L’enjeu de l’hospitalité : un éclairage biblique
Les courants xénophobes ne semblent pas faiblir en Europe. En Suisse, la dernière votation a eu l’effet d’un séisme. Si la peur collective de l’autre présente une telle prévalence, l’affirmation de l’hospitalité ne cesse d’être un enjeu de lutte. D’abord par l’esprit.
La figure de l’étranger que je voudrais évoquer n’est pas un conte, mais une histoire évangélique. C’est la rencontre de Jésus avec la Syro-phénicienne rapportée par Marc et Matthieu (Matthieu 15, 21-28 et Marc 7, 24-30). Jésus se retire dans le pays de Tyr et Sidon. Marc et Matthieu font précéder cette épisode de la prise de position publique de Jésus au sujet de ce qui rend impur et de la pureté. Cet enseignement posé, le voici qui traverse la frontière et se rend en territoire païen. Une percée qui a la valeur d’une transgression. La femme cananéenne vient demander le secours de Jésus pour la guérison de sa fille malade.
Elle appelle Jésus « fils de David ». D’où tient-elle cette information messianique ? La réaction de Jésus vient en trois vagues : d’abord, Jésus ne répond pas. La femme s’accroche et ne lâche pas, elle suit. Les disciples disent qu’elle les poursuit de ses cris. Mais n’est-elle pas déjà, cette femme, de la caravane de suiveurs de Jésus ? Deuxième réaction de Jésus : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Mais la femme s’approche, elle s’accroche. Se prosternant devant Christ, elle maintient sa demande. La dernière réaction de Jésus est plus que décevante : « Il n’est pas bon prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens ». C’est dit : les étrangers sont des chiens… Radical ! La Phénicienne retourne pourtant la situation. Elle fait de l’insulte une opportunité, un compliment presque : « C’est vrai… et justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leur maître ».
Je me souviendrai toujours du commentaire d’un théologien kanak qui disait que ce récit montre comment l’Évangile précède celui qui l’annonce ; comment Jésus a été lui-même évangélisé par une païenne ! La réalité historique est plus significative encore. Quelques dizaines d’années après, l’expansion de la cause chrétienne en milieux non-juifs n’allait pas de soi. Le processus du dialogue entre Jésus et la Syro-phénicienne décrit le dépassement dont le christianisme naissant a fait preuve, en se pensant lui-même comme un autre face au judaïsme. En se recevant lui-même de la rencontre des autres différents !
Toute Église peut se fermer sur elle–même dans une logique d’autoprotection ou d’autosatisfaction
La deuxième figure de l’étranger que je voudrais solliciter est une histoire eschatologique, une vision de révélation, dans l’Apocalypse de Jean. Les chapitres 2 et 3 de ce livre comportent les lettres aux sept Églises. Ce qui est dit au troisième chapitre est proprement saisissant. L’Église de Laodicée en est le destinataire. « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je prendrai la cène avec lui et lui avec moi ». Qui frappe à la porte ? Qui est sur le seuil ? Qui sollicite notre invitation et compte sur notre hospitalité ?
Si l’on ne se contente pas d’une interprétation spiritualisante ou d’une surcharge de symbolisme, on pourrait constater que ce passage a quelque chose de troublant. Donc une Église peut préparer sa cène, la consommer entre elle, vaquer à ses occupations, sans se préoccuper de la présence, de la visitation probable de celui qu’elle confesse être, elle-même, son Seigneur ! Si ce Christ de l’Apocalypse se tient à la porte et la frappe avec insistance pour qu’on la lui ouvre, n’est-ce pas parce que l’Église, pour des raisons valables ou non valables, peut se fermer à la venue de son Maître ? Toute Église peut, en effet, se fermer sur elle-même dans une logique d’autoprotection ou d’autosatisfaction. C’est le risque que toute liturgie comporte toujours, en dépit de son sens étymologique.
Cette situation a quelque chose d’étrange. Elle n’est pas seulement anormale. Elle est ironique avant d’être inouïe ! On peut alors comprendre la vraie signification des portes fermées de nos Églises, des seuils qui deviennent des sas, des attentes et des sollicitations qui n’en finissent pas d’être désespérées ! « Je me tiens à la porte et je frappe… » ! Michel de Certeau rappelait que « c’est de l’inconnu et comme inconnu que le Seigneur arrive toujours dans sa propre maison et chez les siens (…) » (1). A l’instar des liturgies pascales juives, l’anticipation messianique (2) dévoile comment l’attente du Christ qui vient concerne en définitive l’accueil de toute personne qui frappe à la porte. Cet Autre, que nous attendons, ne se drape pas d’un nimbe d’égoïsme solitaire. La protection d’une différence pure et sûre. Cet Autre que l’Église attend et espère n’arrive jamais seul. C’est toujours accompagné des autres qu’il nous rejoint. Car sans ces autres, l’hospitalité et le vivre ensemble en Église risquent d’être fondés sur du vent, voire sur l’imposture !
A cet égard, Julia Kristeva a eu une remarquable intuition théologique, restituée de manière géniale : « La figure de l’étranger vient en lieu et place de la mort de Dieu et, chez ceux qui croient, l’étranger est là pour lui redonner vie. » (3). Voilà qui aide à comprendre en quoi la question de l’autre dépasse de loin la préoccupation morale, humaine et humanitaire même concernant l’étranger. Pour le judaïsme comme pour le christianisme, c’est Dieu qui est le vrai étranger, l’étranger radical. S’ouvrir à un autre différent, respecter son altérité, c’est honorer la sainteté du Dieu biblique, du Dieu de Jésus-Christ. Quand nous chantons « laisserons-nous à notre table un peu de place à l’étranger… », il ne s’agit pas platement de sauver la Terre, de maintenir vivante la flamme de la foi. Il s’agit de l’accueil de l’étranger radical, c’est-à-dire Dieu et son salut. Mais encore faut-il que nous sachions nous situer nous-mêmes dans ce mouvement qui renomme notre identité et continuellement nous déplace.
S’ouvrir à l’autre différent, à l’étranger qui dérange, c’est accueillir l’avenir
J’en arrive ainsi à la troisième et dernière étape de mon propos avec « Étrangers et voyageurs sur la terre » (Héb 11,13). Mais, j’aimerais préciser encore la distinction ou la séparation que le Dieu biblique instaure entre Israël et les autres peuples. Car c’est de par cette vocation que le rapport à l’étranger se noue en cette étrange ambiguïté que nous avons précédemment évoquée. L’Alliance de Dieu avec les hébreux, manifestée par la Loi, vise une seule chose : la liberté d’Israël et sa fidélité à son Seigneur. Préserver cette liberté et l’enraciner comme une fidélité, c’est savoir identifier tout ce qui la menace. Et la plus grande menace ici a un nom : l’idolâtrie. Comment la cerner ? Quels en sont les contours névralgiques ?
La confusion de ce que l’on possède avec ce que l’on est est le cœur de l’idolâtrie. Ce qui est à soi et ce que l’on est en soi-même ne font pas nombre. Le territoire, les richesses, le pouvoir, toutes les bénédictions promises, données, ne font pas la raison d’être d’Israël dans l’histoire. Tout cela est ce qui est à soi, ou qui peut être revendiqué en tant que tel. Avoir comme les autres peuples, territoires, institutions, divinités et coutumes : c’est par là que va passer la grande tentation idolâtrique pour ce peuple appelé par un Autre, appelé à être autre. Cet appel à être autre est le soi ou l’identité toujours en devenir d’Israël. Il ne se réduit nullement avec ce que ce peuple peut regarder comme ce à soi pour lui.
Dès lors, le rappel de la différence, l’insistance sur la singularité parmi les nations, n’est rien d’autre qu’une prévention contre cette tentation ruineuse, au cœur de ce que René Girard appelle : « rivalité mimétique ». Le rapport complexe du code deutéronomique concernant les étrangers trouve là sa vraie clé d’interprétation. Toutes les interdictions relatives aux étrangers dans ce code sont à comprendre à partir de cette clé. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est pas une divinité ethnophobe. Il importe de bien discerner cette réalité dans la tradition de l’Ancien Testament, la reconnaître comme une antécédence incontournable, avant d’en voir le prolongement et l’épanouissement dans le christianisme.
« Étrangers et voyageurs sur la terre » (Hébreux 11,13). Cette référence n’est pas une exhortation à l’évasion chimérique, une sorte de gnose qui dénigre ou rejette l’histoire. L’aspiration à la patrie céleste s’incarne dans une existence qui pointe la place de Dieu ici sur la Terre, la vérité du Royaume du ciel ici-bas. Cela est un combat. Le combat de la foi, le combat de l’espérance. L’issu de ce combat c’est le renversement de l’hostilité en hospitalité. La protestation contre ce qui prend toute la place, chez nous, partout, et qui ne laisse aucune place à l’avenir. S’ouvrir à l’autre différent, à l’étranger qui dérange, c’est accueillir l’avenir.
La Terre appartient au Seigneur, les humains y vivent en qualité de résidents, nous y séjournons comme des émigrés
L’intuition et la confession de foi des premiers chrétiens, comme en ce passage d’Hébreux 11,13, se nourrit sur ce point d’une considération essentielle qui travaille toute la Bible. « Étrangers et voyageurs sur la terre » proclame un aveu : la Terre appartient au Seigneur. Les humains y vivent en qualité de résidents. Nous y séjournons comme des émigrés. Une prière l’exprime avec force dans les Écritures : « Seigneur, prête l’oreille à mes larmes, ne reste pas sourd, car je ne suis qu’un émigré chez toi, un hôte comme tous mes pères. » (Ps 39,13). Voilà à quelle condition il est possible de racheter toutes les ethnophobies ambiantes, les peurs de l’inconnu et l’hostilité qu’elles génèrent.
« Étrangers et voyageurs sur la terre » est une autre façon de reprendre dans sa racine la question de l’appartenance. Lors de l’Assemblée mondiale des Églises réformées à Debrecen en 1997, une forte déclaration de foi a été envoyée aux Églises. Adossée à un important document symbolique de la tradition calviniste du 16e siècle, cette Déclaration disait : « Nous appartenons corps et âmes, dans la vie et dans la mort, à notre Seigneur Jésus-Christ, qui est fidèle. Nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes. Nous confessons nos échecs théologiques et moraux, notre complicité dans l’accroissement des fardeaux qui pèsent sur le monde, le témoignage inadéquat que nous rendons au dessein de Dieu […]. Faisant confiance à Dieu qui nous promet que les chaînes de l’injustice peuvent être brisées, et nous réclamant de la vie nouvelle que rend possible le pardon, nous déclarons :
• Nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes. Nous appartenons au Dieu vivant qui fait toutes choses nouvelles et les a déclarées bonnes. Nous n’exploiterons ni ne détruirons cette création. Nous voulons être au service de la création de Dieu.
• Nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes. Nous croyons en Jésus-Christ, mort pour nous et ressuscité pour notre salut.
• Nous confessons qu’aucune idéologie humaine ni programme ne contienne le secret du dernier sens de l’histoire. Nous dépendons en toute chose de notre Rédempteur.
• Nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes. Nous savons qu’en Jésus-Christ nous avons été rachetés à grand prix. Nous ne voulons ni regarder avec condescendance, ni exclure, ni ignorer les dons de quiconque, homme ou femme, jeune ou âgé. Nous affirmons notre solidarité avec les pauvres et avec tous ceux qui souffrent, qui sont opprimés ou exclus […]. » (4)
C’est avec la résonance et la force de ce texte que je voudrais aussi conclure. Je suis « étranger comme toi-même ». L’autre qui réveille en moi angoisse m’interroge : est-il moi-même ou véritablement un autre que moi-même ? Si les Écritures me présentent autrui non pas comme une menace, mais comme une promesse, comment, déjà aujourd’hui, en déchiffrer les prémisses, travailler pour les préserver et les laisser croître en vue d’un vivre ensemble responsable et riche ?
(1) G. Delteil, Mission et Célébration, texte présenté à la session de la Cevaa, Sète, février 2005, p.4.
(2) P. Prigent, L’Apocalypse de Saint Jean, 1981, pp. 78-79.
(3) Étrangers à nous-mêmes, 1991, pp.61-62.
(4) Debrecen 1997, Procès verbal de la 23e Assemblée générale, Alliance réformée mondiale, 1998, pp.262-263.