"Questionner anthropologiquement le christianisme" (1): éclairer par les marges - Forum protestant

« Questionner anthropologiquement le christianisme » (1): éclairer par les marges

Pourquoi Dieu a-t-il changé ? À partir de ses observations dans les milieux pentecôtistes traditionnels en Suède, l’anthropologue Émir Mahieddin a pu suivre les évolutions du «travail de Dieu» dans la vie des croyants. Dans ce premier volet de l’entretien, il explique ce qui l’a amené à étudier ces pentecôtistes puis les Églises locales de migrants, en quoi ses recherches s’insèrent dans l’anthropologie actuelle des christianismes et ce qu’elles disent des évolutions actuelles de ces christianismes.

Entretien publié dans Foi&Vie 2024/1

 

 

«Sortir des grands récits et mythes sur leurs propres sociétés dont se bercent souvent les Européens en se voyant comme des fers de lance de la modernité»

Au début des années 2010, vous avez consacré votre thèse (et le livre qui en est issu, Faire le travail de Dieu (1)) à une ancienne et importante assemblée pentecôtiste suédoise. Vous avez ensuite centré vos recherches sur les nouvelles Églises de migrants en Suède, particulièrement celles issues des pays du Moyen-Orient. Pourquoi ce choix de la Suède et de ces deux milieux très différents mais tous deux en marge de la société majoritaire suédoise ?

Je suis anthropologue de formation et s’il y a plusieurs manières de définir la démarche anthropologique, il me semble qu’elle consiste à penser le monde ou l’humanité à partir de petites unités périphériques, marginales ou minoritaires, afin de corriger ou contester ce faisant les généralisations émises à partir des régions qui se constituent temporairement comme des centres, ce qu’a longtemps été l’Europe. Ou tout du moins, c’est peut-être dans ce mouvement que je la trouve la plus éclairante. C’est ainsi qu’à une époque, des ethnographes ont pu dire à partir d’expériences humaines observées aux confins des empires coloniaux, dans de petites tribus du Pacifique, du Nord-Ouest de l’Amérique, ou de l’Amazonie, que l’être humain n’était pas capitaliste par nature, que l’absence d’État n’est pas l’absence de politique, de même qu’un code juridique consigné par écrit n’est pas un prérequis pour parler de droit.

Mon idée était de contribuer à une anthropologie de l’Europe ancrée dans l’ethnographie, dans un souci critique, à savoir sortir des grands récits et mythes sur leurs propres sociétés dont se bercent souvent les Européens en se voyant comme des fers de lance de la rationalité, de la liberté, de l’individualisme, en somme de cette chose que l’on appelle la modernité – certains travaux postcoloniaux, s’ils cherchent à mettre en lumière l’envers de la modernité européenne dans les colonies, ne font que conforter ces mythes. Or si la démarche de l’anthropologie est d’éclairer les centres en les étudiant par leurs marges, les sociétés scandinaves me paraissaient être un terrain propice à l’exercice d’une anthropologie européaniste puisqu’elles me permettraient d’exotiser le regard sur un continent duquel je suis trop familier. C’était d’ailleurs un argument qu’avait développé l’ethnologue norvégienne Marianne Gullestad (2), ou même Michel Foucault, qui a un temps séjourné en Suède (3). Et parce que la méthode des ethnographes passe par la familiarisation avec un milieu à travers des interactions de face-à-face, il me fallait penser un terrain auprès de petits collectifs, dont l’existence pouvait parler de quelque chose de plus grand qu’elle-même. Rien de mieux pour cela que de fréquenter les groupes qui font l’objet de controverses politiques et morales puisque, par contraste, leur étrangeté révèle les attendus et les normes de la majorité – non au sens numérique du terme, mais au sens sociologique, à savoir les groupes dont la position dominante leur permet d’édicter les standards et les comportements légitimes.

Les pentecôtistes suédois offraient cette possibilité. La première fois que j’ai séjourné en Suède en 2003-2004, une assemblée pentecôtiste avait été le lieu d’un inquiétant fait divers, un meurtre et une tentative de meurtre dans une petite commune appelée Knutby, située dans les environs d’Uppsala. L’enquête a révélé que la congrégation locale était devenue le théâtre des dérives autoritaires d’une pasteure dont il était dit qu’elle était la «fiancée du Christ» incarnée. Or le fait divers s’est transformé en véritable feuilleton et je voyais les Suédois se passionner pour cette petite congrégation, qui a fait l’objet de nombreux ouvrages et documentaires, d’une pièce de théâtre, et encore récemment d’une série télé. Il me semblait que cet engouement n’était pas lié au meurtre lui-même – après tout, il y en a tant d’autres – mais à la morale que les Suédois me paraissaient tirer de ce drame local, à savoir que quand le religieux déborde du cadre qui lui est assigné, le lien social devient pathologique. Les fidèles de Knutby représentaient en quelque sorte le négatif du bon Suédois séculier, dans un pays que beaucoup là-bas se plaisent à présenter comme le plus sécularisé du monde. C’est par ce biais que je me suis intéressé aux pentecôtistes de Suède, qui ont par ailleurs été des missionnaires particulièrement efficaces dans nombre de centres contemporains de l’évangélisme global (Brésil, Congo, etc.). Beaucoup de monographies évoquaient ces missionnaires suédois en Amérique latine, en Afrique, ou encore en Mélanésie, sans vraiment s’intéresser aux mondes sociaux desquels ils venaient.

Et pour en revenir à ces histoires d’éclairage par les marges, la Suède et l’Europe en général sont aussi aux marges du christianisme global contemporain, dont le cœur bat aujourd’hui sur d’autres continents. Plus généralement, l’Europe est en déclin sur le plan démographique : lorsque les anthropologues occidentaux se sont aventurés de par le monde au début du 20e siècle, la population du continent représentait 25 % de l’humanité. Vieillissante, elle n’en représente plus aujourd’hui que 6 %. S’ajoutent à cela des événements politiques récents (les réveils des nationalismes, les indignations politiques à géométrie variable dans les théâtres de guerre, etc.) qui écornent son image aux yeux du monde. Si elle est associée à l’établissement des normes de la modernité et de standards de vie largement répandus de par le monde, l’Europe est par un retournement ironique en passe de devenir, d’une certaine manière, le lieu de l’exotisme pour des centres démographiques aujourd’hui largement asiatiques et africains, et peut-être de véhiculer à certains égards l’imaginaire d’une humanité retorse aux yeux de nombre de ses voisins, mais aussi de ceux d’un certain nombre de ses ressortissants – comme l’étaient lesdits primitifs vus d’Occident au 19e siècle. Cela en fait un terrain fécond pour l’anthropologie. C’est ainsi une sorte d’emboîtement de conditions de minoritaires qui m’intéresse dans ces pentecôtismes scandinaves, aux marges de l’Europe séculière, aux marges du monde, et aux marges du christianisme global. Or je crois qu’à bien des égards, l’étude de ces confins minoritaires est profondément heuristique, à la fois parce qu’elle permet de mettre des généralités à l’épreuve, et de révéler, par contraste, des normes dominantes, car leur étrangeté les rend visibles. L’étude des minorités et des périphéries est en somme une bonne épreuve de falsification (4).

Mais si ces petits groupes semblent vivre aux marges du monde, on y retrouve des représentants du monde entier. Après m’être intéressé aux pentecôtismes pour ainsi dire autochtones, je me suis penché à partir de 2017, dans le contexte de la vague migratoire qui a vu près de 500 000 demandeurs d’asile arriver en Suède en l’espace d’une décennie, sur des communautés pentecôtistes latino-américaines à Stockholm et, à partir de 2019, sur des communautés dont les fidèles arabophones viennent d’une douzaine de pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Depuis cette capitale périphérique, j’ai ainsi travaillé auprès de gens qui venaient de quatre continents.

C’est le même esprit de quête d’emboîtements de conditions de minoritaires qui m’a animé là-aussi. Dans les cas des assemblées arabophones, les fidèles viennent de pays majoritairement musulmans et ils y sont souvent des chrétiens minoritaires au sein de minorités chrétiennes (copte ou syrienne-orthodoxe notamment), et parfois issus de minorités linguistiques (amazigh, kurdes, etc.). Parmi eux, une infime minorité de convertis de l’islam faisaient l’objet de polémiques publiques lorsqu’ils étaient demandeurs d’asile, leur conversion étant soupçonnée d’être insincère. Or je m’intéresse beaucoup aux conceptions anthropologiques de la personne et à cette idée commune selon laquelle il y aurait une part invisible du soi qui serait opaque et que nul ne pourrait connaître, et qui serait en même temps le siège de l’authenticité. Cette idée réside au cœur de la modernité comme au cœur des christianismes de conversion. Les convertis de l’islam n’étaient que peu nombreux au final, et si j’ai élargi mes intérêts depuis, ma porte d’entrée était cette envie de contribuer à une compréhension anthropologique de la sincérité.

Tout cela est en tout cas fidèle à la démarche des anthropologues : à partir de petits faits, nous cherchons à réfléchir à de grands problèmes.

 

«J’ai débarqué sur le terrain sans sympathie ni hostilité particulière, sans comptes à régler et vierge d’intérêts à défendre, ce qui aurait certainement été différent si j’avais travaillé en Algérie, ou sur l’immigration algérienne en France»

Ce choix de terrains qui ne sont liés ni à votre culture d’origine (l’Algérie musulmane) ni à votre culture d’accueil (la France laïque), ni à l’entre-deux (les Français d’origine nord-africaine) est-il aussi lié à cette situation particulière entre deux cultures ou plus généralement à ce qu’on ne peut pas enquêter sérieusement sur ce qui est trop proche ? Mais en étant extérieur, comment éviter les postures surplombantes longtemps dominantes dans l’anthropologie occidentale vis à vis de ce qui n’était pas occidental ? En enquêtant « en subalterne » comme vous le décrivez, plutôt qu’en «porte-parole» ou «policier» (5) ? 

Étudiant, j’étais pétri de mes lectures des critiques postmodernes de l’anthropologie, et l’une des choses qui m’inquiétait lorsqu’il a fallu choisir un objet d’étude était d’instaurer entre des interlocuteurs d’enquête et moi une relation de domination qui m’aurait été favorable. Ce souci semble encore plus répandu chez les étudiants d’aujourd’hui et questionne d’ailleurs certains de mes collègues enseignants qui voient des cohortes entières ne plus partir pour les terrains étrangers ou lointains pour des raisons politiques (qu’il s’agisse de considérations écologiques pour le bilan carbone ou de critique des rapports de domination postcoloniale). Je voyais par ailleurs, et je vois toujours, bon nombre d’anthropologues issus de l’immigration travailler sur leur propre communauté ou sur leur pays d’origine, ce que je peux comprendre, mais j’ai toujours aussi pensé quelque part que c’était céder à une forme d’assignation identitaire perverse. Si vous me permettez de le résumer grossièrement : les Français font du terrain où bon leur semble, mais s’ils ont des origines ailleurs, alors ils retournent travailler sur cet ailleurs. Certains étudiants se le font signifier explicitement. Mina Ibrahim (6), un anthropologue égyptien, raconte par exemple que son directeur de mémoire aux États-Unis l’a assigné à travailler sur les coptes, parce que selon celui-ci, les Latino-américains sur lesquels il souhaitait travailler n’auraient pas su gérer l’altérité inhabituelle qu’il aurait représenté. Et de fait, peut-être à cause de mon nom, il n’est pas rare que l’on présume que je travaille sur l’islam ou sur le monde arabe.

En outre, Bourdieu le remarquait déjà dans les années 1980, mais cela n’a pas foncièrement changé et le sociologue Yannick Fer (7) se fait aujourd’hui à raison le relais de sa critique : la division du travail dans la sociologie des religions suit souvent des lignes confessionnelles. Cela n’est pas systématique fort heureusement, mais sans aucun doute tendanciel. Les musulmans travaillent sur l’islam, les catholiques sur le catholicisme, les protestants sur le protestantisme, et ainsi de suite, et prennent le risque de projeter leur vision des choses et leurs hiérarchies symboliques sur leurs objets quand ils travaillent sur des groupes voisins: ceux qui se perçoivent comme tenants d’une religiosité rationnelle et libérale peuvent qualifier celles des autres groupes d’émotionnelle et autoritaire, ce qui est aussi une manière de les disqualifier, en soulignant à quel point leurs autres religieux ne sont pas, contrairement à eux, assez modernes et démocrates. D’autres fois, les jeux d’intérêt et les doubles-jeux peuvent être bien plus embarrassants lorsque l’objectif est clairement de travailler pour et au nom de son groupe d’appartenance – ce que j’ai pu constater chez certains chercheurs pentecôtistes en Suède. Je voulais éviter de m’inscrire dans cette tendance, et c’est pour cela que j’ai choisi d’étudier une tierce configuration. Mais j’ai eu à me confronter à un exercice inconfortable qui a consisté à présenter mes travaux à plus d’une reprise devant des universitaires qui étaient eux-mêmes des évangéliques ou des pentecôtistes diplômés en anthropologie, dont certains que j’avais croisés sur le terrain, et qui en savaient évidemment bien plus long que moi sur la discipline comme sur l’objet et venaient de surcroît d’universités bien plus prestigieuses que mon propre centre de formation.

De fait, avant l’enquête de terrain, je n’avais eu que peu de contacts directs avec des évangéliques ou des pentecôtistes, et si c’était le cas, je ne le savais pas et je n’ai réalisé à qui j’avais eu affaire que plusieurs années plus tard, en faisant mes recherches. J’ai grandi dans un milieu largement musulman, pratiquant l’islam populaire d’Algérie, très critique à l’égard de ce que nous appelions communément les barbus. Ma famille et moi avons fui l’Algérie dans les années 1990, dans le contexte de la Décennie noire, suite à des menaces de mort qu’avait reçues mon père, qui enseignait le droit de la famille à l’Université d’Oran, et dont les options ne plaisaient manifestement pas aux partisans du Front islamique du Salut. À l’université, j’ai plutôt fréquenté les milieux de militants marxistes que les milieux religieux. Je n’avais alors entendu parler d’évangélisme que de très loin, et j’aurais été bien en peine de dire la différence entre un luthérien et un pentecôtiste.

Cette ignorance initiale et cette distance au milieu étudié, si elles ont nécessité un travail de familiarisation, me paraissent avoir été, quelque part, une bonne chose. J’ai débarqué sur le terrain sans sympathie ni hostilité particulière, sans comptes à régler et vierge d’intérêts à défendre, ce qui aurait certainement été différent si j’avais travaillé en Algérie, ou sur l’immigration algérienne en France. Je me méfie toujours un peu des anthropologues qui se posent en porte-paroles de leur communauté, notamment lorsqu’ils affirment que leur parole est la plus légitime car ils en auraient une compréhension intime. C’est oublier tous les aveuglements de l’intérieur qui peuvent aller avec le fait d’appartenir. Quand on fait partie d’un groupe, il y a des choses que l’on refuse de voir ou que l’on est gêné de dire, y compris quand la démarche scientifique est sincère. Cela ne signifie pas que mes observations soient plus valables pour autant. Il y a d’autres sources de projection et de transfert dont il me faut prendre conscience quand j’écris, comme le biais qui consiste à penser les conditions de minorités confessionnelles dans des pays sécularisés de manière analogue, celle de musulman en France, et de pentecôtiste en Suède par exemple. En rentrant de mes premières enquêtes, j’ai aussi compris, en lisant des collègues européens qui travaillaient sur les pentecôtismes en Afrique ou ailleurs, que ma manière d’enquêter était travaillée par un complexe d’infériorité d’immigré d’origine arabo-musulmane vis à vis des Suédois avec lesquels j’interagissais, dont la société était à mes yeux le parangon de la modernité. Dans un contexte d’inflation du discours sécuritaire contre le terrorisme islamiste, je tenais absolument à démontrer par mon attitude que l’homme musulman qui enquêtait parmi eux n’était ni une menace ni un danger, en me faisant le plus conciliant possible avec leur demande de discrétion et à l’égard de leurs propos, y compris lorsque je me trouvais exposé à une parole hostile. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit que je pensais avoir enquêté «en subalterne».

Mais bien sûr, il n’est pas systématique qu’un immigré ou enfant d’immigrés maghrébin qui enquête sur des milieux majoritairement blancs en Europe, y compris des milieux opposés à l’immigration, soit toujours aussi docile que je l’ai été. Ma collègue sociologue Amina Damerdji (8), qui est venue d’Algérie au même âge et au même moment que moi, de même qu’elle vient d’un milieu sociologiquement similaire au mien, travaille sur les écrivains d’extrême droite en France, et n’hésite pas à leur porter la contradiction quand leurs propos sont (disons) inamicaux. Il y a probablement d’autres facteurs, d’ordre psychanalytique, qui expliquent aussi la posture d’enquêteur et qui font réagir différemment au fait d’être objet du discours des autres, ou sujet d’un discours sur les autres … Quoi qu’il en soit, cela souligne bien qu’en tant que démarche interprétative, l’ethnographie est un perpétuel exercice d’incertitude quant à l’interprétation juste de ce que l’on observe, d’autant plus lorsqu’il s’agit de soi, raison pour laquelle je tiens à travailler en dehors de mon milieu d’extraction. Enquêter en subalterne n’est peut-être pas une bonne solution en soi, mais il faut enquêter avec respect pour ce que les interlocuteurs ne souhaitent pas partager, et surtout sans leur faire courir de risque en les exposant. D’ailleurs, si je pense qu’il y a de mauvaises pratiques d’enquête car elles sont nuisibles et irrespectueuses, comme voler des informations ou exposer des personnes au danger, je ne sais pas s’il en existe vraiment qui soient bonnes. Il faut en tout cas toujours faire preuve d’humilité interprétative dans l’interprétation des données, ce que les jeunes anthropologues explicitent de plus en plus aujourd’hui.

Tout cela étant dit, il m’arrive de regretter l’aisance que pourrait représenter une enquête sur les miens, sur le plan de l’accès au terrain et pour le confort personnel de ne pas être si souvent loin de chez soi pour de longues périodes. Je comprends donc aisément ceux qui le font.

 

«Plus largement, en menant l’enquête auprès des fidèles, et en plongeant dans l’histoire du pentecôtisme local, j’ai vu que Dieu ne montrait pas le même visage et le même caractère dans les années 2010 et dans les années 1970»

Un point fort de votre livre est une analyse poussée du rapport des croyants pentecôtistes suédois à Dieu. Vous montrez que ce rapport a évolué en lien avec les évolutions de la société majoritaire sécularisée. Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce qui est resté pareil entre le rapport à Dieu des pentecôtistes d’avant le tournant du milieu des années 1970 et d’après ? Avez-vous tenté le même genre d’analyse dans d’autres milieux et si oui, quelles différences avez-vous constatées ?

J’ai tenu à mener mes enquêtes en prenant très au sérieux les interactions avec Dieu et toute autre entité surnaturelle dont me parlent mes interlocuteurs, anges ou démons. Je m’inscris ce faisant dans une tendance de l’anthropologie du religieux qui s’est cristallisée dans les années 1990-2000, dans le sillage des travaux de Jeanne Favret-Saada, Bruno Latour, Élisabeth Claverie, Albert Piette, ou encore Christophe Pons ou Emma Aubin-Boltanski (9) à leur suite, et qui a consisté à élargir le monde social à des êtres qui étaient auparavant considérés, dans la continuité des idées positivistes, freudiennes ou marxistes, comme des projections, des fantasmes, des produits de l’imagination, ou de simples illusions. Le sérieux résidait par exemple dans l’analyse de la fonction sociale de l’institution, des facteurs économiques ou psychologiques poussant les uns ou les autres à une conversion, des rapports d’autorité avec les ministres du culte, ou des formes de légitimation sociale de cette autorité. Les fidèles pouvaient bien parler de Dieu, de Jésus, de l’Esprit Saint, de la Vierge, les gens pouvaient voir des fantômes, tout cela n’était pas considéré comme une forme d’interaction concrète entre des êtres sociaux. Venant d’un milieu croyant, bien que musulman, j’ai été très vite convaincu par l’argument de certains de ces auteurs selon lequel les entités surnaturelles font faire des choses aux humains. Je l’avais bien vécu moi-même adolescent en me persuadant que Dieu saurait très bien si je me cachais pour boire ou manger pendant le ramadan par exemple. Partant, je ne pouvais pas enquêter en pensant que mes interlocuteurs parlaient d’autre chose, de quelque chose de plus social ou de plus sérieux quand ils me parlaient de Jésus, de l’Esprit et de ce que ce dernier leur faisait faire. Je les prenais aussi au sérieux quand ils me disaient qu’en tant que croyants, ils leur font faire des choses en retour, par la prière par exemple. C’est ce que dans l’ouvrage j’ai appelé « le travail de Dieu », en reprenant une expression commune dans le milieu évangélique, par ailleurs conceptualisée par l’anthropologue Joseph Tonda (10) qui en a livré une interprétation marxienne que je trouve très stimulante.

Cependant, je trouvais que si les anthropologues considéraient certes bien ces êtres surnaturels comme des interactants dans des situations données, ils refusent de mettre les interactions avec ces derniers en histoire, et mettent ce faisant entre parenthèses une autre part tout à fait sociale de ces entités, leur caractère historique – certains diraient culturel. Ils le font parfois même explicitement en embrassant l’idée que ces êtres sont anhistoriques parce qu’ils agissent depuis un autre monde. Or, quand je suis arrivé dans la première Église pentecôtiste que j’ai visitée en Suède, beaucoup se posaient des questions sur la disparition progressive des interventions les plus spectaculaires de l’Esprit Saint auxquelles ils avaient été habitués enfants ou plus jeunes dans leurs Églises. Si, pour des raisons dogmatiques peut-être, ils se refusaient à dire que Dieu ou l’Esprit avait changé, force était de constater qu’Il n’intervenait plus de la même manière et qu’il avait dû se passer quelque chose pour qu’il en soit ainsi. S’il n’y a aucun sens pour un anthropologue à étudier la part ésotérique de Dieu (il s’agit d’un plan de son existence potentielle auquel les vivants n’ont pas accès empiriquement ; et le chercheur n’a d’ailleurs pas à se prononcer sur son existence), rien ne lui interdit d’étudier la part exotérique du dieu, à savoir les formes historiques par lesquelles ce dernier interagit avec les croyants, à travers un tissu de médiations données, qu’elles soient corporelles, matérielles, langagières, etc. C’est en faisant ce travail que j’ai observé que Dieu n’intervenait pas à travers les mêmes médiations le dimanche dans la salle de culte, et le lundi matin à la réunion de prière à l’église, ou le mardi soir à la prière en petit groupe de maison. Plus largement, en menant l’enquête auprès des fidèles, et en plongeant dans l’histoire du pentecôtisme local, j’ai vu que Dieu ne montrait pas le même visage et le même caractère dans les années 2010 et dans les années 1970. D’une époque à l’autre, d’une scène sociale à une autre, on pouvait passer d’un Dieu musculaire, qui plaque le croyant au sol et le fait trembler jusqu’à épuisement, à un Dieu discret, dont la présence se manifeste surtout à travers une musique douce et mélodieuse ; d’un Dieu qui avant tout sanctionne dans les années 1970, à un Dieu qui avant tout pardonne dans les années 2010. Quelle était la différence entre une scène et une autre ? Que s’était-il passé entre ces deux périodes ?

Je ne peux que résumer à grand traits ici, mais les concordances avec d’autres logiques politiques et les concomitances des transformations de la part exotérique de Dieu avec d’autres changements sociaux dans la société suédoise renvoyaient in fine à des outils classiques de la sociologie : des institutions, de l’économie, des politiques publiques. L’histoire de la division du travail capitaliste avait des répercussions directes sur la division sociale du travail de Dieu. Les transformations du travail collectif en entreprise, l’appareil législatif sur la parité homme-femme, les formes de la pédagogie en milieu scolaire, les réformes dans le travail social et le système de santé en Suède, changeaient les manières qu’avaient les pentecôtistes de penser le rapport au péché, l’autorité et le genre du pasteur, et le rapport au texte biblique. L’exclusion de la congrégation est devenue moralement insupportable. De fait, cela les amenait à opérer des sélections dans les médiations potentielles qui marquaient aussi des changements de leur Dieu. Dieu, Jésus, comme les démons d’ailleurs, s’avèrent sensibles et perméables au contexte et leur qualité d’interactant n’est pas leur seule caractéristique d’êtres sociaux. Ils sont comme nous, socialisés et enculturés. Ils ne sont pas seulement là. Ils ont un style, c’est à dire que leur action peut être caractérisée par un rythme et une esthétique, lesquels sont normés socialement.

Cette malléabilité ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas les prendre au sérieux et en revenir à l’attitude qui consiste à les voir comme le seul fruit des projections humaines. Dans ces contraintes, ils gardent une forme d’autonomie qui dépasse la somme des volontés propres des acteurs. Ils peuvent bel et bien surprendre et sont bel et bien l’objet de sensations physiques auxquelles les croyants pentecôtistes sont en général très attentifs. Les conditions de possibilité de la combinaison entre leur historicité et leur capacité d’agir autonome font des êtres surnaturels des sources de questionnement passionnantes.

Si je prends toujours ces êtres très au sérieux dans mes enquêtes aujourd’hui, je dois avouer ne pas avoir tenté exactement la même recherche dans mes enquêtes suivantes en Suède. J’ai travaillé dans des congrégations hispanophones et arabophones à Stockholm, où les manifestations divines semblaient se plier à la même grammaire que chez leurs homologues suédophones, par lesquelles elles étaient très influencées, beaucoup de migrants dans les congrégations que je visitais ne s’étant convertis qu’une fois installés en Suède. Ceux qui s’étaient convertis dans leurs pays d’origine, en Amérique latine notamment, ne se privaient pas de souligner ces différences, sous-entendant parfois que les Suédois et les immigrants installés depuis longtemps en Suède ne savaient pas interagir avec Dieu, parce qu’ils n’étaient pas assez croyants, trop «corrompus» par leur environnement séculier.

Mais dans ces congrégations internationales, je travaillais sur un autre questionnement, épousant, encore une fois, celui de mes interlocuteurs comme j’en ai pris l’habitude. Si les pentecôtistes suédophones se demandaient comment maintenir une relation sincère avec Dieu dans un environnement séculier et pourquoi ce dernier ne manifestait plus sa présence de manière aussi palpable qu’auparavant, leurs homologues hispanophones se posaient surtout la question de comment persévérer dans la foi quand tout va mal, alors même que l’on suit rigoureusement les principes bibliques comme les lois humaines, et que des pécheurs et délinquants notoires s’en sortent mieux que soi (l’immigré qui a obtenu son permis de séjour après avoir contracté un mariage blanc, celui qui s’enrichit en versant dans des commerces illicites ou illégaux, etc.). Quel est ce Dieu qui ne récompense pas ses fidèles par des papiers en règle, alors même que c’est parfois lui qui les a mis en mouvement par une prophétie ? Bien sûr, dans les deux types de congrégations, je travaille sur la fugacité de ce Dieu qui questionne, qui fait douter, parce que sa manière d’agir est difficilement saisissable.

 

«Disséminer plusieurs petites Églises, où les gens seraient susceptibles de plus se connaître et de s’engager plus activement, plutôt que construire un seul gigantesque point de distribution»

Les stratégies de transmission et de conversion sont vitales pour ces christianismes ultra-minoritaires. Malgré leurs ressources beaucoup plus limitées, ne sont-ils pas de ce fait plus innovants et résistants qu’un christianisme établi comme celui de l’Église (luthérienne) suédoise ? Quelles stratégies vous ont semblé les plus surprenantes et comment sont-elles vécues à l’intérieur et à l’extérieur ?

Les fidèles des Églises libres, comme on les appelle en Scandinavie, discutent en effet beaucoup de la meilleure stratégie à adopter pour garder leurs jeunes dans leur giron et sauver de nouvelles âmes. Ma collègue Frédérique Harry (11) a d’ailleurs écrit un ouvrage très éclairant à ce sujet, où l’on voit les efforts d’adaptation déployés autant à l’égard de la sécularisation avancée de la société, que des transformations générales de l’État-providence et des modalités de l’engagement. En réalité, ce sont toutes les formes de l’engagement qui sont en pleine transformation en Europe du Nord, qu’il s’agisse de l’Église, des partis politiques ou des associations. Toutes ces formes d’adhésion connaissent un déclin, et si les Églises libres sont en effet plus innovantes (car n’importe qui peut, tout du moins formellement, y prendre des initiatives sans passer par les lenteurs et les débats d’une bureaucratie ecclésiale écrasante), elles ne résistent pas forcément à des phénomènes sociologiques qui dépassent largement leur capacité de mobilisation : des facteurs d’instabilité liés aux transformations du rythme de travail, à la précarisation et la flexibilisation des contrats, à l’envahissement de la vie privée par les contraintes professionnelles, aux transformations de l’habiter qui résultent des développements des transports, aux changements sociaux induits par l’économie numérique, etc. Tout cela a un impact profond sur la possibilité de mobiliser et de fidéliser des croyants. En Suède, malgré ce qui semble se profiler dans les statistiques comme une légère reprise de la croissance des évangéliques ces dernières années, les chrétiens de réveil n’échappent pas à ce sentiment d’une crise qu’ils font maints efforts pour endiguer. Ce que l’on observe à travers les enquêtes démographiques, c’est la sécularisation continue des zones rurales et la concentration de poches de religiosité plus vive dans les grands centres urbains : Stockholm, Malmö et Göteborg. C’est une inversion des logiques observées au cours du 20e siècle que l’on constate ailleurs en Europe. Les grandes villes, autrefois hauts-lieux de la sécularisation, sont aujourd’hui des centres religieux. Les campagnes, autrefois lieux de la préservation de la tradition religieuse, sont désertées et les églises désacralisées avant d’être vendues s’y multiplient. Tout ceci est bien sûr lié à des phénomènes sociaux et politiques plus larges. On pourrait aisément comparer la désertification religieuse des campagnes à la désertification des services publics qui sont soumis à des logiques de rentabilité. On ferme des petites églises, et on essaye de concentrer les fidèles d’une région en un seul lieu.

Même si l’analogie du marché religieux a de nombreuses limites, puisque les stratégies sont loin de ne se réduire qu’à un calcul-avantage, on voit de manière très empirique que les méthodes observées dans le monde de l’entreprise circulent vers certaines Églises, par l’entremise d’acteurs qui travaillent à l’intersection du champ de l’entreprise et du champ religieux. Qu’il s’agisse des outils de communication publicitaire, du travail sur projet, de l’audit pour évaluer le potentiel de croissance d’une congrégation, du questionnaire de satisfaction distribué à la sortie de certains cultes destinés aux classes moyennes urbaines, de l’inspiration puisée dans les stratégies d’implantation sur le territoire de certaines chaînes commerciales. Contre le modèle de la megachurch, qui fait penser au shopping mall et vise à agglomérer les fidèles d’un territoire donné, on voit se développer l’idée du maillage de petites églises de quartier, un pasteur n’hésitant pas à dire qu’il faut sciemment imiter Starbucks : disséminer plusieurs petites églises, où les gens seraient susceptibles de plus se connaître et de s’engager plus activement, plutôt que construire un seul gigantesque point de distribution qui crée de l’anonymat et dilue l’engagement individuel. Le maillage paroissial de l’Église luthérienne peut parfois d’ailleurs être considéré comme un modèle en la matière, même si elle se vide de ses membres à rythme exponentiel depuis plus de trois décennies.

On assiste ainsi à un basculement majeur dans les stratégies d’implantation dans la société. Il faut préciser qu’au 20e siècle, le modèle pentecôtiste en Suède était celui d’une église par commune. Il fallait agréger, rassembler, unir les gens différents. Aujourd’hui, il faut plutôt disséminer, s’adapter aux singularités, rassembler par affinités. Je pense que ce basculement résonne avec d’autres champs de la société. Au risque de la simplification, on pourrait dire qu’on observe deux orientations stratégiques majeures chez les évangéliques et les pentecôtistes en Suède.

Un redéploiement d’ordre sociologique, visant à fonder des congrégations qui attirent les classes moyennes éduquées des grandes villes, en prenant en compte, par exemple, les besoins des parents célibataires et cultivés d’un côté, ou ceux des cadres d’entreprises et du milieu des affaires de l’autre. Il y a aussi une adaptation envers les sous-cultures urbaines, comme le montre bien Frédérique Harry, avec la production de cultures matérielles spécifiques. La Bible Metal (12) en est une illustration.

On voit aussi s’opérer un redéploiement ethno-linguistique, qui vise à organiser entre eux les migrants et descendants d’immigrés autour de langues communes. La vague de demandeurs d’asile des années 2010 a été l’occasion d’une intense réflexion en la matière, qui est encore en cours aujourd’hui puisque la fédération des Églises pentecôtistes s’est dotée d’un conseil national à l’intégration par exemple.

Dans ces deux orientations, qu’il s’agisse de l’adaptation à la diversité sociologique ou à la diversité culturelle et linguistique des grandes villes, les réseaux sociaux sont devenus un outil majeur. Ces dernières années, et cela s’est accéléré pendant la pandémie de Covid-19, les cultes sont de plus en plus diffusés en live sur les pages Facebook et les influenceurs évangéliques sur Youtube, Instagram et TikTok se multiplient. Commençant par des initiatives individuelles, ces derniers peuvent aussi être pris en charge par des agences de services chrétiennes qui agissent comme des sponsors à leur égard. Si les Églises évangéliques ont été pionnières dans cette univers médiatique, l’Église luthérienne leur a vite emboîté le pas.

Les initiatives qui m’ont le plus surpris viennent de jeunes gens, comme un jeune chrétien charismatique qui a décidé de jouer des chants de louange sur un trottoir de Stockholm en demandant aux gens de se servir dans l’argent dont il avait rempli son étui à guitare s’ils en avaient besoin. Inversant la figure du musicien de rue qui demande à être rémunéré par les passants, il cherchait ainsi à provoquer l’étonnement en leur signifiant qu’il n’obéissait pas aux logiques de ce monde et que sa présence dans l’espace public était un don au bénéfice d’autrui. Dans une veine similaire, en 2006 à Uppsala a émergé une petite institution dans les rues du centre-ville, baptisée l’Église de la crêpe (pannkakskyrkan). L’idée, portée par un groupe de jeunes gens de plusieurs dénominations chrétiennes, était tout simplement de distribuer gratuitement des crêpes à un stand de rue, par exemple aux étudiants éméchés qui rentraient de soirée, en leur proposant de prier pour eux et éventuellement de leur parler de l’Évangile. L’initiative a connu un certain succès et nombreux sont les athées qui connaissent l’Église de la crêpe, même si je ne suis pas certain que tous comprennent de quoi il s’agit. La démarche a en tout cas essaimé dans plusieurs villes de Suède.

 

«Certains responsables de l’Église (qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes au demeurant) s’inquiètent que l’absence de référents masculins qui se dessine progressivement pose problème à l’avenir, et que la profession devienne avant tout un métier féminin, exclusivement associé à la féminité»

La Suède a la particularité d’avoir une Église établie désormais majoritairement féminisée au niveau de la hiérarchie. Comment les débats et les positionnements sur le ministère féminin et la place des femmes en christianisme se répercutent-ils sur vos terrains d’enquête ?

Effectivement, la question de la parité est fondamentale en Suède. Tout cela s’inscrit, encore une fois, dans des tendances sociologiques et politiques qui dépassent et englobent le champ religieux. La parité homme-femme dans le travail a été érigée en véritable cause nationale en Suède et, même si cette dernière est loin d’être atteinte dans tous les domaines, elle reste un étalon d’évaluation de la modernité d’un secteur de la société. Il faut préciser que malgré tout, les inégalités de revenus entre hommes et femmes y sont importantes puisque les femmes gagnent toujours 20 % de moins que les hommes d’après le Conseil national pour la parité, un écart qui a augmenté ces dernières années avec la part plus importante accordée dans l’économie aux revenus du capital (plus souvent détenus par des hommes), qui se rajoute à de nombreux autres facteurs aggravants (inégalités dans la prise de congés parentaux, durées d’étude, etc.).

L’Église luthérienne a ouvert la prêtrise aux femmes à partir de 1958, après une trentaine d’années d’âpres débats, et a été dirigée plusieurs années par une femme, l’archevêque Antje Jackelen, entre 2013 et 2022. En 2019, le nombre de femmes qui exerçaient le ministère a dépassé le nombre d’hommes à ces fonctions. L’an dernier, 67 % des prêtres nouvellement ordonnés étaient des prêtresses (en suédois on parle de präst pour l’Église luthérienne et non de pastor, titre qui désigne les ministres des Églises libres), et 90 % des nouveaux diacres étaient des femmes, des proportions qui sont encore plus fortes à Stockholm, au point que certains responsables de l’Église (qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes au demeurant) s’inquiètent que l’absence de référents masculins qui se dessine progressivement pose problème à l’avenir, et que la profession devienne avant tout un métier féminin, exclusivement associé à la féminité. Si certains se félicitent de ce progrès, d’autres s’inquiètent qu’il s’agisse d’un indicateur de déclin du prestige de l’Église et de reconnaissance sociale d’une profession qui est aujourd’hui plus associée au soin et au service qu’au pouvoir. Il est probablement trop tôt pour faire de telles analyses, le pastorat reste auréolé d’une certaine légitimité sociale, mais c’est dire l’importance du phénomène de féminisation du métier de pasteur.

Il faut noter cela dit que certains mouvements chrétiens de réveil avaient devancé historiquement l’Église luthérienne en la matière en Suède (l’Armée du Salut par exemple), mais le fait que l’Église nationale affiche un tel profil, puisqu’elle donne encore le ton du religieusement correct et définit la modernité religieuse dans le pays, a évidemment une influence sur les autres dénominations, puisque voir une femme diriger un culte est maintenant naturalisé, voire souhaitable au risque de passer pour archaïque. Contrairement à d’autres mouvements évangéliques et pentecôtistes sur la planète, de nombreuses pasteures pentecôtistes sont des femmes. Leur proportion augmente encore au fil des ans. Elles étaient près de 25 % lorsque j’écrivais ma thèse dans les années 2010, elles sont près de 35 % selon les dernières estimations en 2023. La fédération des congrégations pentecôtistes, trouvant ces statistiques insuffisantes, a relancé des initiatives à l’automne dernier pour encourager les vocations féminines. L’une des plus grandes associations d’Églises libres du pays, Equmeniakyrkan (dénomination issue d’une fusion qui regroupe des évangéliques, baptistes, et méthodistes), a principalement connu des femmes à sa présidence (ordförande) depuis sa fondation en 2011, et a récemment élu une pasteure générale à la tête de l’Église (kyrkoledare), Karin Wiborn, une pasteure baptiste qui a, cela mérite d’être raconté, remué certains éditorialistes évangéliques en affirmant publiquement après son élection être une militante du Parti du Gauche (Vänsterpartiet, équivalent de LFI en France).

Dans les Églises de migrants que j’ai visitées, qu’elles soient hispanophones ou arabophones, je n’ai pas vu de femmes occuper la fonction de pasteure principale, indépendamment de leurs époux. Cela dit, les pasteurs et les fidèles avec lesquels j’ai discuté de la question n’y voyaient généralement pas d’opposition.

(Suite et fin de l’entretien la semaine prochaine)

 

Émir Mahieddin est anthropologue au CéSor (CNRS/EHESS). L’entretien a été réalisé par écrit en septembre 2024 (questions et notes: Jean de Saint Blanquat).

(1) Émir Mahieddin, Faire le travail de Dieu, Une anthropologie morale du pentecôtisme en Suède, Karthala (Religions contemporaines), 2018. Voir la recension dans Foi&Vie 2023/3: Pentecôtismes en contextes.

(2) Marianne Gullestad (1946-2008) est l’une des premières anthropologues norvégiennes à s’être intéressée à sa propre société dès sa thèse en 1984 sur la vie des jeunes mères des classes populaires à Bergen : Kitchen-Table Society. A Case Study of the Family Life and Friendships of Young Working-Class Mothers in Urban Norway (Oxford University Press, 1985).

(3) De 1955 à 1958, Michel Foucault est (par l’entremise de Georges Dumézil) à l’Université d’Uppsala où il commence à rédiger sa thèse sur la folie à l’âge classique.

(4) Dans la théorie de la science de Karl Popper (1902-1994), «la démarche scientifique comporte essentiellement, d’une part, la construction de théories et, d’autre part, le processus de la falsification. Une théorie étant proposée, on doit s’efforcer d’imaginer des expériences au terme desquelles la théorie pourrait être mise en défaut, de façon à voir si la théorie peut résister à l’épreuve de la falsification. On pourrait dire en somme que le processus de la falsification est un processus par lequel on s’efforce de rendre la théorie de moins en moins fausse. (…) Une théorie a d’autant plus de contenu significatif qu’elle se prête à de nombreuses épreuves de falsification. Une théorie que l’on pourrait difficilement falsifier n’aurait pratiquement aucun intérêt» (Jean Ladrière, Déterminisme et liberté. Nouvelle position d’un ancien problème: le modèle de Popper, Revue philosophique de Louvain 3/88 (novembre 1967), p.486).

(5) Émir Mahieddin, Ethnographe oriental, terrain boréal, Retour d’expérience parmi des évangéliques suédois, Journal des anthropologues 170-171 (2022, L’Europe par les ‘‘autres’’), pp.123-140.

(6) Mina Ibrahim, Identity, Marginalisation, Activism, and Victimhood in Egypt, Misfits in the Coptic Christian Community, Palgrave MacMillan/Cham (Minorities in West Asia and North Africa), 2022.

(7) Yannick Fer a particulièrement étudié les assemblées pentecôtistes polynésiennes. Voir la recension de sa Sociologie du pentecôtisme (Foi&Vie 2023/3). Sur Bourdieu et les sociologues des religions, lire Pierre Bourdieu, Sociologues de la croyance et croyance de sociologues, Archives de Sciences Sociales des Religions 63/1 (janvier-mars 1987, Les sciences sociales des religions aujourd’hui : jalons et questions), pp.155-161.

(8) Hispaniste, Amina Damerdji (1987) utilise les outils des études littéraires et de la sociologie : thèse sur les carrières des poètes officiels de la Révolution cubaine, travaux sur les discours de haine à habillage littéraire (lire son entretien avec Sarah El-Matary, La haine en procès, La Vie des idées, 14 janvier 2022). Elle est aussi romancière: Laissez-moi vous rejoindre (2021), Bientôt les vivants (2024, tous les deux chez Gallimard).

(9) Issue d’une famille juive tunisienne, Jeanne Favret-Saada (1934) a d’abord travaillé des terrains maghrébins (Tunisie, Algérie où elle enseigne de 1959 à 1964) puis les bocages du Maine, d’où Les mots, la mort, les sorts (Gallimard, 1977) sur les pratiques de sorcellerie paysanne. Elle a aussi travaillé depuis sur le blasphème et les rapports entre christianisme et judaïsme. Bruno Latour (1947-2022) s’est fait connaître avec ses travaux d’anthropologie des sciences comme La vie de laboratoire (avec Steve Woolgar, 1979/1988) ou Les microbes, Guerre et paix (1984), d’où ensuite sa participation à la théorie de l’acteur-réseau pour prendre en compte la multiplicité des rapports entre humains et non-humains et éviter les excès d’un côté du rationalisme, de l’autre du relativisme. Élisabeth Claverie (CNRS, Université Paris Nanterre, ISP) a travaillé sur la dévotion mariale, les conflits en ex-Yougoslavie et au Congo ainsi que leurs sources et suites judiciaires (lire La complicité se cache dans les détails, Enquêter sur les crimes de guerre, Élisabeth Claverie interrogée par Émir Mahieddin, Terrain 77 (2022/2), pp.110-129). Albert Piette (1960, CNRS, Université Paris Nanterre, LESC) a commencé à étudier les émotions collectives en Belgique francophone avant de se tourner vers les manifestations ordinaires (en «mode mineur») de la religion qu’il élargit depuis aux différents modes de présence et d’absence, ce qu’il appelle une anthropologie existentiale. Christophe Pons (CNRS, Aix-Marseille Université, IDEAS) a lui enquêté à partir des christianismes et spiritismes scandinaves (Islande, Féroé) et lusophones (Cap Vert, Portugal) sur les différents états de subjectivité : possession, esprits, conversion… Il a été le directeur de thèse d’Émir Mahieddin. Emma Aubin-Boltanski (CNRS, EHESS, CéSor) est une anthropologue qui travaille sur les cultes mariaux et des saints, les relations entre religion et politique, la mystique féminine et les attentes messianiques et eschatologiques à partir de terrains proche-orientaux.

(10) Joseph Tonda (1952, Université de Libreville) est un spécialiste des sociétés d’Afrique centrale, particulièrement dans leurs aspects politique et religieux. Lire Capital sorcier et travail de Dieu, Politique africaine 79 (2000/3), pp.48-65.

(11) Frédérique Harry, La foi militante. Protestantismes contemporains en Norvège et en Suède, Sorbonne Université Presses, 2021 (prolongement de sa thèse en 2010 sur Les mutations du protestantisme militant en Scandinavie. Du mouvement populaire au renforcement convictionnel : transformation structurelle et idéologique des organisations missionnaires et antennes de jeunesse en Norvège et en Suède de 2000 à 2010). Voir les recensions d’Émir Mahieddin en 2023 (Nordiques 44)  et de Maurice Carrez en 2024 (Revue d’histoire nordique 30). Frédérique Harry est enseignante-chercheuse en études nordiques (Sorbonne Université, Reigenn).

(12) Le courant Metal chrétien a des racines scandinaves puisque la Metal Bible (traduction française en 2014 d’après l’ouvrage paru d’abord en suédois en 2005 sous le titre Metal Bibeln, en néerlandais en 2007, en anglais et allemand en 2012) est à l’initiative du métalleux suédois Johannes Jonsson, aidé du bibliste Roul Åkesson. L’ouvrage comprend le Nouveau Testament et des contributions de musiciens Metal renommés comme Nicko McBrain (Iron Maiden) ou Tommy Aldridge (Whitesnake). Le but selon Jonsson (voir le site Metal Bible) est de «démolir les préjugés et fausses idées que beaucoup de métalleux ont sur la Bible, et d’aider les gens à comprendre que la Bible n’est pas un livre ennuyeux mais un livre intéressant et vivant qui a beaucoup à nous dire aujourd’hui».

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