Les leçons de l’exilée Hannah Arendt face au fascisme qui vient - Forum protestant

Les leçons de l’exilée Hannah Arendt face au fascisme qui vient

Dans un ouvrage palpitant, Marina Touilliez nous plonge dans les années d’exil d’Hannah Arendt en France (1933-1941) à la rencontre de sa tribu: Walter Benjamin, les Cohn-Bendit, Günther Anders et leur île d’amitié du 10, rue Dombasle, dans une France qui se trahit de mesures anti-étrangers en camps d’internement, décidées par un parti radical «en même temps» de droite et de gauche.

Texte publié sur le blog de Stéphane Lavignotte.

 

Pour Walter Benjamin, dans Sur le concept d’histoire, ce qui nourrit la force du prolétariat pour se battre, c’est

«l’image des ancêtres enchaînés, non d’une postérité affranchie. Notre génération à nous est payée pour le savoir, puisque la seule image qu’elle va laisser est celle d’une génération vaincue. Ce sera son legs à ceux qui viennent» (1).

Il y a dans cette citation d’un texte majeur de Benjamin écrit en 1940 beaucoup du livre de Marina Touilliez, Parias, Hannah Ardent et la « tribu » en France (1933-1941) (2). Une génération. Le personnage central de la tribu – fantasque, hypocondriaque jusqu’au suicide, canabinophile – Walter Benjamin, le plus touchant avec Erich Cohn-Bendit, un des principaux avocats des communistes persécutés en Allemagne et son épouse Herta, parents du regretté Gaby (né en 1936 à Montrouge) et de Dany, est entouré de militants magnifiques: Günther Anders, futur grand critique de la technique et premier mari d’Hannah Arendt; Chanan Klembort; Fritz Fraënkel, psychiatre et compagnon d’essais psychotropiques de Benjamin; Arthur Koestler, celui qui mit en garde – à en être traîné dans la boue – contre le stalinisme, et d’autres… Et bien sûr, la grande dame qui veillait sur toute la tribu: la jeune Hannah Arendt, 27 ans à son arrivée en France en 1933, accompagnée de son second mari, faux dandy et vrai révolutionnaire, Henrich Blücher.

 

Les leçons de l’histoire ?

Tous vivent dans le même immeuble du 10, rue Dombasle – ou pas très loin – dans le 15e arrondissement de Paris, sous la bienveillante protection d’une concierge lectrice de L’Humanité en union libre avec un antifasciste italien qui les protégera bien des fois. Tous ont fui l’Allemagne nazi car communistes et souvent juifs. Marina Touilliez reprend la méthode d’Anne Steiner dans le magnifique Les En-Dehors (3) sur les communautés anarchistes de la Belle époque: grâce à un impressionnant travail d’archives et des visites sur les lieux de l’histoire, elle nous fait partager leur vie comme dans un roman. Un luxe de détails nous plongent dans leur vie quotidienne, des tracasseries administratives aux fous rires et faux espoirs. Elle nous présente les personnages comme si elle les avait rencontrés. Au passage, Marina Touilliez «apporte des éléments très nouveau à la biographie d’Hannah Arendt» selon la grande spécialiste de la philosophe Martine Leibovici, l’ouvrage corrigeant également des erreurs répétées de livres en livres.

Surtout, il y a le fond de la citation de Benjamin: ne prenons pas les leçons de l’histoire comme des sagesses tièdes, des mise en garde théoriques; ce qui motive notre envie de révolution et notre prochaine résistance au fascisme qui va venir n’est pas l’espoir des lendemains qui chantent mais le désir de venger nos vaincus, de leur donner la victoire qu’ils n’ont pas eu. Ceux de la Commune de Paris, de l’Ukraine de Makhno, des bateaux de Cronstadt, des fusillés de Fontainebleau, des forêts d’Amazonie et des bassines du Poitou… de la génération perdue de la rue Dombasle. Faire perdre ceux qui les ont vaincus. Laver l’affront que la France s’est faite à elle-même, cette France dont ils espéraient la protection et qui les a trahis.

Les venger d’abord du piège qui s’est refermé progressivement sur eux, de l’Allemagne nazifiée à la France qui se pétainise avant l’heure. Nous suivons Hannah Arendt grâce à l’ouvrage dans les couloirs des universités de Francfort – où le théologien Paul Tillich et le philosophe Théodore W. Adorno lâchent Günther Anders face à l’antisémitisme qui monte –, Marbourg – où Hannah Arendt tombe amoureuse du futur nazi Heidegger – puis Heidelberg et la vie sans le sou à Berlin, où grâce aux factures que Marina Touilliez a trouvé dans les archives, nous visitons l’appartement meuble par meuble.

 

Quand le bloc central court après l’extrême droite

Ils quittent l’Allemagne où les nazis viennent d’arriver au pouvoir. Hannah Arendt, Chanan Klembort et Henrich Blücher nous servent de guides dans le petit monde de la gauche allemande et du sionisme en exil et qui pense que ce n’est que pour quelques mois: des clowns pareils ne tiendront pas. Cruelle illusion d’hier et d’aujourd’hui. Ils rejoignent un pays qu’ils croient accueillant aux juifs: ne dit-on pas en Allemagne «Heureux comme un juif en France» ? N’est-ce pas le pays où l’on s’est levé contre l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus, close à peine trente ans plus tôt ?

Mais depuis la crise de 1929, l’extrême droite mène l’agitation dans la rue pour alimenter la peur du «métèque» – encore plus s’il est allemand et juif – et les partis du bloc central – Parti Radical, «en même temps» de droite et de gauche en tête – légitiment déjà les discours racistes par des mesures de plus en plus hostiles aux étrangers, triste et vaine course à l’échalote et vers l’abîme.

Ils arrivent dans une France où depuis la loi du 10 août 1932 protégeant la main d’œuvre nationale, il est plus difficile de travailler. En décembre 1934, une circulaire demande aux préfets d’expulser les étrangers en situation irrégulière et sans travail – même juifs vers l’Allemagne. Les lois de Nuremberg en septembre 1935 n’y changent rien. Une fois passé le répit du Front populaire, les renvois en Allemagne reprennent en 1938-1939. Deux décrets-lois de 1938 pris par le gouvernement du radical Daladier décrètent «indésirables» les combattants et civils espagnols qui fuient la victoire franquiste – et qui inaugurent les camps d’Argelès-sur-Mer ou de Gurs – comme les Italiens antifascistes et les Juifs allemands et autrichiens, en particulier communistes.

Traques policières, arrestations préventives lors d’une visite de Ribbentrop ou pour amadouer le régime nazi… il faut survivre. Ne pas pouvoir travailler faute de carte de travail, carte que l’on ne peut avoir… que si l’on travaille. Organiser des universités populaires. Monter un studio de photo et un cabinet médical clandestins. Créer une librairie clandestine. Tomber amoureux de la femme du voisin d’appartement, au prix de le voir vous livrer mortellement aux assassins staliniens – ceux qui tueront Trotsky – dans votre futur exil au Mexique. Benjamin essayant d’écrire, même si l’ascenseur est trop bruyant. Et partir en vacances à l’été 1939.

 

Les camps de la République

Mais la guerre éclate. Commence pour eux la période des «camps de la République». Les amis rentrent à Paris pour être aussitôt arrêtés car… allemands et donc suspects de travailler pour l’ennemi, bien que communistes et souvent juifs, déchu de leur nationalité allemande par ce régime qu’ils ont combattu et fui. On leur refuse de s’enrôler dans l’armée française. «On nous a volé notre guerre», dira Arthur Koestler; la France par cette attitude l’avait déjà perdue commente Benjamin. Ils sont internés une première fois au stade olympique Yves du Manoir de Colombes. Ils arriveront à sortir. Mais seront arrêtés une nouvelle fois en 1940, inaugurant le vélodrome d’hiver, deux ans avant la grande rafle antisémite de la Police nationale. Puis d’autres camps, une centaine dans toute la France qui retiennent 40000 personnes, comme Gurs où la vie quotidienne de Hannah Arendt et ses amis ressemble à un enfer sans fin, de famine en maladies. Puis, de longs mois pour s’échapper des camps, de caches chez les habitants à des maisons vides ou des forêts hostiles. Pour rejoindre Marseille ou les Pyrénées orientales et espérer fuir aux États-Unis.

À la trahison de la République française, s’ajoute celle de l’Union Soviétique. Si presque tous avaient déjà rejoints l’opposition au KPD allemand, coupable d’avoir refusé l’alliance avec les sociaux-démocrates pour s’opposer aux nazis, le pacte germano-soviétique signifie la disparition de tous les repères. Et aussi la trahison de la gauche française: si des Français ordinaires ouvrent leur porte dans la fuite, sauvant la vie des Cohn-Bendit, si quelques écrivains écrivent des lettres de soutien et si Raymond Aron se mobilise, la Cimade n’entre dans ces camps qu’après qu’ils s’en soient échappés mais surtout il n’y a pas de nouvelle génération dreyfusarde, humaniste, qui se lève pour prendre leur défense.

Ainsi, s’il s’agit de venger des justes d’avoir été victimes du nazisme et du pétainisme, il s’agit de venger la République d’elle-même. Ce que nous montre l’ouvrage à travers la survie de ces parias, c’est que les pleins pouvoirs à Pétain puis le régime de Vichy n’arrivent pas comme un orage dans un ciel serein: une fois passée l’embellie du Front populaire, la Troisième République dominée par le bloc central autour du Parti Radical continue sa trahison progressive de la République par sa politique anti-étrangers. Elle n’est plus qu’un fruit mûr à ramasser au moment de la défaite de 40. Walter Benjamin ne survivra pas à l’effondrement de tant de mondes auxquels il croyait. Le récit de sa mort – de son suicide ? – alors qu’il avait réussi à fuir la France pour l’Espagne est le passage le plus poignant de l’ouvrage.

Comment comprendre qu’Hannah Arendt puisse écrire des années après qu’elle «a été en partie formée par huit longues années assez heureuses passées en France» ? À la lecture de l’ouvrage, on perçoit comment se forment bien des thèses de la philosophe, de la banalité du mal ou des origines du totalitarisme. On comprend mieux la dent dure qu’elle a dans son ouvrage sur le procès Eichmann contre les responsables communautaires juifs de l’époque. Elle forge le concept de parias qui donne son titre à l’ouvrage: les droits étant liés à l’appartenance à l’État-nation, perdre sa nationalité signifie ne pas pouvoir se faire entendre, ne pas pouvoir se battre pour ses droits, risquer de devenir transparent, superflu, au risque du génocide. «Assez heureuses» ? Sans doute parce que dans ces longs mois de lutte, la seule chose qui tient, ce que le livre rend magnifiquement, c’est l’amitié et sa puissance: douce, riante, forte, créative. Vivante contre toutes les forces de mort. Les amis ne s’abandonnent jamais, se cherchent malgré leur dispersion dans toute la France, se ruinent une fois aux États-Unis pour faire venir ceux restés en France. Les Cohn-Bendit n’arriveront jamais à partir et Dany naîtra un mois avant la fin de la guerre.

Rejoignant de nombreux philosophes qui ont défendu l’amitié comme une vertu et une valeur politique, l’ouvrage nous fait percevoir charnellement combien dans les temps difficiles d’hier – et de demain – plus que compter sur la République ou quoi que ce soit, l’amitié est notre seule patrie, pour rependre les termes d’Hannah Arendt. L’amitié ? À la vie, à la mort…

 

Illustration: le 10 rue Dombasle à Paris, aujourd’hui.

(1) Walter Benjamin, Écrits français , Gallimard (NRF, Bibliothèque des idées), 1991, 400 pages, 27,90 euros (Folio essais, 2003, 512 pages, 11 euros), p.440.

(2) Préface de Martine Leibovici, L’échappée, 2024, 512 pages, 24 euros.

(3) Anne Steiner, Les En-dehors, Anarchistes individualistes et illégalistes à la «Belle Époque», L’échappée, 2019, 288 pages, 19 euros.

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