Pourquoi la vérité ? (2) - Forum protestant

Si difficile à définir, la vérité est malgré tout l’objet d’un «rapport de force. Le contrôle des consciences, même en démocratie, passe par celui de l’imaginaire, des repères de l’esprit et des certitudes» comme on le voit dans notre ère de post-vérité. Dans ce deuxième volet, Philippe Kabongo-Mbaya, se demande si la question n’est pas «pourquoi la vérité ?, plutôt que celle de sa définition ou de son essence». Parce que, comme le pari de la foi, «l’appel de la vérité invite finalement dans l’humilité à se reporter sur quelque chose d’autre que sur le besoin de sa propre sécurité».

Lire le premier volet du texte, qui a servi de support à la conférence donnée à l’Église protestante unie de France, Champigny sur Marne, le 22 mars 2024, dans le cadre de l’inauguration de son Centre paroissial.

 

 

3. Quelle est notre vérité aujourd’hui ?

Notre siècle est un temps particulièrement privilégié en bien de domaines. Internet, téléphonie, réseaux sociaux, moyens de communications et d’échanges toujours plus efficaces, plus intenses, et bien souvent bénéfiques. Il nous arrive même de nous demander sincèrement comment nous faisions avant… tout étonnés de tant de facilités aujourd’hui ! Les flux d’informations et de sources de savoirs ont littéralement explosé ! Nous éprouvons un fort sentiment de liberté, voire de sécurité, bien qu’il soit mêlé à une sensation d’incertitude et parfois d’amères déconvenues.

Ce que nous vivons en ce temps est très lié à l’idéal d’un monde ouvert. Un monde où tout pourrait être partageable, échangeable, disponible. Pouvoir jouir de tout sans entraves, dans l’accès aux distractions comme aux choses plus sérieuses: ainsi de la vérité. L’idéal de l’open society va ensemble avec la mondialisation, qui ne concerne pas seulement la libre circulation des biens et des personnes, mais aussi des produits symboliques, des offres de vérités ou des certitudes nouvelles. Nous ne sommes pas uniquement des consommateurs de la mondialisation, mais encore ses agents, ses supports actifs. L’assaut de toutes sortes de publicités, matérielles ou numériques, est là pour nous en convaincre.

Il n’y a pas longtemps, les opérateurs téléphoniques rivalisaient dans leurs offres d’abonnements. Les «forfaits illimités» ne permettaient pas que l’accès confortable aux interactions personnelles ou professionnelles, mais aussi de se raconter soi-même, pouvoir devenir un récit intéressant pour autrui. C’est-à-dire, incarner une histoire vraie, une vérité narrative.

Illimités… !: combien de gens ont pu se poser la question de savoir la vérité qui était là-derrière ? Comment un bien peut-il être illimité et continuer de présenter une quelconque valeur ? Comme pour la mondialisation elle-même, l’arnaque est souvent passée inaperçue. Car une chose sans contours, sans frontière, est par définition une réalité imprécise ! La tromperie dans la circulation des échanges est-elle une erreur de parcours ou dans la logique même de ces rapports virtuels ?

Le regard critique vis-à-vis de l’open society a souvent rencontré cette remarque: toute nouveauté génère scepticisme et angoisse, comme à l’invention de l’imprimerie. Entre tout ce qui est positif dans l’actuelle modernité de communications et la lucidité nécessaire sur son lot d’aveuglements, d’asservissement, de mensonge et d’insécurité, de violence réelle même: le tri n’est pas aisé. Ainsi le danger plane-t-il sur la possibilité d’une vraie communication sociale; sur la crédibilité de ce qui se donne à entendre ou à voir.

On se souvient de ce constat outré d’Umberto Eco:

«Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel».

Ce propos n’est pas du tout élitiste. Il met le doigt sur le terreau où fantasmes, mythomanies, et autres délires débordants fermentent et prolifèrent.

Nous avons déjà indiqué que la guerre entre les sachants, leur désir de contrôler les savoirs homologués (cf. la crise du discours officiel au moment de la pandémie) étaient une réalité liée aux intérêts sonnants et trébuchants. Il n’est pas rare d’entendre rappeler qui détient les médias en France et pourquoi. Les autorités des USA ont à peine annoncé leur volonté d’interdire TikTok qu’un magnat local s’est proposé comme repreneur.  J’ai mentionné l’ambiguïté du financement de la recherche fondamentale par des particuliers liés à l’aristocratie financière. Le rapport à la vérité n’est pas simplement ce que nous comprenons; il est aussi et peut-être avant tout un rapport de force. Le contrôle des consciences, même en démocratie, passe par celui de l’imaginaire, des repères de l’esprit et des certitudes.

Au siècle dernier, Edward Bernays, neveu de Freud, écrivait ceci dans son livre intitulé Propaganda (1928):

«Théoriquement, chacun se fait une opinion sur les questions publiques et sur celles qui concernent la vie privée. Dans la pratique, si tous les citoyens devaient étudier par eux-mêmes l’ensemble des informations abstraites d’ordre économique, politique…, ils se rendraient vite compte qu’il leur est impossible d’arriver à quelque conclusion que ce soit. Nous avons donc volontairement accepté de laisser à un gouvernement invisible le soin de passer les informations au crible pour mettre en lumière le problème principal, afin de ramener le choix à des proportions réalistes.» (1)

Aujourd’hui, les vrais acteurs invisibles ne sont guère directement les États; mais plutôt les GAFAM, dont certains offrent la possibilité de vivre des vérités parallèles. Le monde réel et l’univers virtuel s’interpénètrent et interagissent bien plus que ce qu’on ne croit.

Les faits et leurs conséquences sont déjà bien palpables; ils font des ravages.

Fake news (même si c’est bien Twitter qui, à l’époque, avait bloqué les tweets frauduleux de Donald Trump lors des élections américaines de 2020);
– Criminalité numérique (hackers, extorsions, harcèlements, suicides commandés, etc.);
– Banditisme des États (manipulation des élections des pays tiers, espionnage de haut niveau, etc.);
– Culture de robot (formatage des sociétés à la rationalité numérique, dérives d’addiction digitale, etc.);
– Complotismes, conspirationnismes;
– Post-vérité.

Ce sont là des réalités qui tendent à se banaliser et qui portent les germes des nouvelles formes de conflictualité. Nous nous contentons de les indiquer, sans plus de commentaires qu’elles n’en méritent.

Un mot peut-être sur la post-vérité, car elle touche aux sujets que je viens d’indiquer et souvent les résume. Elle est au cœur de notre thématique, comme une sourde injonction ringardisant l’idéal de Vérité.

Le terme apparaît en 2004, aux USA. Il désigne la période historique que nous vivons. Les expressions ère de post-vérité ou post-factuelle sont mobilisées pour décrire l’évolution des interactions entre la politique et les médias… du fait de la montée en puissance de l’usage social d’internet, notamment de la blogosphère et des médias sociaux. Ces néologismes désignent

«une culture politique dans laquelle les dirigeants politiques orientent les débats vers l’émotion en usant abondamment d’éléments de langage et en ignorant, consciemment ou non, les faits ainsi que la nécessité d’y soumettre leur argumentation, ceci à des fins électorales» (2).

Il me semble possible de faire un rapprochement entre l’empire de la post-vérité et la conviction que j’ai déjà mentionnée dans le courant philosophique américain, du nom de pragmatisme, à savoir: ce qui est vrai est ce qui marche, ce qui réussit. Il y a sans doute également quelque chose du nihilisme, en d’autres termes la conviction que les choses n’ont a priori ni sens, ni vérité déjà-là, accompagne également l’ère de la post-vérité. Les phénomènes n’ayant pas de sens, on leur en trouve un ou on leur assigne tel ou tel autre sens.

Dans un essai stimulant, au style truculent, plein de malice, l’économiste et sociologue camerounais Célestin Monga a analysé la situation post-coloniale des sociétés africaines sous ce même éclairage (3). J’ai alors compris moi-même ce que signifiait le chaos des discours africain, sous tous les rapports sociaux observables dans le contexte actuel de l’Afrique noire: une sorte de «nihilisme de la débrouillardise» où toute vérité reste informelle !

Qu’est-ce que la Vérité ?

L’interrogation est presque angoissante au regard des formidables mutations qui balafrent notre temps.

– L’(in)transparence des informations et leur validité;
– les promesses et les actes des autorités légitimes dans notre pays, ou ailleurs;
– les grands défis sociétaux tels que le genre, la fin de vie, etc.;
– le rapport à l’argent ou au sexe;
– les inégalités sociales, le racisme…

… la liste est longue !

Mais la question qui nous intéresse pourrait être finalement celle de savoir pourquoi la vérité ?, plutôt que celle de sa définition ou de son essence. C’était le fil conducteur de mon propos. La réponse à cette interrogation dépasse le problème de la possibilité du langage, de la communication, et concerne fondamentalement le défi de la CONFIANCE. Quelle valeur accorder à la parole de l’autre, à ses actes, pour la validité de toute communication (4) ? Sur quels fondements reposent les échanges pour faire société et croire au bien commun ? La recherche de la vérité va beaucoup plus loin que la socialisation. Elle est plus profonde que la compréhension du monde environnant.

 

4. Connais-toi toi-même

Sur le fronton du temple de Delphes, dans la Grèce antique, trônait cette exhortation: «Connais-toi toi-même». Les philosophes et les historiens assurent que Socrate s’est approprié ce mot d’ordre et en a fait la base de sa pensée et de sa technique pédagogique. Comment être certain d’accéder à l’intime vérité de ce que je suis ? Le même philosophe vénérable affirmait: «Je sais que je ne sais rien»

«Que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer ?»: ainsi, près de vingt siècles après, un illustre Prussien revenait à la charge.

Les questions que nous nous posons sont comme celles de la Bible: elles ne sont pas là pour trouver des réponses; mais la foi consiste à travailler en sorte que ces questions ne soient jamais refermées ou définitivement résolues !

Quand l’apôtre Paul affirmait: «Je connaîtrais comme j’ai été connu…» (1 Corinthiens 13,12), ce n’était pas de l’envolée rhétorique d’un esprit rompu à la dialectique hellénique ou à la virtuosité de la sagesse rabbinique; il s’agit d’une confession de foi.

En réalité, ce pari de la foi rejoint toute la discussion sur la vérité, pour le monde et pour chacun·e. Ni dogmatisme réactif, conquérant ou combatif, ni dénégation par faiblesse, apeurée mais sentencieuse, l’appel de la vérité invite finalement dans l’humilité à se reporter sur quelque chose d’autre que sur le besoin de sa propre sécurité.

Car, bien souvent, la recherche de la vérité se cristallise dans l’affirmation d’une orthodoxie (5). Celle-ci est posée comme la norme qui qualifie et fonde toute Vérité instituée, face à l’hérésie. Puisque l’hétérodoxie ne se réduit pas à la déviance, mais qu’elle incarne le partiel, le combat pour la vérité peut se radicaliser en une lutte idéologique (6), visant le confusionnisme, le révisionnisme ou le relativisme. Les passions que suscite le wokisme actuellement en France en disent long sur le baromètre de confiance qui serait nécessaire aujourd’hui pour le Bien commun. De quelle manière le débat des convictions philosophiques et religieuses, pourrait-il y contribuer face aux sachants médiatiques ou politiques si redoutables dans le marketing de bla-bla ?

Le protestantisme ne se trompe peut-être pas en réservant ce signifiant vérité à Dieu seul.

 

Illustration: Mosaïque découverte dans les fouilles du couvent San Gregorio sur la Via Appia à Rome, avec la mention grecque Gnôthi sauton (connais-toi toi-même).

(1) Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, traduit de l’anglais (USA), La Découverte (Zones), 2007, p.32.

(2) Page Wikipédia Ère post-vérité, consultée le 22 mars 2024.

(3) Célestin Monga, Nihilisme et négritude, PUF, 2009.

(4) Pierre-André Stucki, Éducation et réciprocité, Editions ouverture, Le Mont-sur-Lausanne, 2007. Je me souviens d’une page de La phénoménologie de l’esprit où Hegel déclare: la conscience de soi n’est en soi et pour soi que lorsque et parce qu’elle est aussi la conscience d’autrui (cité ici de mémoire). Stucki ne dit pas autre chose, en faisant dialoguer Locke et Searle, et vice versa, en confirmant ainsi la centralité de la question de la confiance, ou du rapport à l’autre, pour toute réflexion sur la vérité (op.cit., pp.166-185.) Par le même miroitement, cette fois-ci, entre Locke et Kierkegaard et vice versa, cet auteur en fournit une illustration parfaite: «‘Tu devrais rechercher la vérité, tu devrais être attentif à autrui’, mais pourquoi donc ? Deux réponses sont possibles: ‘Tu devrais parce que c’est dans ton intérêt’, ou bien ‘Tu devrais parce que tu vas droit dans le mur’». C’est un ensemble des considérations que coiffe un beau sous-paragraphe dénommé ‘De la connaissance et la reconnaissance’.

(5) Sur ce sujet, l’ouvrage déjà ancien de Jean-Pierre Deconchy (L’orthodoxie religieuse, Les Éditions ouvrières, 1971) garde sa pertinence pour une analogie des instances et moyens de Vérités, que celles-ci soient scientifiques, idéologiques ou portant sur les valeurs en débat dans la société. Les vérités sont des biens; leur protection, leur circulation et leurs échanges ont en quelque sorte besoin de police ! 

(6) C’est un point qui mériterait plus de remarques que ce que l’on propose ci-dessus; nous nous contentons ici d’en signaler l’importance. 

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