La vengeance du pangolin ?
« Le cas du pangolin est très parlant. Au début du XXe siècle, on comptait à peu près 430 millions de Chinois, dont les conditions de vie n’avaient évidemment rien à voir avec celles d’aujourd’hui. À l’époque, le pangolin était un mets de choix réservé à une petite minorité. Son ingestion n’avait pas d’impact sanitaire. Un siècle de croissance démographique et de développement économique plus tard, ces habitudes traditionnelles peuvent emporter des conséquences sanitaires dramatiques. Pour le dire autrement, manger du pangolin dans des conditions sanitaires déplorables à une époque où des milliards d’êtres humains voyagent en avion chaque année fait courir un bien plus grand risque à l’humanité qu’il y a un siècle. »
Tenter « de comprendre les causes de la pandémie » et « analyser ses effets sur notre rapport aux autres êtres vivants », c’est l’objet de cette riche conversation de Baptiste Roger-Lacan avec le vétérinaire et épidémiologiste François Moutou et l’anthropologue Frédéric Keck qui débute avec les espèces suspectées d’avoir permis au virus de franchir la barrière d’espèce dont le pangolin. Pour Moutou, sur les marchés chinois où cela a eu lieu, « d’autres scénarios sont possibles. On y trouve des piles de caisses, qui contiennent chacune un groupe d’animaux d’espèces différentes ; or, si l’on voulait tester les possibilités de transmission de virus d’une espèce animale à une autre ou d’une espèce animale à l’espèce humaine, on ne s’y prendrait pas autrement ! Pour autant, malgré ces conditions virales dramatiques, nous n’avons connu depuis le début du XXIe siècle que deux échappements de virus : le SRAS en 2002 et le SRAS-2 en 2019. En d’autres termes, la barrière des espèces est rarement franchie, si l’on considère les tonnes d’animaux qui transitent et sont manipulés sur ces marchés. » Pour Keck, l’écologie des maladies infectieuses a beaucoup évolué ces dernières années : « deux conceptions holistes — le terroir riche et l’écosystème fermé — sont remises en question » par l’idée aujourd’hui dominante qu’il y a « dans l’histoire de l’humanité une alternance de phases de révolution et de stabilité. Dans ce cadre, la première grande phase révolutionnaire est la Révolution néolithique, qui a produit la domestication et la coévolution entre hommes, animaux domestiques et un certain nombre de microbes. La peste bovine, par exemple, est passée chez l’homme, chez qui elle est devenue la rougeole. En contrepartie, ce processus de sédentarisation et de domestication de la nature nous a apporté de nombreux bienfaits. Nous traversons le même type de révolution depuis les années 1970, avec le développement des élevages industriels, qui se traduit par l’augmentation massive de la « production » d’animaux à des fins de consommation humaine. Cette révolution de l’élevage industriel (livestock revolution) a rendu caduque les mesures mises en place depuis la révolution néolithique pour contrôler ces maladies qui nous viennent des animaux. »
(1er avril 2020)