Les chrétiens, « étrangers dans la cité » selon Hauerwas
Célèbre aux États-Unis, le théologien Stanley Hauerwas, qui commence tout juste à être traduit en français, porte un regard très critique sur la façon dont les chrétiens et leurs Églises se soumettent aux courants politiques dominants, qu’ils soient progressistes ou conservateurs. Pour lui, le christianisme a son propre message social et les chrétiens doivent sans illusions mais sans relâche vivre ce message dans le monde et y travailler dans des Églises devenues communautés où l’on apprend à vivre ensemble autrement. Une intervention de Louis Schweitzer lors de la 4e Convention du Forum de Regards protestants.
Quelques mots d’abord pour situer ce théologien américain encore relativement peu connu en France (1).
Né en 1940, membre de l’Église méthodiste unie, il a enseigné de 1970 à 1984 l’éthique à l’Université catholique Notre Dame aux États-Unis (Indiana) ; il a ensuite occupé la chaire d’éthique théologique à la Duke University en Caroline du Sud. Il est certainement un des théologiens américains contemporains les plus connus.
Il se décrit lui-même comme ayant été influencé par Barth et Bonhoeffer, par le théologien mennonite John Yoder (2) qui a enseigné avec lui à Notre Dame et à qui il doit une perspective radicale et non-violente, et par le philosophe catholique Alasdair MacIntyre (3) à qui il doit le projet d’une éthique narrative et confessante, enracinée dans la dimension communautaire. Il est une des figures marquantes des débats nord-américains et sans doute un des grands inspirateurs du courant néo-anabaptiste.
Son apport est assez facilement critique, voire parfois joyeusement polémique. Il me semble que, sur la question qui nous intéresse et parce que nous nous la posons ici, comme protestants, sa pensée peut nous amener à nous questionner et apporter un accent complémentaire à cette journée.
La situation aux États-Unis
Un des accents les plus forts de l’apport d‘Hauerwas est sa critique de la chrétienté américaine. Le terme de chrétienté désigne une situation dans laquelle l’Église et l’État sont alliés. Cette alliance est pour Hauerwas hautement suspecte car elle fait courir le risque à l’Église de devenir l’auxiliaire très secondaire de projets qui sont avant tout ceux des politiques. Comme le disent les traducteurs du dernier ouvrage publié en français dans leur préface, selon Hauerwas, « l’Église n’est pas là pour être le supplément d’âme de la société marchande, mais pour incarner une véritable contre-culture » (4).
Cette critique porte de manière symétrique sur les deux grandes formes de compromission que les Églises américaines (surtout protestantes, sans doute) peuvent connaître à ses yeux.
• Celle des Églises mainline (épiscopales, luthériennes, presbytériennes, méthodistes et une partie des Églises baptistes) qui servent de justification théologique et de soutien à une vision plutôt progressiste de la société en épousant assez systématiquement ses évolutions.
• Et celle des Églises globalement évangéliques qui font exactement la même chose du côté conservateur, voire réactionnaire.
Dans cette approche, l’Église n’a au fond, rien de sérieux à dire à la société. Elle accompagne les mouvements ou s’y oppose et son discours a un caractère essentiellement décoratif. Il s’agit en effet de défendre avec des arguments bibliques et théologiques des idées qui peuvent très bien et qui sont, de fait, exprimées ailleurs, sans aucune référence à l’Eglise. Il me semble que ce que souhaite Hauerwas, c’est que l’Église ne joue plus le rôle de bataillons de supplétifs du progressisme ou de la réaction, mais que l’Église soit l’Église et porte et plus encore vive son propre message social, fondé sur l’Évangile de Jésus-Christ.
L’Église est une éthique sociale
Toute éthique, selon Hauerwas (après MacIntyre), est vécue – de manière consciente ou inconsciente – au sein d’une communauté et autour d’un grand récit. Il est facile de voir de quelle manière cette conception générale s’applique à l’Église. Elle est en effet une communauté rassemblée autour du grand récit de la révélation biblique dont le centre est Jésus-Christ. Dans cette perspective, l’Église non seulement a une éthique sociale spécifique, fondée sur l’enseignement et la vie de Jésus, mais encore elle est essentiellement une éthique sociale. Car son rôle premier est d’être le lieu où cette nouvelle manière de vivre que Jésus propose est mise en œuvre.
Sa mission est d’être, dans sa faiblesse, une société alternative, la communauté des disciples de Jésus qui essaient de vivre déjà ici et maintenant selon l’enseignement de leur maitre. Hauerwas (et c’est cela qui le situe dans une approche que l’on peut dire néo-anabaptiste) prend très au sérieux le Sermon sur la montagne comme enseignement pratique de vie, comme principes du Royaume à expérimenter déjà sur cette terre. La communauté est donc le lieu où l’on apprend à vivre ensemble autrement, à prendre soin de manière concrète les uns des autres, à demander pardon et à se pardonner, à aimer son prochain et à ses ennemis. Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’éthique du Sermon sur la montagne n’est pas d’abord personnelle car il est extrêmement difficile de la mettre en œuvre tout seul. Elle est avant tout l’éthique d’une communauté d’hommes et de femmes qui veulent apprendre à la vivre ensemble et dans le monde.
Le souci de justice, de liberté, d’égalité, la recherche active de la paix (dans une approche radicalement non-violente) sont ainsi à vivre dans la communauté comme également par l’Église au sein de la société plus large. Mais, pour les chrétiens, c’est toujours en Christ que ces valeurs doivent être fondées sous peine d’utiliser des slogans (justice, égalité, liberté …) qui, hors de leur contexte théologique, n’ont guère de sens précis.
L’Église est appelée à être effectivement et concrètement une Bonne Nouvelle pour les pauvres, une libération pour les opprimés … (Luc 4.16-21). En cela, elle ne peut qu’être radicalement distincte de l’État car ce programme est inconcevable en dehors de la foi en Jésus-Christ. En revanche, c’est bien dans le monde, et tout particulièrement au milieu des plus pauvres, des immigrés, des marginaux, dans les quartiers les plus défavorisés que cette vie doit être vécue. C’est d’ailleurs le cas de plusieurs communautés qui sont inspirées de cette approche, comme celle de Shane Clairborne dans des quartiers difficiles de Philadelphie (5).
Témoignage dans la société
Il va de soi qu’un des reproches souvent adressés à Hauerwas est celui du repli sur soi, l’idée sectaire (au moins en termes sociologiques) d’une Église qui cherche à marquer sa différence et se retire du monde. Je crois que ce reproche compréhensible est, en fait, doublement faux.
– D’abord parce que le monde dans lequel nous vivons ne doit pas être confondu avec l’État ni avec les seuls débats d’idées qui agitent la société ou les médias. En étant profondément engagée dans la réalité sociale sur le terrain, l’Église témoigne et agit. Il n’y a, dans cette approche, aucun retrait piétiste ni aucune volonté de rester entre soi. Au contraire ! Mais il est vrai qu’Hauerwas considère que le travail dans l’Église et au cœur de la société est plus important que les grands débats et que le jeu politique global. Non pas peut-être plus important dans l’absolu, mais plus important pour l’Église car elle a quelque chose de spécifique à vivre et à donner alors qu’elle ne peut, dans les débats de la société, que s’insérer avec ses propres arguments mais en en taisant l’essentiel dans des débats que d’autres maitrisent.
– Ensuite parce que l’Église, même si elle considère que ce n’est pas sa priorité, ne rejette nullement le politique. Elle peut être amenée à prendre position si des sujets essentiels à ses yeux sont en cause. Surtout, les chrétiens peuvent s’engager et le faire avec d’autres. Hauerwas a été très connu et critiqué pour ses engagements radicaux contre les guerres en Irak ou en Afghanistan. Les situations dans le monde sont très diverses. Des chrétiens peuvent s’engager de bien des manières. Mais ils le feront alors autrement et avec plus de cohérence car fondés sur une conception de l’engagement directement liée à leur foi.
Peut-être, d’ailleurs, certaines responsabilités pourront-elles leur paraitre difficiles voire impossibles à exercer à cause de leurs convictions, particulièrement sur le refus de la violence. Mais, d’une part, la possibilité d’une confrontation entre convictions personnelles et compromis dans l’engagement concerne bien des gens, et, d’autre part, il est certainement très souvent possible de s’engager pour le service de la société en respectant nos convictions les plus profondes.
Quelques remarques pour terminer
Il est vrai que cette conception correspond assez bien à une vision professante et confessante de l’Église. D’où d’ailleurs le terme de néo-anabaptisme parfois employé. Mais rappelons qu’Hauerwas était membre de la très grande Eglise méthodiste unie qui n’a rien d’un groupuscule évangélique. Il semble même qu’il participe aujourd’hui à la vie d’une paroisse épiscopalienne à Nashville (6). Quant à William H. Willimon qui a co-écrit avec lui Étrangers dans la cité, il est évêque de l’Église méthodiste unie. Il serait donc faux de limiter cette vision de l’Église à certains courants. Bien des protestants de toutes les Églises et de nombreux catholiques se reconnaissent dans ces conceptions ou en tout cas se sentent interpellés par elles.
Une telle attitude suppose néanmoins quelques convictions.
– Il y a une spécificité de l’enseignement de vie de Jésus et il peut être mis en pratique.
– L’enseignement que Jésus a donné est fait pour être vécu dès ici-bas et n’a pas pour seul but de nous faire prendre conscience de notre péché et du besoin de la grâce.
– Cet enseignement peut, à la suite de Jésus, être vécu en communauté. C’est le rôle essentiel de l’Église et le moyen essentiel du témoignage qu’elle peut porter au monde.
Enfin, pour terminer, quelques lignes d’Hauerwas sur la déclaration de Barmen :
« En 1934, Karl Barth écrivit la déclaration de Barmen dans laquelle l’Église confessante tâchait d’énoncer clairement la situation. Elle affirmait :
Jésus-Christ, selon le témoignage de l’Écriture sainte est l’unique Parole de Dieu. C’est elle seule que nous devons écouter ; c’est à elle seule que nous devons confiance et obéissance, dans la vie et dans la mort.
Nous rejetons la fausse doctrine selon laquelle, en plus et à côté de cette Parole de Dieu, l’Église pourrait et devrait reconnaître d’autres événements et d’autres pouvoirs, d’autres personnalités et d’autres vérités comme Révélation de Dieu et source de sa prédication.
Notez la nature exclusive et non inclusive de cette déclaration, sa détermination non pas d’abord à faire ce qui est juste, mais à entendre ce qui est juste et à faire valoir la dimension impériale de la Seigneurie du Christ. La déclaration de Barmen tranche avec une Eglise toujours prête à altérer sa proclamation en fonction des désirs de César. » (7)
Il me semble que, quelle que soit l’Église à laquelle nous appartenons et sa sensibilité, et même si notre contexte français est, à certains égards, loin du contexte américain, la pensée d’Hauerwas mérite de nous faire réfléchir, non pas peut-être pour que nous y adhérions totalement, mais pour nous rappeler que c’est avant tout en chrétiens que nous sommes appelés à réfléchir et à agir.
(1) Le premier ouvrage traduit l’a seulement été en 2006. Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006. Notons que les deux livres publiés en français l’on été chez des éditeurs catholiques.
(2) John H. Yoder, Jésus et le politique, La radicalité éthique de la croix, Le Mont sur Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1984. Michel Sommer (sous dir.), La sagesse de la croix, Impulsions à partir de l’œuvre de John Howard Yoder, Perspectives anabaptistes, Cléon d’Andran, Excelsis, 2007.
(3) Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, Paris, 1997.
(4) Stanley Hauerwas et William H. Willimon, Étrangers dans la cité, Paris, Cerf, 2016, p. 27. La préface est signée de Grégoire Quévreux et Guilhem Riffaut.
(5) Shane Clairborne, Vivre comme un simple radical, éditions Première partie, date ?
(6) S. Hauerwas et W.H. Willimon, op. cit., p. 45.
(Illustration : couverture de la première édition en 1989 de Resident Aliens/Étrangers dans la cité de Stanley Hauerwas et William Willimon)