Les écueils du Grand Paris Express
« Le paradigme d’une ville structurée par les infrastructures de mobilité n’est plus pertinent, depuis que la mobilité (des personnes, des biens et des services) a été facilitée au cours du dernier demi-siècle par les progrès technologiques et le faible coût de l’énergie. La création d’une nouvelle infrastructure lourde (route ou transport collectif) induit une modification de l’agencement urbain : quand la performance des déplacements s’améliore, on constate que les ménages et les entreprises ont tendance à se relocaliser, parfois même par anticipation. Ce mécanisme renforce la spécialisation de la ville, tant fonctionnelle (concentration des emplois, séparation accrue des lieux d’activité et de résidence) que sociale (gentrification de sites bien desservis, enclavement de quartiers délaissés, diminution de la mixité sociale). Ainsi, les transports ont souvent un effet déstructurant. »
Spécialistes des mobilités et de l’emploi, Jacqueline Lorthiois et Harm Smit critiquent d’abord le fait que la Société du Grand Paris (SGP) soit chargée de la construction du nouveau réseau de transports en commun francilien en faisant « l’impasse sur toutes les autres fonctions urbaines » alors que le projet est pénalisé par plusieurs « handicaps importants ». Le premier, c’est le « réseau imposé d’en haut », un manque de concertation flagrant entre d’un côté « les professionnels de la filière transports – technocrates bien établis, en symbiose avec les pouvoirs publics – », convaincus qu’une ville est « structurée par les infrastructures de mobilité », et de l’autre les « millions de Franciliens exaspérés », plus nombreux chaque jour à emprunter les transports en commun. L’erreur des décideurs qui conçoivent ce « processus infernal » (toute nouvelle offre induisant de nouveaux besoins), c’est de « penser l’adéquation offre/demande à l’échelle de l’ensemble de la région francilienne, comme si tout lieu de domicile pouvait s’associer à n’importe quel lieu d’emploi. Or, compte tenu de l’ampleur des temps et des coûts de transports, l’Île-de-France est beaucoup trop vaste pour pouvoir fonctionner comme un bassin d’emploi unique qu’il s’agirait de traverser de part en part ». Le deuxième handicap, c’est donc l’aggravation de la séparation entre « territoires de l’emploi » et « territoires de main-d’œuvre » qui ne peut qu’accroître les besoins de mobilité. Or l’étude détaillée du projet de Grand Paris Express montre qu’il « n’a pas intégré les besoins des usagers : relier les pôles d’habitat aux pôles d’emplois » mais plutôt privilégié la relation des « grands « pôles d’excellence » franciliens entre eux (qui sont aussi les lieux de concentration des emplois), ce qui ne correspond qu’à 3 % des besoins de déplacements ». Le troisième handicap, enfin, c’est le sens de la manœuvre : à quoi bon favoriser la mécanique « croissance de la demande » sans « résorber les déséquilibres emploi/main-d’œuvre » si c’est pour accumuler des « dettes abyssales dues à une explosion des coûts et des délais de réalisation » ? Entre 2011 et 2017, les coûts on déjà presque doublé ( de 19 à 35 milliards d’euros) rendant « très plausible le scénario de « dette perpétuelle » évoqué par la Cour des comptes ». Pour les auteurs, il est donc urgent de changer de stratégie et se fixer un objectif de « réduction des besoins de mobilité à la source » qui permette aux Franciliens de « vivre et travailler, se détendre dans leur bassin de vie ».
27 juin 2019