La condition de réfugié et la condition hospitalière
En introduction à l’atelier sur les politiques migratoires de la 4e Convention du Forum, Olivier Abel examine la condition de ceux qui arrivent, les refugiés, et la condition de ceux qui accueillent. En soulignant que l’important est peut-être de se préoccuper des temps et des rythmes, rythme migratoire comme rythme hospitalier.
Dans un dessin humoristique d’Albert de Pury, qui fut longtemps professeur d’Ancien Testament à l’université de Genève, on voit de dos, assis dans un jardin devant leurs thés, un couple. Elle tient sa croix huguenote au bout des doigts, et commente une manifestation avec des banderoles que l’on voit passer derrière les grilles du jardin : « Nous aussi nous avons été réfugiés, il y a trois siècles, on n’en fait pas toute une affaire ! ». Je commence par cette histoire pour pointer l’illusion mémorielle d’un nous purement identitaire : le nous d’une mémoire vivante est un nous éthique, un nous qui se déplace pour dire sa sensibilité à des conditions semblables, et pour agir.
Dans un premier temps (1), je voudrais déployer les grandes lignes de la condition de réfugié, jadis et aujourd’hui — je dis aujourd’hui car il y a des éléments inédits qui sont en train de bouleverser cette condition. Dans un second temps je voudrais revenir sur la condition hospitalière, c’est-à-dire les conditions d’une hospitalité soutenable, et le rythme fondamental de l’hospitalité, entre le temps de l’urgence inconditionnelle, et celui de la reconstitution d’un pacte qui fasse place à la réciprocité.
Avant de commencer, je voudrais dire aussi le point d’où je vais parler cet après-midi : je suis rentré il y a quelques jours d’Istanbul, où j’ai un fils qui habite, et je suis très inquiet de ce qui se prépare là-bas, et sur toutes ces frontières que nous avons trop longtemps négligées. Il va falloir encaisser un nouveau choc de l’histoire, et nous réorganiser pour l’accueillir.
1. La condition de réfugié, et le rythme migratoire
De toute antiquité, il y a une asymétrie de conditions, et aussi de droits et de devoirs, entre ceux qui sont chez eux et ceux qui sont étrangers. Le devoir d’hospitalité fait partie de tous les devoirs de protection du fort au faible. Il illustre la responsabilité de celui qui est déjà là à l’égard du nouveau venu, de l’habitant à l’égard du passant. À cet égard, un exilé, un réfugié, un étranger de passage, est tout autant un faible, quelqu’un de démuni, que peut l’être un petit enfant : les bébés aussi sont des nouveaux venus ! D’un autre côté, il y a une profonde ambivalence de la figure de l’étranger, qui pouvait être un dieu déguisé — ou plus simplement, en régime chrétien, une image de Dieu, un visage de l’incognito du Christ. Mais de la même manière il pouvait aussi être un ennemi, un prédateur, un envahisseur hostile, un hostis.
Selon les cultures et des traditions il y a mille manières d’accueillir, mille manières de se faire accueillir. La sociologie des réfugiés européens pour motif religieux, dissidents, proscrits, rescapés de persécutions, colons de tous poils partis pour refaire une société nouvelle selon leurs vœux, a produit des sociétés d’immigration pluralistes, en tout cas davantage pluralistes que les nations restées seules sur leur territoire. Georg Simmel, illustrant le Chicago du milieu du 19e siècle, écrivait que l’étranger qui vient d’entrer dans la ville avec son baluchon devait être regardé derrière un respectueux voile d’ignorance, comme on regarde un enfant, car on ne sait pas ce qu’il va devenir : peut-être que dans dix ou vingt ans il en sera le maire. Parmi les réfugiés qui se pressent aux portes de l’Europe, il y a probablement les Pierre Bayle et les Denis Papin de demain, mais il y aussi, comme il y avait alors, des bandits et simplement des pique-assiettes ! Comme partout, comme toujours.
Tout est donc plus compliqué : il y a certes des rescapés d’une faiblesse extrême, et dénués de tout, et des habitants bien protégés dans leur propriété et la défense de leur forme de vie. Mais il y a aussi des populations attachées à leurs paysages, qu’elles ont travaillé et jardiné depuis des générations, et qui se retrouvent dépaysées chez elles, dans des paysages saccagés par la mondialisation et l’accélération des échanges. Il y a des flux migratoires de touristes heureux qui passent sans entraves toutes les frontières sans même parvenir à éprouver le moindre dépaysement. Il y a des populations incarcérées dans des territoires inhospitaliers, invivables, ou coincées dans des espaces frontaliers qui forment des bourrelets de camps, dans de quasi-no man’s lands. Il y a enfin des bandits, prêts à marcher sur la tête de leurs parents, à larguer femme et enfants, pour manger à d’autres râteliers, indifférents à tout civisme dans leur propre pays. Tout cela existe mêlé. De toute façon il n’y a pas d’autochtones, au sens propre nés de la terre : personne n’est entièrement chez soi, nous sommes tous des descendants de colons, le peuplement de nos pays s’est fait par colonisations successives, et comme me le disait ici même le doyen Jean Carbonnier brisant l’idéologie des racines : de ces pierres Dieu pourrait tirer une descendance à Abraham !
Certains voudraient pouvoir trier, choisir leurs réfugiés, comme ils prétendent choisir leurs enfants.
Ce qui est nouveau, cependant, apparaît comme une rupture de rythme, une accélération massive. Elle est peut-être due à des évolutions technologiques dans les modes de déplacements physiques, les transports, mais aussi psychiques et imaginaires, les réseaux de communication. Elle est certainement due à des crises guerrières, alimentaires, à des destructions d’écosystème, qui mettent ce que notre humanité a de vulnérable, les corps humains vivants, dans une situation mortelle de harassement et de désarroi. En bien des endroits du monde, cette accélération globalisée ne défait pas seulement les états, mais les sociétés. Les populations déplacées, leur augmentation constante, en sont le symptôme.
Ce qui change ainsi, c’est que jadis, en temps normal, les étrangers et même les réfugiés, les exilés, arrivaient un par un, comme nos enfants. Ce qui nous arrive, et qui est parfois perçu moins comme l’arrivée de réfugiés qui nous ressemblent, des minorités persécutées, que comme de nouvelles invasions barbares qui réveillent les traumatismes de notre vieux monde latin, ce sont des migrations en masse. C’est une question de rythme, et l’hospitalité mesurée, bien mesurée, souvent trop mesurée, se transforme en hostilité. Certains voudraient pouvoir trier, choisir leurs réfugiés, comme ils prétendent choisir leurs enfants.
C’est pourquoi à nouveau, après une période, si brève à l’échelle de l’histoire, où nous avions cru pouvoir liquider les frontières dans un nouvel ordre mondial libéral, surgissent et se durcissent des frontières nouvelles, impitoyables, barbares. La nouvelle frontière est douce à ceux qui comme nous sommes dedans et pouvons en sortir, et d’une dureté terrible pour ceux qui voudraient entrer, et qui en sont exclus. Ici encore, nous aimerions pouvoir rapporter cela à l’opposition déjà classique entre un monde océanique, le monde des sociétés ouvertes, et un monde de territoire clos, celui des sociétés fermées. Le philosophe Hobbes, au 17e siècle, avait perçu cette opposition, qui était alors l’opposition entre le monde protestant et le monde catholique. Plus récemment, le juriste allemand du troisième Reich, Carl Schmitt, voyait les puissances centrales de l’Europe prises d’assaut par le capitalisme anglo-saxon. Et il y a certainement dans la mondialisation, la société liquide qu’elle génère (et jusque dans l’effrayante flexibilité des migrants), une menace pour tous les états et sociétés territorialisés. Je crois d’ailleurs qu’il faut cesser d’opposer platement l’ouverture à la clôture : il y a un seuil optimal d’ouverture, au-delà duquel, comme l’avait montré Claude Lévi-Strauss, les échanges trop rapides deviennent destructeurs de culture et génèrent un besoin terrible de clôture. Aucune société n’est ouverte à tous égards, et il faudra retrouver un rythme plus subtil entre l’ouverture et la fermeture.
Mais ce que je vois aussi, dans tout cela, c’est comment nos sociétés européennes démocratiques, et férues de droits de l’homme, n’ont cessé d’externaliser et de sous-traiter la garde de leurs frontières à des états non-démocratiques. Tout au long de la frontière méditerranéenne, tout se passe comme si nous avions eu besoin de régimes autoritaires, du Maroc à la Turquie, en passant par l’Égypte et bien d’autres : comme si nous avions préféré maintenir en place autant que possible des régimes forts, capables de tenir nos frontières, naguère contre le communisme, et aujourd’hui contre l’islamisme. Ce partage cynique, qui s’est manifesté dans le traitement humiliant par lequel nous tenons ces pays à nos frontières, est en train de saper et de ruiner nos fondements démocratiques, leur crédibilité. Et cela se retourne contre nous : l’Europe d’aujourd’hui se retrouve otage d’une Turquie tenue au bord du chaos par une main de fer, et qui abrite 3 millions de réfugiés, quand nous n’en acceptons qu’une infime partie. Les maîtres de la frontière ont toujours fini par être les maîtres d’un pays. Et si la Turquie explose, dans une logique génocidaire qui n’est pas finie, qui peut très bien recommencer demain, pour nous aussi le choc sera terrible.
2. La condition hospitalière, et le rythme de l’hospitalité
Pour échapper à ce chantage, il n’y a que deux voies possibles, qui prennent la mesure de la réalité du rapport des forces en cours, qui sont aussi des forces migratoires. Soit on ferme les frontières dans une surenchère nationaliste qui prépare la guerre — comme le disait Michel Rocard, la guerre c’est ce qu’il y a de plus facile, c’est ce vers quoi nous allons. Soit, de manière ouverte et délibérée, nous brisons le chantage et la peur, en laissant passer les réfugiés, et cela implique un changement gigantesque de ce que c’est que l’Europe. L’Europe de demain sera de toute façon différente.
Si l’Europe veut échapper à la logique du discours de guerre, il lui faut de toute urgence inventer une hospitalité qui comprenne l’hostilité. Qui comprenne ce que j’appelais à l’instant le fait humain universel qu’il y a des rapports de force. Et qui comprenne ce principe, énoncé par la philosophe Simone Weil en 1937, que l’« on est toujours barbare avec les faibles ». Même si on ne le veut pas, on écrase ceux qui sont trop faibles. C’est pourquoi il est si important de faire place à une structuration politique minimale qui empêche que certains soient trop faibles. Car sinon ils peuvent, dans une logique suicidaire, abandonnant tout souci de sécurité pour eux-mêmes, pour leur société, pour la planète, chercher par tous les moyens à faire du tort, un tort insupportable, aux plus forts. Comment sortir de cette double barbarie qui pèse aux portes de notre histoire ?
Il faut d’abord que les sociétés européennes réalisent qu’elles ne sont plus, en tout cas plus de manière intégrale, des états-nations, mais de plus en plus des sociétés d’immigration. Il y a un écart vertigineux entre les chiffres migratoires (qui donnent depuis déjà longtemps un double des entrées en Europe par rapport aux USA), et l’image de soi de nos sociétés (bercées dans l’illusion d’une migration temporaire, choisie, complètement soluble dans une laïcité idéalisée, sinon sacralisée). Pour affronter la réalité qui vient, et qui est là, il nous faut changer d’imaginaire, et abattre le mur qui s’élève entre la France officielle et la France réelle. Il nous faut, bien plus encore que les sociétés qui furent celles du refuge protestant, inventer un régime de cohabitation capable de soutenir un pluralisme durable et profond, des multi-appartenances, et si possible une laïcité qui soit vraiment un code des codes, et non pas une identité intégriste imposée à tous.
Mais de l’autre côté, il faut réaliser que les sociétés européennes ont des limites dans leur capacité de charge et d’accueil. Certes il faut déplacer ces limites, car elles tiennent à des images de ce que doit être une vie normale, à des standards de droits sociaux, à des règles de précaution, qui sont à bien des égards au-dessus de nos moyens — et peut-être à côté de nos véritables finalités. Il faut cesser de croire et de faire croire que nous sommes une arche de Noé d’abondance dans un monde en perdition, submergé par le déluge. Cette croyance est de toute façon une erreur, car il est bien des régions du monde où les gens sont heureux et ne se portent pas si mal que cela ; et cette croyance contribue à la démoralisation, à la dépolitisation, à la dévitalisation des sociétés de là-bas. Mais justement, il ne faut pas croire ni faire croire qu’ici tout peut réussir, car cela conduit les réfugiés à se formater comme ce qu’ils croient être notre culture, notre morale, notre politique : celle d’individus bardés de droits et de revendications, auxquels tout est dû. Nous sommes alors dans une société d’ingratitude : ingratitude à l’égard de Dieu qui nous a donné le monde à cohabiter, ingratitude à l’égard de nos prédécesseurs et de nos contemporains, comme si nous ne devions rien qu’à nous-mêmes. Cette impuissance à retrouver le sens profond de la gratitude et de cette charité anonyme, issus de l’Évangile, qui furent le cœur de l’orientation profondément sociale de toutes nos sociétés, nous interdit d’en réinventer des modalités qui conjoindraient dans une nouvelle donne les politiques sociales et les politiques migratoires de l’Europe.
Pour penser la condition hospitalière, et accompagner la mutation, je dirais même la conversion prudente, de l’hostilité en hospitalité, il faut sans doute distinguer les droits et devoirs minimums des passants, tout cela que l’on appelait le droit des gens (par différence avec les droits du citoyen), et ceux des habitants, qui reconnaissent leur attachement à une société donnée et se disposent à y participer en citoyens. C’est cela que j’appelle le rythme de l’hospitalité, qui distingue deux temporalités : un temps court et un temps long.
Il y a le temps court de l’urgence, qui est celui de la solidarité éthique inconditionnelle, qui tient compte d’une asymétrie radicale dans la situation entre ceux qui sont installés, et qui sont des grands, et ceux qui débarquent démunis, et qui sont des petits. Cette inconditionnalité est celle de l’Agapè, celle du bon Samaritain qui n’a pas cherché à savoir qui était son prochain mais qui s’est fait le prochain de celui qui était à terre. Elle a le pouvoir de briser la logique de la discrimination entre les nôtres et les autres, la logique du « les amis de nos amis sont nos amis » — qui conduit le monde vers des logiques mafieuses, et dans en tous cas vers une société subtilement close de gens qui se sont entre-choisis. Non, l’hospitalité inconditionnelle refuse de choisir, elle accueille tous ceux qui arrivent, et tout de suite, sans considération des causes ni des conséquences.
Pour accueillir un autre que soi, il faut avoir un soi.
Mieux : cette inconditionnalité considère tous les humains non pas seulement comme des animaux à abriter et nourrir mais d’abord comme des sujets parlants, qu’il faut si possible accueillir dans leur langue, ne pas humilier, mais au contraire créditer de la capacité à parler — je proposerais volontiers un petit cadeau d’accueil, une puce de téléphone chargée de crédits. Je suis d’ailleurs convaincu que si les frontières étaient davantage ouvertes (ce qui suppose aussi de penser leur fermeture possible, leur surveillance, un véritable temps d’accueil et d’orientation, une grosse dépense certainement pour nos pays), beaucoup chercheraient à repartir dans leur pays après avoir vu ce qui se passe de l’autre côté des frontières : la curiosité, qui a pris chez nous cette forme massive que l’on appelle le tourisme, est un trait universel de l’humanité.
Mais il y a aussi le temps long, le temps de l’hospitalité durable et soutenable, le temps de l’installation. Car comme il en fut de tout temps, une partie notable des réfugiés qui pensent leur refuge comme temporaire, et qui idéalisent bien vite leur pays d’origine, n’y retourneront finalement jamais, ne serait-ce que parce qu’à leur tour ils auront des enfants qui vont grandir ici. Ce temps long, qui n’est plus celui de la justice immédiate qui arrête le malheur, mais celui de cette justice médiatisée qui cherche à reconstituer la possibilité du bonheur, est celui de la solidarité politique. Et elle est conditionnelle. Ce n’est plus l’Agapè mais la Philia des Grecs. Elle exige de reconstituer la mutualité, la réciprocité, le sentiment de l’endettement mutuel. En tissant la multiplicité des liens, elle demande à chacun, et aux diverses allégeances et affiliations, d’entrer dans un pacte politique et social qui soit une nouvelle alliance. Ici encore, l’endettement mutuel n’est pas seulement économique : c’est aussi la crédibilité mutuelle d’êtres parlants, capables d’interpréter les uns devant les autres ce qu’ils sont et ce qu’ils désirent être, des êtres capables de se frotter, de se résister respectueusement.
Je parlais de capacité de charge : la capacité de charge a certainement une dimension économique, puisqu’il s’agit de démographie. Il faudrait même dire que pour accueillir des migrants, des réfugiés, il faut une société qui elle-même soit capable de natalité. Mais c’est aussi une capacité de charge culturelle, et j’oserai dire aussi cultuelle : elle suppose des sociétés en état de créativité culturelle et cultuelle suffisante pour pouvoir saluer et accueillir la créativité cultuelle et culturelle des arrivants. Comme le disait Paul Ricœur, et je terminerai sur ce mot, pour accueillir un autre que soi, il faut avoir un soi.
(1) Dans l’introduction à l’atelier sur les politiques migratoires, je me suis basé sur quelques points de mon discours à l’Assemblée du Désert début septembre 2016.
(Photo : frontière entre la Hongrie et la Serbie en juillet 2015, au plus fort de la crise migratoire due à la Guerre de Syrie, Délmagyarország/Schmidt Andrea)