Éthique: « Retrouver le sens du commun »
«Apporter un regard éthique constructif»: c’est l’objectif que s’est fixé la Commission d’éthique protestante évangélique (CEPE) en publiant un livre collectif se concentrant sur les «questions comprises par tous comme strictement sociales»: politique, économie, travail, environnement… Marjorie Legendre explique ici les enjeux de ce «véritable travail coopératif d’œcuménisme évangélique».
Vous avez participé à la rédaction du livre Pour une éthique sociale évangélique (1), dont l’introduction énonce des «principes directeurs» (valeur absolue de la personne humaine, réalisme et imperfection, exigence de la justice, solidarité humaine, attention particulière aux petits et aux pauvres, recherche de la paix, pluralisme social, souci écologique), esquisse un «chemin à prendre» et précise les «trois niveaux et modes d’engagement du chrétien» (l’Église comme institution, le groupe de chrétiens, le chrétien en tant que personne). Mais l’essentiel du livre (plus des quatre cinquièmes) est constitué de 13 points de vue ou exposés personnels sur 13 aspects différents de cette éthique sociale. Ce choix de limiter la partie commune et de laisser s’exprimer «la richesse du monde évangélique» (et même une intervention catholique) traduit-il le souci (comme l’écrit Louis Schweitzer) de «distinguer les convictions essentielles (…) des positions particulières et légitimes de chacune des traditions» (p.61) ?
Marjorie Legendre. En effet, avec ce livre assez inédit pour le monde évangélique francophone, nous avons volontairement souhaité, après une introduction posant les grands principes directeurs dans lesquels peuvent se retrouver tous les évangéliques (qui est en fait un enrichissement d’un texte publié en 2017 sur «les lignes directrices d’une éthique sociale évangélique»), laisser une large place à l’expression des différentes sensibilités qui existent dans le monde évangélique en matière d’éthique sociale, par exemple de la sensibilité mennonite (exprimée notamment dans le chapitre sur «l’Église comme éthique sociale») à la sensibilité néo-calviniste (exprimée notamment dans le chapitre sur «le pluralisme»). Nous avons même fait appel à un théologien catholique pour évoquer la notion si importante de «bien commun», peu développé chez les évangéliques mais centrale dans la Doctrine sociale catholique, et qui aurait manqué au livre. L’attribution des treize chapitres s’est aussi faite en fonction des appétences et compétences des auteurs sollicités, et l’ensemble a été revu et validé par la Commission d’éthique protestante évangélique (CEPE), elle-même constituée de membres de sensibilités différentes. Ce fut donc un véritable travail coopératif d’œcuménisme évangélique par lequel nous espérons non pas tant donner un prêt à penser que, plutôt, une entrée en matière pour aller plus loin dans la réflexion.
Les 13 points de vue sont surtout différents par leurs thématiques. On est frappé par l’unité de ton et le même souci de privilégier une attitude intermédiaire entre deux tendances qu’on ne retrouve pas seulement dans les mondes évangéliques: la condamnation de la société dans laquelle les chrétiens vivent (d’où soit un retrait, soit une militance radicale), l’adaptation à cette société (d’où une Église qui finit par ne plus trop se distinguer soit d’une administration, soit d’une association). Une position intermédiaire qui rappelle celle de la Commission d’éthique évangélique que vous présidez depuis cette année et qui regroupe trois Églises faisant à la fois partie de la FPF et du CNEF.
En effet, ce livre désire se tenir sur la ligne de crête entre le retrait quiétiste ou la militance radicale et l’accommodation voire la complicité à un monde qui s’éloigne de plus en plus des belles valeurs de l’Évangile. Cette position intermédiaire est la position que cherche de manière générale à avoir la CEPE afin d’apporter un regard éthique constructif de sorte que les chrétiens des Églises que nous représentons (actuellement l’UEEL, la FEEB, l’UNEPREF, plus deux membres observateurs, un CAEF et un mennonite) puissent être «sel et lumière» dans ce monde. À lire attentivement le livre, on peut néanmoins sentir, selon les contributions, un rapport de l’Église à la société un peu différent, ce qui est normal compte tenu des différentes sensibilités évangéliques exprimées dans l’ouvrage.
«Un « non » appelle un « oui »»
Il est écrit dans l’introduction que «Les chrétiens se sentent obligés de parler et d’agir lorsque la situation est devenue insupportable. Ils réagissent alors contre ce qui est déjà fait et qui n’a guère de chances d’être défait. C’est plus tôt qu’il aurait fallu s’engager, et de manière positive» (p.39). Est-ce que cet accent mis sur une éthique préventive, sur l’action au jour le jour des chrétiens dans le monde, est une manière d’aller contre une tendance privilégiant la dénonciation (et privilégiée par les médias) ?
Nous regrettons en effet que parfois les chrétiens se lèvent (ou se réveillent !) un peu tard pour faire entendre leur voix, quand les dés sont déjà, de fait, joués… (cela dit, ce n’est pas le propre des chrétiens !) Ce qui amène souvent à une posture essentiellement défensive, anti-, que les médias se plaisent alors à caricaturer. Non qu’il ne faille pas se lever pour dénoncer ce qui nous semble mettre en péril les fondements de la société mais, comme le disait très bien Emmanuel Mounier: un «non» appelle un «oui» encore plus grand et plus exigeant. Il faut parfois dire «non», oui, mais il faut alors dire «oui» à autre chose. Par exemple, refuser l’aide active à mourir doit être lié à une lutte active pour le développement des soins palliatifs. L’Église est appelée à être une voix prophétique dans la société, une sentinelle: or, le prophète et la sentinelle voient venir de loin les choses ! On peut ainsi regretter que, parfois, l’Église n’ait pas su être une voix prophétique mais qu’elle ait plutôt pris le train en marche, par exemple sur la question environnementale où elle porte pourtant une voix que seule elle peut porter.
Quand on parle d’éthique et d’Église, on a l’habitude d’entendre parler et débattre à propos de thématiques liées au corps et en particulier au corps féminin (avortement, PMA, GPA…). L’éthique sociale telle qu’évoquée par le livre ne parle qu’à la marge de ces problématiques. Est-ce parce que l’éthique sexuelle et reproductive n’est pas sociale ou parce que ces problématiques se prêtent mal aux positions nuancées et intermédiaires entre interdiction et acceptation ?
Ce qui est inclus dans l’éthique sociale est l’objet de débat, entre minimalistes et maximalistes (Hannah Arendt excluait par exemple la politique de l’objet de l’éthique sociale). À titre très personnel, j’ai une vision assez maximaliste de l’objet de l’éthique sociale, c’est-à-dire que j’estime que des questions comme les questions d’éthique sexuelle et familiale, qui sont considérées par beaucoup comme étant a priori des questions d’éthique privée, sont en réalité aussi des questions d’éthique sociale, i.e. publique, non seulement parce qu’en France elles relèvent de la solidarité nationale (i.e. avortement, PMA, etc. sont pris en charge par la Sécurité sociale) mais parce qu’elles façonnent le type de société que nous sommes, par exemple sur la définition de la famille, premier socle de la société. Nous avons néanmoins fait le choix, pour ce livre, de nous en tenir à une conception plus classique de l’éthique sociale, en abordant des questions comprises par tous comme strictement sociales, telles la politique, l’écologie, la pauvreté, l’économie, etc. Et cela car la CEPE a déjà eu l’occasion dans d’autres publications d’aborder des sujets d’éthique considérés comme privée (par exemple la PMA, la fin de vie et bientôt un texte sur la dysphorie de genre). Ce n’est donc pas tant car les questions d’éthique privée se prêtent moins à une position pastorale équilibrée et constructive qu’elles n’ont pas été abordées dans ce livre. Cela étant dit, il est vrai que le divorce entre la position des évangéliques et la position de la société est clairement plus marqué sur les questions d’éthique privée comme les questions d’éthique sexuelle et familiale que sur des questions comme l’écologie ou la pauvreté. J’ajouterais enfin que la CEPE a aussi voulu publier un livre d’éthique sociale car il y avait un manque relatif à ce sujet dans le monde évangélique francophone. En effet, les évangéliques ont développé de nombreuses actions sociales mais elles sont insuffisamment pensées. Ce livre montre ainsi que, contrairement à ce que certains peuvent avoir tendance à croire, les évangéliques ne s’intéressent pas qu’aux questions d’éthique privée mais portent aussi une parole sociale forte.
Votre première contribution personnelle dans l’ouvrage porte sur la devise «Liberté, égalité, fraternité». Vous comparez le «sens commun» de ces trois mots aujourd’hui en France et «en contrepoint un regard chrétien» (p.85). Ce regard chrétien vous fait voir «la liberté chrétienne comme libération du péché pour pouvoir aimer» face à une liberté «comme non-nuisance». Fruit de «l’égalité théologique fondamentale» de créatures «en image de Dieu», l’égalité chrétienne met l’accent sur «la justice sociale» et «la lutte contre les discriminations» face à une égalité qui a une forte tendance à l’égalitarisme. Enfin, la fraternité chrétienne «n’a pas de frontières ou de limites» face à une fraternité de fait réservée aux proches. Continuant l’exercice, verriez-vous le même genre de divergences à propos des mots république ou même laïcité (que certains voudraient rajouter à la devise) ?
J’aurais effectivement pu aborder dans ce chapitre sur la devise républicaine les divergences existant quant à la compréhension de la laïcité que certains veulent ajouter à la devise. Je dis bien la compréhension car la loi de 1905 est, elle, assez claire quant au fait que la loi de la laïcité est une loi de liberté religieuse et non une loi de restriction religieuse. Cette loi dit que l’État est neutre mais qu’il doit garantir l’exercice de la liberté religieuse. Ainsi, cette loi, bien comprise, offre un cadre de liberté d’expression de la foi bien plus large que beaucoup ne le croient malheureusement, ayant intégré un certain discours laïcard défensif et antireligieux. A cet égard, le Conseil national des Évangéliques de France (CNEF) a publié une série de livrets forts pertinents intitulés Libre de le dire, que j’invite chacun à consulter.
Votre deuxième contribution personnelle (avec Frédéric de Coninck) porte sur le travail, thématique qui a fait l’objet d’un texte cet été de la part de la Commission d’éthique protestante évangélique (2). Vous listez 5 enjeux éthiques actuels (dignité, justice sociale, relationnel, vision d’ensemble, sens et reconnaissance). Le travail est en France un lieu où il est difficile (pour ne pas dire mal vu) de parler de sa foi. Dans ce lieu où ils sont quotidiennement avec des non-chrétiens, comment les chrétiens peuvent-ils agir (et améliorer les choses) sans témoigner ?
Pour abonder par rapport à ce que je viens de dire au sujet de la laïcité, nous sommes en réalité bien plus libres que nous ne le croyons de témoigner de notre foi au travail (voir le livret Libre de le dire au travail du CNEF). Bien entendu, il y a manière et manière de témoigner. Il ne s’agit pas de faire une campagne d’évangélisation sur son lieu de travail ! Mais l’on peut très bien partager en toute simplicité sa foi à ses collègues. Comme l’apôtre Pierre le dit, nous devons être toujours prêt à rendre compte de l’espérance qui est en nous (1 Pierre 3,16). Je crois ainsi que les chrétiens sont appelés, par leur comportement au travail, à la fois à améliorer les choses (ou plus modestement à éviter qu’elles empirent) et à susciter la curiosité quant à la raison d’être de leur comportement. Un comportement appelé à être exemplaire dans le bien d’une part et dans l’opposition au mal d’autre part, ce qui demande force et courage et appelle ainsi l’Église à être un lieu de soutien et d’encouragement pour ses membres.
«Le poteau indicateur (ou la maison témoin) du Royaume de Dieu»
Alors que nous vivons dans une des sociétés les plus riches du monde, pourquoi la situation sociale est-elle «aussi dégradée» (p.150) et polarisée ? L’une des lignes qui parcourt le livre est l’idée que «l’Église est une éthique sociale» et que les chrétiens doivent «prendre conscience que toute leur pratique et leur vie spirituelle comprend et forme une manière d’être ensemble» (p.72). Comment faire comprendre qu’ils doivent «s’engager de manière positive à soigner les maux de la société» (p.39) à des chrétiens qui (comme les non-chrétiens) sont souvent d’abord absorbés par leur transformation personnelle ?
À mon sens, la situation sociale de notre pays est aussi dégradée car, d’une part, la richesse globale du pays cache de nombreuses inégalités et injustices et car, d’autre part, l’émiettement individualiste de notre temps fragilise le sens du commun. En ce sens, l’Église, si elle vit réellement la vocation à laquelle l’appelle son Seigneur, c’est-à dire en étant un lieu de communion, de solidarité et de partage où chacun est considéré, où personne ne manque de rien, où chacun trouve sens à sa vie, peut être le poteau indicateur (ou la maison témoin) du Royaume de Dieu qui brille au sein d’une société meurtrie et en perte de repères. C’est le pari du chapitre: «L’Église comme éthique sociale» ! L’Église, ce lieu où se retrouvent unies des personnes si différentes, contribue à retrouver le sens du commun, le sens de la transcendance et du décentrement de soi dans une société hédoniste du chacun pour soi.
L’une des caractéristiques du protestantisme évangélique au sens large est d’avoir un rapport plus souple à l’Église comme institution que dans les autres tendances du christianisme et en particulier le catholicisme (dont le livre mentionne souvent la «doctrine sociale», tout en donnant même la parole à un prêtre catholique sur le «bien commun», comme vous l’avez mentionné). Cette souplesse institutionnelle de l’évangélisme est-elle une force ou une faiblesse en matière d’éthique sociale ?
La souplesse institutionnelle de l’évangélisme est à la fois une force et une faiblesse, tout comme la dimension très structurée du catholicisme est à la fois une force et une faiblesse. Pour ce qui concerne l’évangélisme, sa souplesse est une force car elle lui permet de pouvoir davantage s’adapter et de permettre à chacun de se retrouver dans l’une ou l’autre sensibilité mais elle est une faiblesse car elle ne permet pas toujours une expression publique commune, pouvant parfois donner l’impression d’une certaine cacophonie. Néanmoins, il faut souligner que si l’évangélisme est loin d’être aussi structuré que le catholicisme (et ne le sera jamais pour des raisons ecclésiologiques), un effort remarquable de structuration a été entrepris notamment depuis la création du CNEF, sans compter la structuration en unions et fédérations qui existait déjà depuis bien longtemps.
Marjorie Legendre, pasteure de l’UEEL à Gennevilliers et professeure d’éthique et de spiritualité à la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine, préside depuis cette année la Commission d’éthique protestante évangélique (CEPE).
(1) Commission d’éthique protestante évangélique, Pour une éthique sociale évangélique, Excelsis (Terre nouvelle), 2024. Avec des contributions de Rachel Calvert, Frédéric de Coninck, Robert Despré, Luc Forestier, Daniel Hillion, Yannick Imbert, Marjorie Legendre, Luc Maroni, Alexandre Nussbaumer, Luc Olekhnovitch, Éric Pires Antunes et Louis Schweitzer.
(2) CEPE, Travailler aujourd’hui: Quelle réalité ? Quelle vision théologique ? Quels enjeux éthiques ?, juillet 2024.