateurs, mais il a tout de même été élu avec près de 60 % des suffrages. Et ce ne sont là que des exemples. Évidemment, il y a des endroits (et il y a des époques en Suède) où il ne viendrait pas à l’idée d’un baptiste d’épouser une pentecôtiste, et où il y a beaucoup moins de labilité dans les appartenances.

Cela dit, il me paraît essentiel de ne pas croire aux dénominations, et de penser qu’à partir de l’étiquette, on pourrait déduire automatiquement les professions de foi, les valeurs et les pratiques, ou encore les idéologies politiques des fidèles – certains ne s’en privent malheureusement pas. Chaque dénomination est un espace de lutte où différentes tendances se confrontent, et où l’on peut ressentir l’influence de théologies voisines. Il peut s’agir d’autres théologies protestantes, mais les acteurs peuvent aller parfois plus loin et chercher des inspirations dans l’orthodoxie. J’ai rencontré plusieurs pentecôtistes et chrétiens charismatiques en Suède qui m’ont dit se sentir en affinité avec certaines positions des orthodoxes sur le péché et le salut – cela dit, certains théologiens arguent qu’il existait déjà une affinité avec la théologie orthodoxe dans le méthodisme de John Wesley. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas se laisser aveugler par ces étiquettes. Être pentecôtiste en Suède n’a absolument rien à voir avec être pentecôtiste en Ouganda, et dans les deux pays, il est différentes manières d’habiter cette mouvance. Je définirais l’approche que j’adopte sur cette question en trois points: elle est générative, relationnelle, et surtout émique.

Comme d’autres collègues, à l’instar de Philippe Gonzalez (3) ou Yannick Fer, je plaide pour une approche générative et historiciste de ces noms de mouvances, dont les contenus comme les périmètres changent au gré des époques et des circonstances locales, des alliances institutionnelles entre Églises, et des projets moraux et parfois politiques qu’elles entendent porter. Il y a une politique des catégories religieuses dont il faut bien être conscient et s’il n’y prend pas garde, le chercheur peut jouer cette partition en disant que telle congrégation est bel et bien évangélique, tandis que telle autre ne l’est pas, et se retrouver à travailler à des rapprochements affinitaires, ou à faire des procès en légitimité malgré lui.

Cette approche générative doit aussi être relationnelle, ne faisant sens que dans le tissu des interactions locales et transnationales dans lesquelles les acteurs sont concrètement impliqués. Je veux dire par là que les dénominations se définissent finalement moins pour elles-mêmes qu’à leurs frontières. On est évangélique et pentecôtiste, ou plus ou moins charismatique par rapport à une Église voisine, ou à ce que l’anthropologue Arjun Appadurai (4) appelle une «structure de voisinage». Pour le dire plus simplement, si en Suède on se définit évangélique ou pentecôtiste en vis-à-vis d’une majorité luthérienne, tantôt en la prenant comme figure repoussoir, tantôt comme matrice à imiter, ailleurs, on est évangélique en vis-à-vis d’une majorité catholique, musulmane, ou chrétienne orthodoxe. Cela imprime différentes manières de vivre la ritualité, de définir les critères de sincérité de la foi, ou d’interagir avec Dieu, puisqu’on le pense et on agit soit en cédant au magnétisme du majoritaire, qui sert de référent religieux de base, soit par opposition ou par contraste, mais toujours en ayant cet alter ego de référence en tête. En Suède, où les pentecôtistes sont majoritairement des convertis qui ont hérité la foi de leurs parents et aïeuls, étant de la quatrième, voire de la cinquième génération aujourd’hui, certaines Églises ont par exemple adopté un rituel de confirmation sur le modèle majoritaire luthérien, à la demande des adolescents eux-mêmes qui, tout simplement, « voulaient faire comme leur copains », et sur laquelle est progressivement venue se greffer la réception du baptême dans l’eau à l’âge de 14 ou 15 ans.

Les effets de différentiation aux frontières sont peut-être les plus flagrants dans le domaine de la musique : un chrétien familier de ces milieux qui serait frappé de cécité pourrait vite savoir dans quelle Église il met les pieds, et identifier ses influences, sans qu’on ne lui en dise rien au préalable. Or ces musiques vont de pair avec des manières de faire usage de son corps lors des cultes, des manières de se vêtir et, avec tout cela, des manières de concevoir la figure de Jésus ; tantôt comme un Seigneur devant lequel il convient de se présenter respectueusement endimanché et en maîtrise de soi, tantôt comme un ami, voire un amant, auprès duquel on pourrait se confier, s’épancher, pleurer, ou que l’on pourrait serrer dans ses bras, fût-ce pieds nus et en jean ou en short avec une casquette vissée sur la tête.

Enfin, je pars du principe que ces catégories existent avant tout par et pour les acteurs sociaux, et je plaide pour une approche émique, à savoir en faisant usage des concepts proches de l’expérience des acteurs eux-mêmes, afin de ne pas plaquer des catégories qui n’auraient pas de sens, et de m’enquérir de la vie sociale de ces catégories dont les définitions sont elles-mêmes des enjeux sociaux. Je ne suis pas très convaincu par la catégorie courante de néo-pentecôtiste par exemple. Non seulement sa définition n’est pas stabilisée en fonction des continents et des chercheurs qui l’emploient, mais en plus, elle implique qu’il faudrait une nouvelle appellation dès lors que les acteurs se mettraient à faire quelque chose de différent, comme utiliser la télévision ou encore internet. Il est évident que les pratiques changent. On ne peut pas plaquer le préfixe néo- à une religion dès lors que ses prédicateurs se sont mis à passer à la télévision. Il faut surtout analyser ce qui change avec le passage à un nouveau régime de matérialité, mais cela ne vaut pas que pour une mouvance religieuse. En plus, cette catégorie de néo-pentecôtiste ne renvoie à rien dans le langage des acteurs. On pourrait demander longtemps à des passants où est l’église néo-pentecôtiste la plus proche, je pense que seul le sociologue pourra répondre. Certains de mes interlocuteurs latino-américains en Suède, qui se désignaient comme evangélicos, me disaient par exemple ne pas vraiment saisir précisément ce qu’était distinctivement un pentecostal, et ne s’y reconnaissaient pas. Non qu’ils n’étaient pas au courant des questions théologiques relatives au baptême de l’Esprit ou au parler en langues, mais la différence entre les deux n’était pas vraiment significative à leurs yeux, alors même que des chercheurs affirmaient qu’il fallait traduire l’espagnol evangélicos en pentecôtistes. Le problème est que cette traduction opère des déplacements qui ne sont pas sans conséquence. Le risque d’adopter des catégories qui ne viennent pas des acteurs en la matière, c’est d’inventer un objet qui n’existe pas, et de lui faire poser de mauvaises questions, en passant à côté de ce qui compte pour les interlocuteurs d’enquête.

En somme, il faut être attentif à des formes de différenciation aux frontières floues plus qu’à des définitions aux contours précis que l’on pourrait définir une fois pour toutes en trois ou quatre points, et de voir comment des catégories sont mobilisées, travaillées et négociées par les acteurs, comment elles évoluent historiquement, et dans quelle mesure elles font sens sur les scènes sociales sur lesquelles ils se meuvent.

 

«Je ne pense pas qu’il y ait de valeurs ou de comportements proprement chrétiens»

Vous écrivez vouloir « contribuer au projet général d’une anthropologie du christianisme » (5). Comment définiriez-vous ce projet et est-il significatif d’une époque où, si on ne croit plus trop à une disparition des religions, on renonce aussi de fait à les catégoriser comme telles au profit, d’un côté, d’une histoire des idées et des cultures beaucoup plus large, et de l’autre, de l’étude de systèmes de conviction plus facilement identifiables comme justement le christianisme ?

La diffusion de l’évangélisme et du pentecôtisme comme manifestation de la globalisation, dont les productions circulent à un rythme très rapide, qui fait qu’on peut se retrouver dans des environnements aux grammaires très familières d’un bout à l’autre de la planète, n’est pas étrangère à la formulation du projet d’une anthropologie du christianisme. Souvent d’ailleurs, les ethnologues arrivaient sur leurs terrains après les missionnaires évangéliques, et se sont retrouvés parfois à leur demander des informations ou à collaborer ponctuellement avec eux, quand bien même ils n’en appréciaient pas le projet. Ça a été le cas de Pierre Clastres ou de Maurice Godelier (6) car certains missionnaires devenaient de fins connaisseurs des langues et des sociétés locales. L’intérêt que les anthropologues ont porté à l’évangélisme vient aussi du fait qu’ils pouvaient se retrouver dans des villages entièrement convertis entre deux passages sur le terrain. Ce champ est très majoritairement nourri d’ethnographies de la mouvance évangélique, ce qui lui vaut de sévères critiques, et le projet d’une anthropologie du christianisme a d’ailleurs été formulé dans le domaine anglo-saxon par Joel Robbins (7), un spécialiste des conversions évangéliques en Papouasie-Nouvelle Guinée, au début des années 2000. L’inspiration venait du modèle proposé par Talal Asad d’une anthropologie de l’islam, dans un article devenu classique, publié en 1986 (8). Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de travaux anthropologiques sur le christianisme ou sur l’islam auparavant, évidemment. Bien au contraire, ils étaient déjà nombreux et le fruit du travail d’anthropologues de renom. Pour le christianisme, on peut citer Raymond Firth ou Victor et Edith Turner (9). Mais ils entraient dans le giron d’une anthropologie des religions au sens large, ou alors s’ancraient dans des débats sur des aires culturelles. L’émergence de ces champs de spécialisation par monothéisme tient pour partie à des logiques internes au champ scientifique : elle est le signe d’une division accrue du travail scientifique et d’une exigence de spécialisation plus grande de la part des chercheurs dans le milieu académique. Il ne faut pas nier qu’elle renvoie aussi de la part de certains à des enjeux de visibilité institutionnelle, en créant des sous-champs de spécialisation par les objets sur lesquels ils peuvent prendre une position de force.

Cela dit, elle a à mes yeux un intérêt : celui de créer un espace de discussion dans lequel on puisse questionner anthropologiquement le christianisme ou l’islam, ou encore le judaïsme, en tant que phénomènes anthropologiques et historiques de longue durée, et dont les dynamiques propres pourraient être occultées par des dimensions sociologiques qui les englobent (la colonisation, la globalisation, les transformations du capitalisme, de la ville), ou des aspects ethnologiques qui leur impriment un style et les ancrent dans des histoires locales : ces chrétiens sont avant tout des Tikopia, des Ankave (10), des Égyptiens ou des Sud-Africains, et c’est l’histoire de leur société ou de leur culture qui déterminerait leur comportement. De fait, l’objet-christianisme se trouvait auparavant éclaté sous différentes spécialités et l’existence d’une anthropologie du christianisme comme projet en soi et pour soi permet de désenclaver ces travaux en redéfinissant de nouveaux contours possibles de la discussion.

Cela ne signifie pas que le christianisme soit porteur d’une essence dont l’anthropologie aurait pour tâche de retrouver le cœur ou la forme pure ; je pense tout le contraire. Je ne pense pas qu’il y ait de valeurs ou de comportements proprement chrétiens. Il y a un espace de débat chrétien organisé autour d’un corpus commun, ce que Talal Asad appelle une « tradition discursive » à partir du cas islamique, mais l’unité de l’ensemble est le fruit d’une construction politique qui doit compter sur une forme d’amnésie. De nombreux pans de débats entre chrétiens sur ce qu’est la bonne manière de croire, la bonne relation à Dieu, l’éthique la plus fidèle à l’Évangile, sont engloutis par l’histoire et la majorité des chrétiens ignore même l’existence de certaines des questions qui ont pu agiter leurs prédécesseurs. Il est fort improbable qu’un disciple du Christ du 1er siècle à Jérusalem et un chrétien charismatique contemporain en Californie aient quoi que ce soit de commun, quand bien même le second se réclame d’un retour à l’esprit de l’Église primitive. La Bible elle-même a subi de nombreuses transformations au fil du temps, et il n’est qu’à voir la différence d’interprétation entre deux congrégations de la même dénomination à la même époque à partir de la même traduction et de la même version (sur l’avortement, sur l’hospitalité envers l’étranger, sur les questions de genre et de sexualité, sur le statut d’Israël, etc.), y compris quand elles se disent littéralistes, pour avoir une idée du poids du contexte de réception et de la sociologie des fidèles sur le sens qui est extrait des textes. Mais c’est justement la plasticité du christianisme, la manière dont s’articule cette diversité autour d’une unité minimale, la souplesse qui lui permet de survivre en tant que forme à travers les âges et à travers la diversité des sociétés qui l’adoptent, qui en fait un objet anthropologique stimulant et heuristique. On peut ainsi à la fois interroger la manière qu’ont les acteurs de générer de la différence à partir du même matériau de base et se servir des christianismes, sous leurs différentes formes, comme des révélateurs de dynamiques sociales locales. En ce sens, c’est un objet anthropologique au sens plein. C’est pourquoi j’aime beaucoup le concept de travail de Dieu, puisque l’idée d’observer un travail implique de se concentrer sur des actes, des processus, des activités de transformation d’une matière première, et de ne jamais envisager le christianisme ou le sujet chrétien comme des produits finis. Ils sont toujours en devenir.

Évidemment, cette spécialisation n’est pas pour autant sans comporter certains écueils. Portée à l’excès, on risque le cloisonnement confessionnel, et que les spécialistes du christianisme, de l’islam ou du judaïsme ne discutent qu’entre eux, ou (même s’ils peuvent mener des aventures intellectuelles communes) s’enferment entre spécialistes des monothéismes. Même si le concept de religion comme forme englobante a été critiqué à raison, il faut être vigilant à ne pas enfermer les confessions dans leurs bulles au nom de la précision, et glisser vers une forme de théologie parallèle qui nous aveuglerait aux faits sociaux. Je suis très sensible aux arguments du sociologue Yannick Fer en ce sens, quand il interpelle les sociologues et anthropologues en disant que les religions ne doivent pas être érigées en objets exceptionnels. Ces spécialités doivent être mises au service de la connaissance du monde social en général, et doivent contribuer à la compréhension du politique, du genre, de l’identité, de l’économie, etc. Il y a ainsi une tension à tenir entre la spécialisation par l’objet et la contribution au débat sociologique et anthropologique général, et qui implique pour les chercheurs de se positionner à l’interface entre plusieurs sous-champs, pour ne pas perdre de vue la discussion générale. C’est en tout cas l’attitude que j’essaye de tenir personnellement.

 

«Les tendances que je repère en anthropologie du christianisme renvoient finalement à celles que l’on pourrait retrouver sur tous les objets d’anthropologie: une tendance historico-sociologique, et une cognitivo-psychologique»

Une autre ligne de force de vos recherches est l’attention aux débats entre spécialistes sur le travail des sciences sociales. Vous avez cité Joel Robbins, mais vous citez aussi souvent dans votre livre Albert Piette, et tous deux sont des figures de cette anthropologie du christianisme dont vous venez de parler et aussi des têtes chercheuses de cette réflexion sur les sciences sociales. Qu’ont-ils apporté à votre regard de chercheur et quelles autres pensées sont pour vous actuellement importantes dans ces domaines ? Quelles sont les grandes évolutions récentes qui vous semblent caractéristiques de notre période ? 

C’est avant tout le travail de l’anthropologue Christophe Pons, mon directeur de thèse, spécialiste des évangéliques en Islande et aux îles Féroé, qui m’a beaucoup influencé, et c’est à travers lui que j’ai découvert les écrits de Joel Robbins et d’Albert Piette, qu’il croisait déjà à sa manière, sans accepter toutes les propositions de l’un ou l’autre au demeurant.

Je garde moi aussi mes distances vis à vis de certaines des analyses de Robbins qui me paraissent tomber dans des travers essentialistes, par exemple quand il affirme que le christianisme entretiendrait une affinité avec une conception du temps où la notion de rupture serait centrale, ou encore qu’il serait intrinsèquement porteur de valeurs individualistes. Je trouve qu’il prend le risque de simplifier les sociétés, et le christianisme comme forme culturelle, en les réduisant à un petit ensemble de valeurs, y compris dans les moments de changement social. J’ai récemment débattu avec lui à ce propos dans un numéro de la revue internationale d’anthropologie Social Analysis (11). Bien entendu, je ne l’ai pas convaincu. S’il est un acteur incontournable et précieux du débat anthropologique actuel, dont il impose souvent les termes du fait d’un art de la synthèse et de la problématisation que peu maîtrisent à cette hauteur, ses perspectives en la matière sont critiquables, et elles ont été critiquées, bien sûr. Cela dit, du fait de son intérêt pour les valeurs, qu’il tire notamment de l’influence intellectuelle de Louis Dumont (12), Robbins a énormément contribué à l’émergence d’une approche qui m’intéresse beaucoup, que certains appellent le tournant moral de l’anthropologie (ethical turn en anglais), et qui consiste à penser les conceptions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du tolérable et de l’intolérable, et les manières dont ces dernières se transforment. Cette anthropologie morale, ou anthropologie de l’éthique, est une des grandes tendances qui animent les débats de l’anthropologie du christianisme, de l’anthropologie du religieux, et de l’anthropologie de manière générale aujourd’hui. Le représentant actuel de l’anthropologie au Collège de France, Didier Fassin (13), en est d’ailleurs l’un des animateurs centraux, et j’ai puisé plusieurs inspirations dans ses travaux. D’autres travaux importants à mes yeux ont été ceux de Talal Asad, que j’ai mentionné, ou Saba Mahmood (14), dans le cadre de l’anthropologie de l’islam et de leur proposition d’analyse anthropologique du séculier. Leur intérêt pour le pouvoir, les dispositifs disciplinaires et les formes de subjectivité qui en découlent, dans la lignée de Michel Foucault, m’ont beaucoup inspiré dans mes propres recherches sur l’évangélisme.

Mon questionnement initial se situait à la croisée entre ces travaux sur le pouvoir et les subjectivités, et les travaux d’Albert Piette sur la présence de Dieu. Les chrétiens que je rencontrais sur le terrain ne parlaient en effet que de leurs dilemmes éthiques, de leur tourment moral, et de la présence de Dieu, et débattaient sans cesse de la meilleure manière de le rendre présent dans leur vie et dans celles des autres, à travers leur comportement moral. C’est la raison pour laquelle je me suis demandé comment s’articulent présence divine et discipline éthique, en questionnant anthropologiquement le pouvoir de Dieu. Comment fonctionne-t-il ? Quels sont ses relais ? Comment fait-il agir ? Ce pouvoir est-il lui-même soumis à d’autres formes de pouvoir ?

Une autre source importante d’inspiration pour moi a été Tanya Luhrmann (15), dont j’ai découvert tardivement les travaux pendant la rédaction de ma thèse, et qui s’attache aussi à décrypter les ressorts de la présence divine dans une perspective qui croise psychologie cognitive et phénoménologie. L’approche phénoménologique est une autre tendance importante dans l’anthropologie du christianisme aujourd’hui, notamment représentée par les travaux de Thomas Csordas (16). Je pense que le questionnement sur la manière dont les dispositifs de pouvoir, qu’ils soient religieux ou non, façonnent des formes de cognition et labélisent certaines expériences du corps et de l’esprit doivent être au cœur de l’analyse anthropologique des expériences dites religieuses, spirituelles ou mystiques. Je commence maintenant à m’intéresser à la psychanalyse et à la psychologie, notamment suite à une rencontre avec des chercheurs qui travaillent sur les sensibilités à l’occasion d’un travail commun pour un dossier spécial de la revue L’Homme, comme l’historien Hervé Mazurel et le philosophe Camille Chamois (17), dont les objets de recherche sont tout autres mais dont les perspectives m’intéressent grandement.

Enfin, je puise aussi mes inspirations à une troisième source, dans la sociologie francophone contemporaine, notamment les travaux de sociologie critique de Yannick Fer, d’inspiration bourdieusienne. Outre l’importance qu’il accorde aux expériences du corps, il insiste aussi sur l’attention portée au travail des institutions et aux classes sociales, les secondes étant effectivement souvent occultées par les anthropologues du religieux, peut-être parce que difficiles à saisir par l’ethnographie, mais il convient de ne pas les négliger. Et la phase économique dans laquelle nous sommes leur redonne aujourd’hui une visibilité qu’elles avaient peut-être perdue un temps.

Je dirais que les tendances que je repère en anthropologie du christianisme renvoient finalement à celles que l’on pourrait retrouver sur tous les objets d’anthropologie : une tendance historico-sociologique, et une cognitivo-psychologique, lesquelles peuvent se croiser dans certaines approches phénoménologiques. Je tente laborieusement dans mon travail de tenir ces deux ensembles. Ce n’est pas évident car il faut non seulement être vigilant aux postulats contradictoires qui peuvent exister entre ces tendances, mais aussi, bien évidemment, à ce qu’en dernière instance, ce soit les données empiriques qui tranchent en accordant une place importante à la raison des acteurs, tout en étant attentif à leurs aveuglements propres. Car s’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots, comme l’écrivait très simplement et très justement Michel de Certeau (18), ce que je tâche de ne jamais perdre de vue, il ne faut pas non plus penser, en populiste, qu’ils auraient raison sur tout. Il s’agit donc pour moi de travailler en trouvant la tension juste entre toutes ces polarités.

 

«Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont se construit la frontière entre religieux et séculier (…). L’anthropologie ne devrait pas avoir de programme à défendre d’un côté ou de l’autre de cette frontière»

Pour vous, on ne peut étudier une pensée et une pratique religieuse sans étudier de manière aussi scrupuleuse le milieu séculier ambiant dans lequel elle évolue. Entre ces deux mondes qui s’interpénètrent et sont souvent inconscients d’eux-mêmes, la recherche a-t-elle un rôle autre que scientifique à jouer alors que les tensions entre les deux sont aujourd’hui l’un des aliments favoris des médias et d’une partie des mondes politiques ?

C’est exact. Et exactement comme dans le cas des catégories religieuses dont nous parlions plus haut, il convient d’adopter une approche générative et historique, relationnelle et émique des concepts de religion et de séculier.

Il n’y a rien qui soit naturellement religieux. L’idée même d’un domaine religieux comme domaine particulier du monde social est une construction historique. L’existence même de formes de reconnaissance sociales ou politiques des religions, avec les droits, les protections et les interdits qui les concernent, est le fruit d’un travail collectif et institutionnel, et on ne saurait penser le religieux sans penser les séries d’actions rituelles, juridiques et politiques plus larges qui façonnent les contours même de cette chose. Des débats qui ont agité la société suédoise ces dernières années le montrent très bien. L’État suédois s’est doté d’un dispositif légal qui encadre la reconnaissance des communautés croyantes ou religieuses. C’est là une traduction approximative de trossamfund en suédois, tro signifiant croire, le terme religion ou ses dérivés n’apparaissant pas dans le texte (mais ce sont bien les dispositifs juridiques sur les libertés religieuses qui servent de cadre ici). Il y a ainsi un cahier des charges à respecter pour être reconnu et enregistré par l’État en tant que trossamfund, et qui implique d’avoir un credo, un ministre du culte, un jour de culte hebdomadaire (ce que toutes les formes religieuses n’ont pas forcément à la base), d’être indépendant financièrement et de se conformer aux « valeurs fondamentales de la société suédoise ». Cette reconnaissance donne droit à des protections en tant que communauté religieuse, comme à des subventions publiques.

On voit bien comment, ce faisant, le pouvoir, c’est à dire certains acteurs de l’État, notamment les fonctionnaires du Kammarkollegiet (une agence gouvernementale suédoise qui dépend du Ministère des finances) et l’Agence de soutien aux communautés religieuses (Myndighet för statlig stöd till trossamfund), c’est à dire une dizaine de personnes qui veillent à l’application de la loi depuis un grand appartement dans la banlieue de Stockholm, définissent ce qu’est une religion, sa forme, son périmètre, et encadrent même ses valeurs légitimes, puisqu’elles doivent être « conformes à celles de la société suédoise », pour pouvoir agir dessus. Il serait trop long d’en faire la démonstration en détail ici, mais il se trouve que le prototype sur lequel se sont basés les législateurs pour définir ce qu’est une religion ou une communauté religieuse est bel et bien l’Église luthérienne nationale : avec un prêtre, un jour de culte hebdomadaire, nommé gudstjänst dans la loi (le terme qu’utilisent les protestants suédois, gud signifiant dieu et tjänst signifiant service, deux choses que n’ont pas toutes les religions).

Dans un geste dont il faut reconnaître l’originalité et l’audace, doublement critique, à la fois à l’égard de l’enchevêtrement du politique et du religieux que représentait ce dispositif et des lois sur la propriété intellectuelle, des militants du parti Pirate ont créé en 2010 une religion de toutes pièces en suivant ce cahier des charges : le kopimisme. Leur credo est la sacralité du partage des informations en ligne, et CTRL+C et CTRL+V sont leurs symboles. Ils ont été officiellement reconnus comme communauté religieuse par le Kammarkollegiet en 2011.

On voit plusieurs choses à travers cet exemple.

Premièrement, le sécularisme n’est pas simplement l’absence de religion de la vie publique, ou la séparation d’un champ politique et d’un champ religieux qui préexisteraient à l’acte de séparation lui-même. Il implique la définition même des contours et de la surface d’action légitime de la religion. Le sécularisme, car c’est bien ce terme qui est utilisé pour le décrire (sekularism), n’est pas une séparation du religieux et du politique, mais bien une modalité de gestion du premier par le second.

Deuxièmement, le sécularisme et le séculier, ce sont des actes de gouvernement, des dispositifs législatifs qui sont conçus par des personnes précises, quelques centaines en réalité, peut-être quelques milliers tout au plus, dotées du pouvoir de représenter des collectifs plus larges, des parlementaires, des membres de commission, souvent juristes, et des représentants de la société civile, auxquels s’ajoutent quelques douzaines de fonctionnaires chargés de faire appliquer les textes, dont on peut faire la sociologie, car il ne sont pas non plus Monsieur et Madame Tout le monde. Et puis il y a des journalistes qui veillent sur cette activité et en diffusent les résultats à la population, souvent sous la forme de la polémique :

«Est-il normal que l’État reconnaisse, subventionne des associations dont les représentants tiennent des propos islamophobes, homophobes, contre la parité homme-femme, ou encore qui critiquent les prémisses de la démocratie parlementaire ? Ne devrait-on pas soumettre l’accord des droits et des subventions à la soumission aux valeurs suédoises ?».

Troisièmement, le séculier n’est pas un relativisme qui met toutes les valeurs et pratiques sur le même plan, c’est un champ discursif saturé de valeurs morales, à travers lesquelles on juge et on discipline des citoyens (en menaçant de retirer une reconnaissance ou des droits par exemple), et on pose les termes du débat public, les choses dicibles et indicibles, les arguments entendables et inentendables.

Enfin, quatrièmement, les formes que peuvent prendre ces dispositifs de sécularisme impliquent une histoire politique locale: en Suède, l’hégémonie de l’Église luthérienne, qui teinte les définitions et les attendus de ce que l’on pense être une religion et à laquelle est accordée une préséance. En effet l’Église luthérienne, bien que séparée de l’État depuis 2000, demeure une Église nationale, et demeure hors du giron du SST, disposant de ses propres financements publics et entrant dans un cadre légal qui lui est particulier.

Une autre chose qui m’a frappé est que les acteurs qui s’identifient à l’un ou l’autre camp se définissent de manière relationnelle, l’un vis à vis de l’autre, un autre religieux ou un autre séculier, c’est selon, qui est largement imaginé, et dont l’image est projetée sur une masse informe plus que réelle et expérimentée, bien qu’il résulte parfois d’expériences vécues. L’expérience vécue prend alors une valeur emblématique. Avoir été jugé par un non-croyant ou par un croyant dans une interaction dyadique devient la métonymie de batailles plus grandes entre des camps métaphysiques et moraux supposément opposés. Cette construction spéculaire, en miroir, dans laquelle on se voit dans le regard de l’autre, se traduit parfois par des formes de différentiations symétriques, surtout dans les polarités les plus extrêmes de ce qui est en réalité un continuum entre le religieux et le séculier. Mais c’est dans ces polarités du spectre que les acteurs vont avoir tendance à être les plus bruyants, et évidemment à plus interpeller l’opinion publique. On peut avoir une structure symbolique du type : les hommes non-croyants portent les cheveux longs, les hommes croyants portent les cheveux courts ; les non-croyants boivent de l’alcool, les croyants n’en boivent pas ; les non-croyants vivent une sexualité hors mariage, les croyants réservent la leur au mariage ; les non-croyants veulent séparer le religieux et le politique, les croyants exigent de les rassembler. Et ainsi de suite. Évidemment, les choses ne sont pas aussi simples qu’une opposition dualiste dans des sociétés où l’on prend position vis à vis d’une multiplicité de collectifs (les différentes manières d’être chrétien ou religieux, et les différentes manières d’être séculariste). Et cela ne signifie pas que tout le monde respecte les prescriptions et proscriptions, il y a toujours de la transgression, mais les positionnements s’établissent grosso modo selon ces mécanismes de différenciation spéculaire, de façonnement de soi en symétrie ou en miroir des autres, qui se cristallisent à une certaine échelle en grandes lignes de partage qui clivent les sociétés, définissant des Eux religieux et des Nous séculiers (ou inversement) que les acteurs pensent clairement identifier.

Ce qui est intéressant, c’est que les pratiques qui sont érigées en marqueurs de différences significatives changent assez rapidement, elles peuvent être l’affaire d’une génération seulement. Elles ont une valeur absolue aux yeux des acteurs d’une époque à un moment t, semblant alors venir de temps immémoriaux. On se déchire et on s’invective sur ces questions qui deviennent des sources de tensions pouvant prendre une charge émotionnelle forte, mais leur importance est aussitôt relativisée à l’époque suivante, quand les marqueurs de la frontière symbolique entre le séculier et le religieux se sont déplacés, parce que le reste de la société a changé. Le cas de la coiffure des pentecôtistes en Suède me plaît beaucoup, car ce débat a été important pendant des décennies au cours du 20e siècle, à partir du moment où les femmes féministes ont commencé à porter la coupe courte, et il est complètement désuet aujourd’hui. Les fidèles contemporains le trouvent étrange, voire risible, renvoyant leurs aïeuls à de la bigoterie. Ils ont pourtant la même Bible à l’appui et sont de la même dénomination.

En tout cas, séculier et religieux ne sont absolument rien l’un sans l’autre, ils font système, et tous les marqueurs qui les différencient sont toujours temporaires. Par exemple, la vision de l’égalité des sexes ou de l’homosexualité n’était pas un marqueur de différenciation au début du 20e siècle, on pouvait très bien trouver que l’homosexualité était une abomination et défendre des valeurs patriarcales tout en étant le plus grand des sécularistes. Ce n’est pas sur ces points que les religieux investissaient leur différence religieuse. Mais aujourd’hui, la tension sur ces points semble absolument centrale. Ils font frontière. On peut renvoyer aux travaux de Joan Scott sur la laïcité en France (19) et à quel point elle était une mesure d’exclusion des femmes de l’espace public au début du 20e siècle (les femmes n’avaient pas alors le droit de vote) alors que l’égalité des sexes est aujourd’hui devenue un fer de lance de la laïcité, notamment face à un islam imaginé comme intrinsèquement machiste. En somme, la parité femme-homme est devenu un marqueur de frontière, là où elle ne l’était pas, ce qui ne veut pas dire que les défenseurs de la laïcité respectent scrupuleusement l’égalité des sexes, cela se saurait… Encore une fois, ce sont des marqueurs avant tout symboliques.

La construction de la frontière séculier-religieux en Occident m’intéresse en tant qu’objet de recherche anthropologique, justement parce que, comme vous le dites bien, elle exacerbe les tensions dans les sociétés contemporaines et fait partie des éléments de grands récits collectifs qui structurent les conceptions actuelles du progrès politique et moral, et pèsent dans la définition de ce que sont tout simplement le bien et mal, la justice et l’injustice, le tolérable et l’intolérable. Ce grand récit se cristallise dans des faits divers et événements emblématiques: le 11 septembre 2001, l’affaire Rushdie, les multiples polémiques sur le port du voile, les Manifs pour tous, les élections de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, etc. Cette opposition séculier/religieux contribue par là même à définir l’essence supposée de civilisations tout aussi supposées.

Cela se manifeste, par exemple, lorsqu’on dit que l’islam serait ainsi intrinsèquement incompatible avec la liberté ou l’individualisme dans son essence même, ou symétriquement que la séparation du politique et du religieux serait une idée fondamentalement chrétienne et donc occidentale, puisque par un savant mélange d’amnésie et d’aveuglement, le christianisme est considéré comme une religion européenne – alors même qu’il n’est pas apparu en Europe et que la grande majorité des chrétiens soit maintenant ailleurs. Bien sûr, j’insiste, cette frontière ne peut être réduite à un dualisme simpliste. Ce serait profondément réducteur. Elle a l’épaisseur d’un empire, et de multiples combinatoires de croyances et de pratiques organisent les forces qui se confrontent de part et d’autre. Et bien sûr, il y a d’autres affrontements et conflits qui mettent les sociétés en mouvement. Mais on ne peut pas comprendre le temps présent sans accorder une place centrale à ce couple qui est d’autant plus politiquement et socialement efficace que les catégories qui le structurent sont flottantes.

Cela étant dit, je ne cherche pas vraiment à prendre position pour ou contre les religions, pour ou contre leur influence politique, ou encore pour ou contre le sécularisme ou l’exclusion des religions de l’espace public. Ces prises de position critiques et citoyennes, si elles ont leur raison d’être, amènent parfois les chercheurs, quand ils tiennent trop à leur système normatif propre, à nier le réel.

Ceux qui défendent les vertus et les bienfaits de la religion, ou de leur religion, ne m’intéressent pas, car ils peuvent nier par là même leur potentiel oppressant en refoulant tout ce qui ne leur sied pas vers les marges, en affirmant qu’il s’agit d’un anachronisme archaïque, ou au contraire des effets pervers de la modernité, d’une déviance et d’une mauvaise interprétation. Toute interprétation d’un texte est une mésinterprétation. Ne nous en déplaise, le passé n’était pas plus barbare ou obscurantiste hier qu’aujourd’hui, et la modernité n’a pas inventé la standardisation des interprétations, la violence ou l’oppression.

Inversement, les défenseurs de la laïcité ou du sécularisme ne m’intéressent guère davantage. J’en vois par exemple certains qui sont prêts à nier l’existence de musulmans laïques ou libéraux, parce qu’ils seraient tous des fanatiques dormants, ou qui se rendent coupables d’un essentialisme, parfois doublé d’un paternalisme insupportable quand ils en saluent l’existence, en disant qu’ils sont occidentalisés ou proches de l’Occident. Ce dernier qualificatif est au passage utilisé aussi par les islamistes comme une disqualification, et ces derniers peuvent rejoindre le discours de l’extrême droite qui mobilise la laïcité en définissant conjointement ce faisant des essences supposées de l’islam et de l’Occident qui devraient s’exclure l’un l’autre. D’autres encore nient l’existence d’évangéliques pluralistes et sécularistes, ou de gauche, sous prétexte que les religions seraient l’apanage des imbéciles, l’opium du peuple, les matrices de l’oppression et de tous les problèmes sociaux, ou de je ne sais encore quel malheur, alors que le sécularisme serait la force des éclairés, se voyant comme les détenteurs d’un esprit rationnel et scientifique, en s’attribuant au passage les mérites d’autres, puisqu’ils ne sont pas eux-mêmes capables de comprendre comment fonctionnent leur propre téléphone ou leur micro-onde. Ceux-là peuvent être complètement aveugles aux effets pervers de la science et des techniques ou de la laïcité et ses usages xénophobes ou autoritaires, quand ils ne sont pas des militants nationalistes eux-mêmes. Les religions, comme les sécularismes, ont des effets sociaux profondément ambivalents et contradictoires et les opposer comme on oppose le bien et le mal, ou l’ombre et la lumière, quel que soit le côté que l’on choisit, me paraît aussi infondé qu’inutile si l’on veut comprendre notre monde social.

Tout cela relève à mes yeux de discours indigènes qu’il s’agit de comprendre comme un objet, des mythes fondateurs que les autochtones se racontent sur leur propre société pour justifier leurs préférences normatives et s’accorder de la valeur. Encore une fois, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont se construit la frontière entre religieux et séculier en tant que fait social historiquement situé. L’anthropologie ne devrait pas avoir de programme à défendre d’un côté ou de l’autre de cette frontière. Mais la recherche a peut-être bien tout de même un rôle citoyen à jouer. Si vous me demandez mon avis, elle le fait en soulignant l’hétérogénéité des mondes sociaux parfois masquée par la simplicité des étiquettes religieuses, en analysant les conséquences des discours publics et des politiques de gestion des religions sur les populations concernées, et en rappelant le caractère historique des formes normatives générées par les textes religieux, c’est à dire qu’elles ne sont jamais figées et peuvent toujours faire l’objet d’une re-création, d’une action politique réfléchie. Et beaucoup de chercheurs travaillent déjà en ce sens, en dénonçant les simplifications et les idées reçues. C’est malheureusement trop rarement que les princes leurs prêtent l’oreille.

 

Émir Mahieddin est anthropologue au CéSor.(CNRS/EHESS) L’entretien a été réalisé par écrit en septembre 2024 (questions et notes : Jean de Saint Blanquat).

Illustration: pentecôtiste suédoise en prière à Stockholm (détail d’une photo d’Émir Mahieddin).

(1) Le paradoxe sorite (de σωρός, sôros, tas), attribué au philosophe grec Eubulide (Mégare, 4e siècle avant Jésus-Christ), joue avec l’impossibilité de fixer une limite précise à une définition vague : si un grain ajouté à un autre ne fait pas un tas, alors un million de grains ne sont pas non plus un tas.

(2) André Mary (CNRS, IAAC-EHESS) a travaillé sur les syncrétismes et prophétismes africains avant de se pencher sur l’histoire de l’anthropologie, en particulier d’origine missionnaire. Voir Les anthropologues et la religion, PUF (Quadrige, Manuels), 2010.

(3) Philippe Gonzalez est enseignant-chercheur en sociologie de la communication et de la culture à l’Université de Lausanne et étudie particulièrement les Églises et organisations d’expression évangélique et leurs rapports à la vie publique, notamment en Suisse et aux États-Unis. Il est l’auteur avec Thomas Johnson du documentaire Les évangéliques à la conquête du monde (Arte, 2023).

(4) Arjun Appadurai (1949) est né en Inde et à fait carrière aux États-Unis (Philadelphie, New York) en se focalisant sur les effets culturels et politiques de la mondialisation accélérée par les migrations et les nouvelles technologies de l’information. Pour sa définition de la localité (quotidien partagé) et son lien obligé au voisinage, voir l’un de ses ouvrages phares : Modernity at Large, Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, 2016 (Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, 2001 et 2015).

(5) Faire le travail de Dieu, op.cit., p.16.

(6) Tous deux philosophes de formation, Pierre Clastres (1934-1977) et Maurice Godelier (1934) ont aussi tous deux été marqués par l’enseignement de Claude Lévi-Strauss. Clastres a étudié les sociétés indiennes du centre de l’Amérique du Sud (Chronique des Indiens Guayaki, Terre humaine, 1972) avant de réfléchir au fonctionnement politique de ces sociétés par rapport aux nôtres (La société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974) en se tenant à distance aussi bien du marxisme que du structuralisme. Godelier (1934) a lui travaillé sur les société papoues de Nouvelle Guinée (La production des grands hommes, Fayard, 1982) en tentant de combiner son marxisme d’origine au structuralisme.

(7) Joel Robbins (1961) enseigne aujourd’hui à Cambridge après avoir été longtemps à l’Université de Californie à San Diego. Sur la conversion au christianisme des sociétés papoues, lire Becoming Sinners, University of California Press, 2004. Et sur sa vision de l’anthropologie du christianisme : The Anthropology of Christianity: Unity, Diversity, New Directions, Current Anthropology 55 (supplément 10, décembre 2014).

(8) Talal Asad (1933) a été l’élève d’Evans-Pritchard (grand artisan de l’anthropologie sociale) à Oxford avant d’aller enseigner à New York où il s’est attaché à examiner les rapports entre culture occidentale  et culture islamique en accentuant le regard réflexif sur la première, avec des ouvrages comme Genealogies of Religion, Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam (The John Hopkins University Press, 1993) ou Formations of the Secular: Christianity, Islam, Modernity (Stanford University Press, 2003). Son article fondateur de 1986 (The Idea of an Anthropology of Islam) a été réédité en 2009 (Qui Parle 17/2).

(9) Raymond Firth (1901-2002) a enseigné à la London School of Economics, contribuant par ses travaux anthropologiques dans l’océan Pacifique à dissocier la structure sociale de l’organisation sociale et à  participer à la consolidation de l’anthropologie économique vers laquelle l’avait aiguillé Malinowski (auquel il succéda). Victor Turner (1920-1983), professeur aux universités de Manchester puis de Chicago, a étudié une société d’Afrique australe sous l’angle du conflit et du rite. Son épouse Edith Turner (1921-2016), professeure à l’Université de Virginie, a elle étendu son champ d’étude à l’ensemble des religiosités humaines.   Ensemble, ils ont écrit en 1978 Image and Pilgrimage in Christian Culture (Columbia University Press)

(10) La société polynésienne de l’île de Tikopia (Salomon) a été étudiée par Raymond Firth en 1928-1929. Les Ankave sont une peuplade de la côte sud de la Papouasie-Nouvelle Guinée. Ils ont été étudiés par Pierre Lemonnier et Pascale Bonnemère (CNRS, Aix Marseille Université, CREDO) : Les tambours de l’oubli, La vie ordinaire et cérémonielle d’un peuple forestier de Papouasie (Lemonnier et Bonnemère, Pirae/Musée du quai Branly/Au vent des îles, 2007) et Le pandanus rouge, Corps, différence des sexes et parenté chez les Ankave-Anga (Bonnemère, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme (Chemins de l’ethnologie), 2013).

(11) Joel Robbins (commentaires de Nicolas Langlitz, Emir Mahieddin, Erica Weiss, Corinna Howland, Bruce Knauft et Cheryl Mattingly), Anthropology Bright and Dark, Relativism, Value Pluralism, and the Comparative Study of the Good, Social Analysis 67/4 (décembre 2023), pp.43-100.

(12) Élève de Marcel Mauss à Paris puis influencé par Evans-Pritchard à Oxford, Louis Dumont (1911-1998) a élaboré sa théorie de la hiérarchie et de la valeur à partir de ses recherches sur les castes du sud de l’Inde (d’où Homo Hierarchicus, Le système des castes et ses implications, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1966, puis Tel, 1979) avant d’examiner son regard d’occidental sur une société à dominante holiste en étudiant la dominante individualiste de l’Europe moderne à partir de la pensée économique, puis de l’idéologie allemande (Homo Æqualis I et II, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1977 et 1991). Robbins revient sur ce qu’il a retiré de la pensée de Dumont dans un entretien avec Luiz Fernando Dias Duarte: The Presence of Louis Dumont: An Interview with Joel Robbins, Sociol. Antropol. 7/3 (décembre 2017), pp.647-679.

(13) Didier Fassin (1955, EHESS, Collège de France, IAS Princeton) est passé à la sociologie et l’anthropologie à partir de sa pratique médicale d’origine et de ses interrogations sur les relations entre santé et société, d’où des études sur toutes sortes de terrains depuis (en particulier les appareils répressifs) qui élargissent sa réflexion à l’anthropologie et l’économie morale, tout en examinant le rôle des sciences sociales dans nos sociétés.

(14) Saba Mahmood (1961-2018, Université de Californie, Berkeley), anthropologue pakistanaise ayant étudié et enseigné aux États-Unis, a travaillé sur les rapports entre religion, politique et genre dans des sociétés islamiques comme l’Égypte contemporaine et l’ancien Empire Ottoman.

(15) Tanya Luhrmann (1959, Université Stanford) a varié ses terrains d’étude (sorcières contemporaines en Angleterre, minorité Parsi en Inde, étudiants en psychiatrie puis membres des Églises évangéliques aux États-Unis) et se définit comme « une anthropologue très intéressée par la psychologie et qui a l’habitude d’utiliser des méthodes de psychologie pour examiner les questions auxquelles l’ethnographie ne peut pas répondre » (lire son entretien avec Martin Fortier en 2017: The anthropology of mind: exploring unusual sensations and spiritual experiences across cultures, ALIUS Bulletin 1, pp.25-36).

(16) Thomas Csordas (Université de Californie, San Diego) a lui aussi varié les terrains (catholiques charismatiques ou exorcistes aux États-Unis et en Italie, Indiens Navajo, adolescents du Nouveau Mexique suivis en psychiatrie, travailleurs humanitaires à la frontière américano-mexicaine) et les méthodes (anthropologies théorique, médicale et psychologique, comparativisme religieux et culturel…), d’où des ouvrages comme The Sacred Self: A Cultural Phenomenology of Charismatic Healing (University of California Press, 1994) ou Body/Meaning/Healing (Palgrave, 2002).

(17) L’expérience sensible, L’Homme 247-248 (2023). Hervé Mazurel (1977, Université de Bourgogne, LIR3S) étudie l’histoire des situations paroxystiques et des sensibilités, Camille Chamois (Université libre de Bruxelles, FNRS, Sophiapol) étudie lui l’histoire de la philosophie contemporaine française.

(18) « Mais là où l’appareil scientifique (le nôtre) est porté à partager l’illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c’est-à-dire supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d’une production expansionniste, il est toujours bon de se rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. » Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1, Arts de faire, Gallimard (Folio Essais), 1990 (1980), p.255.

(19) Joan Wallach Scott (1941, IAS Princeton) est une historienne américaine qui a principalement travaillé sur le travail et le genre dans la France contemporaine. Sur féminisme et laïcité, ont été traduits en français: La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme (Albin Michel, 1998; Only Paradoxes to Offer, French Feminists and the Rights of Man, Harvard University Press, 1996), Parité !: l’universel et la différence des sexes (Albin Michel, 2005 ; Parité ! Sexual Equality and the Crisis of French Universalism, University of Chicago Press, 2005), La Politique du voile (Amsterdam, 2017; The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007), La Religion de la laïcité (Flammarion, 2018 ; Sex and Secularism, Princeton University Press, 2017). Son article Gender: A Useful Category of Historical Analysis (The American Historical Review 91/5 (décembre 1986)) a été fondateur pour les études de genre.

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