Laurent Ridel: en prison, « la capacité à vivre ensemble est surprenante »
«La relation la plus intime, empreinte d’une très grande confiance est certainement celle entretenue avec l’aumônier.» Dans ce deuxième volet de l’entretien, l’ancien directeur de l’Administration pénitentiaire de 2021 à 2024 témoigne de la «place singulière» et «importante» occupée par les religions en prison.
Lire le premier volet de cet entretien: Laurent Ridel: les prisons ne sont pas «la voiture balai».
«On prédisait la disparition de la religion»
Au cours de votre longue carrière, avez-vous vu la place de la religion en prison évoluer ?
Laurent Ridel. En 1985, dans le cadre de ma scolarité d’élève directeur, j’ai effectué un stage à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy qui venait d’ouvrir. Le sentiment religieux paraissait alors reculer de façon inexorable au sein de la société. Je m’attendais à faire le même constat, sans doute de façon plus prononcée en prison. D’ailleurs, dans ses rapports annuels, l’AP (Administration pénitentiaire) ne l’évoquait quasiment plus. Et pourtant, j’ai été saisi par le rôle des aumôniers, notamment à travers un prêtre, le père Aubry. Il résidait à Versailles et hébergeait des sortants de prison à son domicile. Il avait une vision charismatique de son ministère. À l’occasion de ce stage, j’ai ainsi découvert que la religion était présente au quotidien en prison, ce qui m’a même conduit à rédiger mon mémoire sur le thème des «aumôniers catholiques en milieu carcéral».
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Dans les années 1980, on prédisait la disparition de la religion. Mais, quarante ans plus tard et pendant toutes ces années, j’ai constaté dans mes différentes affectations qu’elle occupait toujours une place singulière, que ce soit en Alsace ou à Paris. En Outre-mer, tout particulièrement en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, la religion fait partie de la vie quotidienne. Les détenus chantent des cantiques le soir. Même dans l’hexagone, il me semble que la longueur de la peine, l’isolement social, parfois le sentiment de culpabilité incitent les détenus à se tourner vers la spiritualité. La place de la religion demeure importante.
Comment faire vivre la diversité des croyances religieuses, au sein d’une structure aussi fermée ? [NDLR: Sept cultes bénéficient d’un dispositif de «reconnaissance» de la part de l’Administration pénitentiaire, qui les mentionne en tant que cultes «organisés»: catholique, protestant, juif, musulman, bouddhiste, orthodoxe et depuis 2013, Témoins de Jéhovah.]
La laïcité en prison est strictement appliquée mais elle demeure ouverte et positive, non refermée sur elle-même. Elle repose sur trois axes complémentaires: une obligation stricte de neutralité pour les personnels; la protection de la liberté de conscience et de sa pratique religieuse pour les détenus; la garantie d’offrir à chacun la possibilité d’exercer sa spiritualité et le culte de son choix.
Le personnel a une position particulière vis-à-vis des détenus. Il vit avec eux. Les détenus se trouvent dans une situation de dépendance. Les croyances et les pratiques religieuses sont très diverses et il est nécessaire de donner des clefs de compréhension à l’ensemble des agents afin de leur permettre tout à la fois de veiller au respect de cette liberté spirituelle et de lutter contre toute forme de prosélytisme. C’est d’autant plus important que certains de nos jeunes agents, suivant l’évolution d’une partie de notre société, n’ont pas de culture ou de tradition religieuse. Ils sont à cet égard représentatifs de l’éloignement d’une partie des nouvelles générations vis-à-vis du sentiment religieux. Quand j’étais directeur interrégional du Grand-Est, un surveillant avait effectué une fouille dans une salle de culte. À juste titre, l’aumônier catholique s’était plaint du désordre laissé dans les objets de culte à l’issue de cette opération. J’avais rencontré cet agent et de bonne foi il ne comprenait pas, avant mes explications, en quoi les modalités de sa fouille avaient pu heurter. De la même façon, il est recommandé, sauf urgence bien sûr, de ne pas entrer dans une cellule lorsque le détenu prie. On peut attendre la fin de ce moment de recueillement religieux. C’est une question de courtoisie, mais aussi et surtout de respect d’une liberté fondamentale.
La capacité à vivre ensemble et parfois la tolérance des détenus, garantie par l’action des personnels pénitentiaires, est surprenante. Par exemple, il n’y a eu que très peu de répercussions en prison des tensions internationales (Afghanistan, Moyen-Orient…). De même, au plus fort de l’incarcération des détenus poursuivis pour des faits de terrorisme islamiste radical, la grande majorité des détenus sont demeurés hostiles à cette idéologie et respectueux de la liberté et de la pluralité spirituelles.
«C’est l’un des seuls lieux où le détenu ne se sent pas jugé»
La capacité d’adaptation de l’Administration pénitentiaire est également surprenante ?
Oui, l’Administration pénitentiaire a évolué comme la société dont elle est le miroir. Sa fonction première est de mettre en œuvre les peines prononcées par les tribunaux au nom du peuple français mais les missions pénitentiaires se sont beaucoup diversifiées et peu d’institutions ont autant évolué en une génération. Prenons l’exemple du droit. Lorsque j’ai débuté ma carrière, les détenus n’avaient juridiquement aucun droit, toutes les décisions prises par l’Administration pénitentiaire étaient considérées comme des mesures d’ordre intérieur, insusceptibles de recours contentieux. La prison était, d’un strict point de vue juridique, un lieu d’arbitraire, alors qu’aujourd’hui, elle est régie par le droit. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 contient quarante articles sur les droits des détenus: par exemple, le droit de vote est un accès à la citoyenneté. En 2022, 15000 détenus ont voté, souvent pour la première fois de leur vie, dix fois plus qu’à la précédente présidentielle de 2017. Le respect du droit est un facteur de baisse des violences. La prison peut être une seconde chance au niveau de l’accès aux soins notamment psychiatriques, la formation, la citoyenneté, la lutte contre l’illettrisme. Il convient de remarquer que ce mouvement en faveur du droit, consacré par la loi pénitentiaire en 2009 et le code pénitentiaire en 2022, résulte plus d’une action des juges administratifs et européens que d’une volonté des responsables politiques ou des juges judiciaires qui prononcent pourtant les peines d’emprisonnement.
Quel rôle jouent véritablement les aumôniers ?
Un rôle incontournable. Au-delà de l’aspect strictement religieux, ils contribuent à rassurer les détenus, à les pacifier, à apporter un accompagnement plus doux, un supplément d’âme enraciné dans leur quotidien. C’est l’un des seuls lieux où le détenu ne se sent pas jugé mais peut aller de l’avant dans sa vie.
Parmi les facteurs de sortie de la récidive se trouvent l’âge, une présence bienveillante mais aussi l’apprentissage du bien/mal et du respect de l’autre. Par sa présence responsabilisante, l’aumônier peut contribuer à favoriser ce chemin, surtout si le détenu entreprend une démarche spirituelle réelle.
Auparavant, la religion était une obligation [NDLR : la messe était obligatoire jusqu’en 1885]. Dans les années 2000, elle est devenue un droit. Des textes, comme la loi pénitentiaire, ont consacré l’exercice du culte, la liberté de conscience. La jurisprudence du Conseil d’État en la matière est importante et respectée.
«Un réel militantisme dans le bon sens du terme»
L’aumônerie protestante présente-t-elle un caractère spécifique par rapport aux autres cultes ?
Sa profondeur historique – comme celle de l’aumônerie catholique – lui donne une place particulière. Le droit canon a inventé et théorisé la peine privative de liberté, la pénitence. En 1791, la Révolution française a en quelque sorte laïcisé cette peine. Jusqu’au début du 20e siècle, le rôle de l’aumônier catholique était essentiel mais il existait déjà des prisons pourvues d’aumônerie protestante, comme les centrales de Poissy ou d’Ensisheim par exemple. Ainsi les archives nous apprennent qu’en 1866, sur 18053 condamnés hébergés en maisons centrales, 17493 étaient catholiques, 463 protestants, 70 juifs et 26 musulmans. Le nombre d’aumôniers protestants intervenant actuellement est important au regard notamment de la proportion estimée de détenus appartenant à cette confession.
Par ailleurs, le culte protestant entretient, sans doute du fait de l’histoire et de son organisation, une distance, une indépendance assez marquée à l’égard de l’Administration pénitentiaire. Au sein des aumôneries protestantes, il existe un réel militantisme dans le bon sens du terme – dont est issue la Cimade – dans le respect de l’institution, non dans l’intention de lui nuire. L’engagement et la réflexion sont marqués sur le sens de la peine, le retour des condamnés au sein de la société. Mais les points communs entre les aumôneries, particulièrement catholique et protestante, l’emportent sur leurs particularités.
Enfin, l’aumônerie protestante connaît actuellement un phénomène nouveau: la diversité de l’offre renouvelée avec la présence des évangéliques, celle des aumôniers du voyage qui est moins récente. Cette diversité est une richesse car elle permet une médiation avec les détenus.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué au cours de votre longue expérience sur le ministère des aumôniers ?
Je pense à la lutte contre le suicide, les aumôniers ont en ce domaine un rôle important. Tout au long de ma carrière, j’ai été marqué par le nombre important d’aumôniers dont l’intervention a permis de sauver des vies parce qu’ils ont attiré l’attention du personnel en signalant une personne dont la détresse était passée inaperçue. À l’intérieur des murs, il existe des cercles relationnels autour des détenus qui vont du surveillant au CPIP, du contremaitre à l’enseignant, du médecin au chef d’atelier mais la relation la plus intime, empreinte d’une très grande confiance est certainement celle entretenue avec l’aumônier.
Passionné par le monde pénitentiaire qu’il voit comme une fenêtre ouverte sur la société et ses nombreux défis, Laurent Ridel y a occupé successivement les postes de chef de cabinet à la Direction de l’Administration pénitentiaire; chef d’établissement de la maison centrale de Poissy, puis, du centre pénitentiaire de Nouméa; conseiller pénitentiaire au cabinet du Garde des Sceaux; successivement directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est, de l’Outre-mer et d’Ile de France, avant de devenir directeur national de l’Administration pénitentiaire jusqu’au 8 avril 2024.
Illustration: extrait de la vidéo sur l’aumônerie aux prisons (FPF, 8 septembre 2020).