Pourquoi la vérité ? (1) - Forum protestant

«La vérité ne se réduit pas à des constats indiscutables», elle dépend de «notre rapport aux choses» et des «limites du langage, tout ce qu’il peut comporter d’équivoque, de quiproquo», comme on le voit aujourd’hui avec son «éparpillement, son émiettement suivant les domaines de connaissances, les ordres de discours». Dans le premier volet de cette réflexion, Philippe Kabongo Mbaya se demande d’abord «de quelle vérité parle-t-on ?», ensuite «pourquoi Pilate a-t-il dit un jour à Jésus:  »Qu’est-ce que la vérité ? »». Et si c’était «ce qui se rate, qui est susceptible de rater» ?

Texte ayant servi de support à la conférence donnée à l’Église protestante unie de France, Champigny sur Marne, le 22 mars 2024, dans le cadre de l’inauguration de son Centre paroissial.

 

On m’a raconté l’histoire d’un paysan dans le Sud-Est de la France, dans le Var, à l’apparition des toutes premières locomotives. Cela se passe au milieu du 19e siècle. Ce brave homme avait été informé qu’une énorme machine venait d’être construite, et qu’elle se déplaçait vite, avec sa puissance de 450 ou 500 chevaux !

Le paysan riait; de dénégations en dénégations, il a fini par dire: «Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Je ne peux croire ce que vous dites».

On l’a amené à la gare. Et voyant l’engin, il a crié: «Mais ça, ça ne pourrait jamais bouger ! cet amas d’acier et ses composantes métalliques lourdement imbriquées rouleraient ?!».

Puis, la locomotive a sifflé. Lentement, elle a commencé à se mouvoir sur les rails, avant de prendre de la vitesse. Elle roulait et la voilà partie !

L’homme s’est écrié: «Vous voyez bien, elle ne pourra pas s’arrêter… Ça ne s’arrêtera jamais».

Cet homme ne dit pas «Comment est-ce possible ?», mais: «Ce n’est pas possible». Il ajoute: «Ça ne s’arrêtera pas…». Que montre ce déni ? Nous sommes dans le registre de la croyance. Après la dénégation («Ce n’est pas vrai…») face à la réalité qu’il voit pourtant, il y a le déni: «Ça ne s’arrêtera pas».

Cette scène restitue toute la relation entre la vérité et l’ignorance. Chacun a sans doute en mémoire des histoires analogues, qui confirment le lien entre vérité et superstition, vérité et bêtise, vérité et folie. Autant de handicaps et de maux à vaincre en vue de maîtriser la nature, mais encore la conquête de soi-même.

Le roman national français a été aussi façonné par l’idée de progrès. Depuis le 18e siècle, on a cru que les progrès scientifiques sortiraient les peuples de l’obscurantisme et que, enfin éclairées, les nations européennes s’épanouiraient en liberté et en vérité. Se répandant dans le monde, les puissances européennes ont donné à cette utopie le nom de civilisation. L’objectif est resté le même: sortir de la grande nuit, embrasser le progrès et sa lumière unique !

Le progrès étant devenu ce que nous savons, le combat pour la vérité semble largement accaparé par les sachants officiels, les potentats des savoirs homologués et, en face d’eux, celles et ceux qui les défient de mille manières, et qui, au moindre faux pas, reçoivent le nom de complotistes ou quelque autre disqualification.

Ce combat pour le savoir, pour la vérité culturellement admise, a parfois pris aux USA un tour très pragmatique. Dans cette proximité, un courant philosophique du même nom a, comme nous le verrons, trouvé son chemin en marquant les représentations et des schémas d’inspiration rationnelle ou logique.
Nous connaissons le questionnaire à choix multiples. Un modèle plus simple, appliqué notamment pour des tests de culture générale, ne comprend que deux entrées: Vrai ou Faux.

Par exemple :

Hong Kong est une ville insulaire de la Chine du Sud: Vrai ou Faux ?
La laïcité autorise l’État à superviser les religions en France: Vrai ou Faux ?

Pour la première question, la réponse saute aux yeux: Hong Kong est effectivement une métropole de la Chine méridionale. Quant à la deuxième assertion, la réponse demande une importante rectification si l’on veut faire droit à la vérité, eu égard aux termes de la Loi de 1905: répondre par «Faux» ne suffit pas. La logique binaire, qui va droit au but, n’est pas satisfaisante. Car la Loi de séparation entre les Églises et l’État concerne au fond la préservation de la liberté des consciences. L’entorse à cette liberté fondamentale peut être le fait de l’État lui-même, bien que le principe de neutralité de la puissance publique soit au centre de la laïcité.

Vrai ou Faux: la réponse tranchée et tranchante peut paraître claire et efficace, quand on sait à quoi s’en tenir. Elle est toutefois loin d’être généralisable. La vérité ne se réduit pas à des constats indiscutables; et même alors, la question se poserait: le constat ne s’atteste pas lui-même, il est ce que nous affirmons. Il faudrait que ce que nous affirmons s’accorde à l’objet de l’affirmation.

Je voudrais donc essayer d’aborder ce vaste sujet en trois étapes.

De quelle vérité parle-t-on ? C’est la question qui m’intéresse dans un premier moment.

Ensuite, pourquoi Pilate a-t-il dit un jour à Jésus: «Qu’est-ce que la vérité ?».

Dans la dernière étape, je pose la question de notre vérité aujourd’hui.

 

1. De quelle vérité parle-t-on ?

Considérons un couple qui se déchire. L’un a trompé l’autre, l’une des phrases courantes est: «JE veux savoir la vérité». La vérité peut être attendue comme la condition d’un possible pardon. Mais quelle vérité est ainsi réclamée ? N’est-ce pas l’aveu ? Alors, pour soulager sa conscience, espérant que, malgré tout, les choses peuvent se calmer, celui ou celle qui est accusé peut dire la vérité. S’agit-il de la vérité ou d’une vérité ? L’aveu peut-il comporter tous les détails… ?

Un autre exemple: celui de l’homicide. Le présumé meurtrier est entre les mains de la police. On cherche un coupable. Cette personne présente un profil idéal. Il faut l’aider à passer aux aveux. L’interrogatoire devient un harcèlement. Les agents de la Judiciaire ne sont pas à court de techniques en cette matière. Les aveux tombent. La presse s’en mêle. L’opinion s’emballe. La vérité est déjà connue avant même que l’affaire soit passée entre les mains des juges. La vérité se disloque, cependant: celle de l’opinion, ou de la rumeur, et celle des tribunaux. La même chose peut survenir aux parties en cause: d’un côté, la vérité de l’accusateur, et de l’autre celle du prévenu. À sa manière, en effet, l’accusé peut se prévaloir d’être un bouc émissaire; tandis que le requérant revendique être l’unique victime dans l’affaire ! Voilà un premier visage de la vérité: la vérité judiciaire.

Les gens parfois se demandent pourquoi les médecins ont presque tous une écriture indéchiffrable quand ils font des ordonnances. On pourrait établir un parallèle avec leur difficulté à être transparents avec les patients, ou avec leurs proches. Les explications restent souvent insaisissables, alambiquées, rarement tranchées. C’est un autre visage de la vérité. La vérité déontologique. Elle est faite de prudence aussi bien dans le diagnostic que dans le protocole de soins. Sans négliger la circonspection des médecins face à la judiciarisation de la société qui gagne, après sa banalisation aux USA. On peut en outre évoquer la vérité bureaucratique, qui est bien souvent kafkaïenne, notamment envers certaines populations dans notre pays. Maintenant que l’IA s’en mêle, ce ne sera pas la vérité des chiffres, mais celle de l’arbitraire, et toujours envers les mêmes milieux !

Lors d’une émission sur notre univers, un physicien disait: pour la compréhension de l’immensité du monde, il y a la théorie relativiste et celle de la physique quantique. Laquelle est la bonne ? Comme elles n’abordent pas l’univers de la même manière, disait-il, cela signifie qu’il n’y a pas un univers, mais des univers. C’est un exemple du visage de la vérité scientifique. Celle qui avance par des hypothèses, à tâtons. Son temps n’est pas celui des journalistes, ou des pseudo-scientifiques, mais la durée longue, avant la communication de quelques résultats un tant soit peu assurés.

Dans ce domaine, tout a basculé. Les crédits publics pour la recherche étant continuellement en diminution, les multinationales et les grandes entreprises interviennent. Dès lors, de quelle manière cette recherche (de vérité) peut-elle toujours prétendre être libre de toute interférence ?

Dans leur course vers les sources privées de financement, les laboratoires et les centres de recherche fondamentale rivalisent d’imagination. Les médias sont mis à contribution pour annoncer des projets prometteurs, des résultats mirifiques. La vérité scientifique, extrêmement complexe, est ravalée à une promesse ou une annonce de résultats: une propagande qui se vend bien ! Tout étant aujourd’hui en ligne, dans les réseaux sociaux, cette propagande prend alors l’allure d’un matraquage et dissimule un vaste envoûtement idéologique, qui se targue de scientificité ! Chacun peut aller à l’abreuvoir de la vérité qui lui plait et dont il peut devenir lui-même un influenceur auto-proclamé.

Quant aux traditions religieuses, croyances ou spiritualités, elles apparaissent de tous temps comme juchées au sommet de cette revendication de la vérité. Elles concernent un Dieu, l’absolu, la transcendance, etc. Elles offrent des fondements aux représentations dont se servent d’autres domaines de savoirs ou de croyances, dans cette course vers la vérité. Le visage de la vérité religieuse a pour territoire toute la Vie, et toute la Mort, et ambitionne de connaître l’au-delà même de la mort ! La vérité religieuse a pour emprise la totalité de la personne humaine. Elle décrit l’origine de ce qui existe et prétend offrir des certitudes sur les choses dernières.

On comprend pourquoi ce visage a été récupéré par les systèmes totalitaires du siècle dernier, les fondamentalismes les plus intolérants, les plus terrifiants; mais également par le régime économique d’hégémonie, qui s’est imposé sur la planète entière à la suite de l’effondrement du communisme soviétique ! La vérité religieuse est totale, englobante, tout aussi engluante, comparable aux substances de momification des temps des pharaons.

Voyez ce qui se passe aux USA avec les partisans de Donald Trump… En France, pays pourtant de très forte laïcisation, une personne sur cinq croyait que les attentats de 2015 étaient fomentés par l’État ! La prédisposition complotiste et l’amour de la révélation qu’incarne la vérité religieuse sont des cousins ! Il y a moins de vingt ans, on considérait le créationnisme comme un phénomène typiquement américain. Aujourd’hui en France, le nombre de celles et ceux qui croient que la terre est plate ne cesse de croître. Croire et connaître sont si imbriqués dans la vérité religieuse qu’il est bien souvent désespéré de vouloir les démêler, y compris dans notre modernité ou post-modernité (occidentale).

Vérités judiciaire, déontologique, bureaucratique, scientifique, religieuse: comment connaître le fin mot de cette quête de la Vérité ? Et nous n’ignorons pas tout ce qui fourmille et se farfouille sur le Net. De quelle vérité parle-t-on ? Il n’y aurait plus finalement de «vérité qui nous éclaire, dès lors que tout le monde pense avoir sa vérité ou qu’on estime que la vérité importe peu» (Bernard Piettre (1)) ?

L’éparpillement de la vérité, son émiettement suivant les domaines de connaissances, les ordres de discours, mais encore l’hyperspécialisation de la recherche, tout cela ne se confond pas avec la question du pluralisme ou du relativisme tant décriés par certaines autorités catholiques ou dans des milieux réactionnaires. Nous parlons de la Vérité avec un grand V, nous préjugeons qu’il doit en être ainsi. Les Anciens ne nous ont-ils pas précédés dans cette intuition ?

Depuis l’Antiquité jusqu’aux Temps modernes, on pouvait être géographe tout en étant philosophe; mathématicien en même temps que métaphysicien; médecin et astrologue, etc. Qui se souvient que, pour Platon, les réalités éternelles et divines étaient accessibles par la contemplation intellective, theôria ? Le monde était intégré et sa Vérité, sa Raison (son logos), postulée comme accessible à l’esprit humain, d’une manière ou d’une autre.

Vérité en grec se dit Alèthéia. Or, ce terme comprend en réalité une particule: le a privatif et le radical du substantif lèthè, qui signifie oubli. «Établir la vérité à propos d’une chose, c’est (…) la dégager de l’oubli, la sortir de l’ombre» (2). Lèthè possède un quasi homonyme, un bon voisin immédiat, qui a donné en français létal, c’est-à-dire relatif à la mort… Échapper à l’oubli ou à la mort, cela a du sens ! Les deux situations étant symboliquement contiguës…

Pour une langue bantu au centre de l’Afrique, les termes accoucher et vérité se fixent sur un même radical (3). Comme si mettre au monde et mettre une chose en plein jour suggéraient un même phénomène (4).

On voit surtout que ce qui se dit là ne concerne pas un fait d’évidence, qui serait déjà là, ou toujours là…; mais plutôt quelque chose qui est reconnu par la pensée et le langage qui l’exprime. Si je dis «M. Éric Zemmour est un populiste», ou bien «Mme Aya Nakamura est une chanteuse très en vogue», il y a chaque fois dans la phrase un sujet et un attribut, ou prédicat. Le lien entre le sujet et l’attribut construit un sens. Celui-ci peut être vrai ou faux. Comment le savoir ? Où se situe le vrai dans l’allégation ?

L’hébreu biblique est catégorique. La vérité, ’émet de la racine ‘mn (d’où amen), désigne ce qui est solide, constant, ou qui tient, ce qui est digne de confiance. La perspective est tout entière assertorique et existentielle. Elle est moins abstraite, moins fonction de la logique cognitive que la vérité des sages grecs
Chez ces derniers, le « vrai, c’est l’affirmation de la composition réelle du sujet et de l’attribut, et la négation de leur séparation réelle; le faux est la contradiction de cette affirmation et de cette négation» (5). C’est ce que disait Aristote. L’affirmation de la composition, c’est la reconnaissance de l’adéquation entre le sujet et l’attribut dans le discours, c’est-à-dire l’impossibilité logique d’une vraie séparation entre ce sujet et son prédicat. C’est pourquoi l’inverse est également juste: le faux étant le rejet de cette reconnaissance et l’affirmation de l’inadéquation du lien entre le sujet et l’attribut. Un énoncé vrai est tel que je comprends pourquoi l’énoncé contraire est exclu. Autrement dit, pourquoi l’affirmation du contraire est impossible logiquement.

Plus que dans les choses mêmes, la vérité n’est peut-être finalement que dans notre rapport aux choses. Dans la suite d’Aristote, Thomas d’Aquin a eu cette formule lapidaire, restée la référence en la matière: «La vérité est l’adéquation de l’esprit avec la chose: adaequatio intellectus ad rem ou rei» (6). Un jugement est vrai quand il est conforme à la réalité.

La recherche de la vérité, redisons-le, n’est pas pour autant aisée. Entre le vrai, le vraisemblable, le ressemblant, le problème rebondit. L’adage dit: tout ce qui brille n’est pas l’or… Or, cette alliance à mon doigt brille. N’est-elle pas pour autant de l’or ? On voit les limites du langage, tout ce qu’il peut comporter d’équivoque, de quiproquo. C’est ce qui est arrivé entre Jésus et Pilate.

 

2. Qu’est-ce que la vérité ?

Cette mémorable interrogation n’est pas une réplique proverbiale ou une devinette. Elle ne doit pas être convoquée comme une simple illustration d’un désir indépassable de vérité, qui taraude les humains depuis la nuit des temps. Nous savons de quelle impasse cette question est issue. Son contexte tragique d’origine, remémoré depuis plus de vingt siècles, nous est familier ! Ce contexte, c’est le chapitre 18, 33-38 de l’évangile de Jean.

L’auteur du quatrième évangile est le seul du Nouveau Testament à utiliser le mot vérité avec autant de fréquence. Tandis qu’il apparaît rarement dans les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, l’évangile johannique y recourt 12 fois. Il en est de même pour les épîtres qui portent son nom. Vérité compte parmi les thèmes théologiques majeurs du quatrième évangile.

On ne peut pas faire l’impasse sur cette contextualisation, lorsqu’on s’intéresse à la façon dont Jésus répond à Pilate. Bien que la présente réflexion ne soit pas une étude biblique, il convient de souligner un nœud entre ce que Pilate et Jésus se disent. Il s’agit bien d’un interrogatoire d’enquête. Pilate (7) mène cette enquête sans concession. Jésus doit donc répondre à ses questions. «Qu’est-ce que la vérité ?» Pierre Bourdieu aurait répondu: c’est ce qui est écrit sur le front ! La vérité entre rarement en scène en totale transparence. Le quiproquo semble lui être consubstantiel, comme s’il faisait partie de son essence même. Et c’est pourquoi Pilate et Jésus se ratent. Ente les versets 33 et 38, l’intensité des paroles le dispute au stress et à l’angoisse, qui palpite dans ce court récit.

À la suite de deux philosophes de renom, Roberto Esposito et Giorgio Agamben, un historien et professeur de droit italien, Aldo Schiavone avait publié un ouvrage remarquable, dont la traduction française a paru chez Fayard en 2016: Ponce Pilate : une énigme entre histoire et mémoire. Le procès de Jésus a-t-il été régulier ? Entre les autorités juives et le préfet romain, quels étaient les enjeux ? S’écartant d’une tradition d’interprétation juridique, l’auteur s’en tient aux récits évangéliques, qu’il recoupe pour la recherche de la vérité. Rappelons la scène et ses moments saisissants.

Pilate: «Es-tu le roi des Juifs ?»
Jésus esquive et finit par dire: «…Mon royaume n’est pas de ce monde».
Pilate insiste: «Tu es donc roi ?»
Jésus accepte: «Oui, tu l’as dit, je suis roi». Il indique immédiatement le sens de cet aveu, en précisant ce dont il est en charge, son unique attribution régalienne: rendre témoignage à la vérité.
Pilate rétorque: «Qu’est-ce que la vérité ?» Et l’enquête prend fin. Presque en queue de poisson.

Toutefois, quelque chose attire notre attention: Pilate aurait dû remarquer un hiatus dans cet interrogatoire. Par deux fois, il a amené Jésus à définir ce que signifiait pour lui le terme de roi et de royauté. La mention de la vérité vient clairement comme prolongement de sens à la suite de royauté et de royaume. Elle est analogique à ce que Jésus venait d’affirmer concernant son statut et la nature de sa royauté. Ces motifs de roi, royauté et vérité sont intimement liés en une suite logique.

Pourquoi le préfet pose-t-il alors cette question au sujet de la vérité, comme s’il s’agissait d’un autre sujet, d’une préoccupation à part ? Certains experts pensent que le procurateur snobait l’agitateur galiléen, qu’il considérait soit comme un original soit comme passablement dérangé. Pour autant, les rôles ne sont pas stables: Pilate interroge le prévenu; ce dernier retourne les questions et interpelle à son tour le représentant de l’Empire. Une enquête paraît en cacher une autre…

La situation semble assez surréaliste.

Sauf si nous prenons au sérieux certains passages où il est question de vérité dans cet évangile. Au premier chapitre, la Parole faite chair est décrite comme pleine «de grâce et de vérité» (verset 14). Et donc, c’est dès l’ouverture du quatrième évangile, dans son prologue, qu’apparaît ce flamboyant prolégomène qui confère au Logos originaire une précédence éternelle. Or ce passage du premier chapitre du quatrième évangile est l’énonciation du projet intégral de ce livre: la manifestation non pas d’une chose, mais de la Vérité. Du Verbe incarné. Un dessein prodigieux de Révélation affirmé en des termes identiques à ceux du premier chapitre de la Genèse. «Au commencement… l’esprit de Dieu se mouvait sur la surface des eaux» (versets 1a et 2b). Loin d’être un simple calque, le Prologue de Jean s’affirme comme le vrai commencement, jusque-là non encore divulgué !

On comprend pourquoi Jésus dira à la Samaritaine: «Dieu est esprit, il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité» (4,24); aux juifs qui étaient devenus ses disciples, Jésus déclare: «…Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres» (8,32); enfin à ceux qui l’avaient rejeté: «Vous cherchez à me faire mourir, moi un homme qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue de Dieu» (8,40).

Pilate et Jésus parlent-ils vraiment de la même vérité ? Il y a d’un côté une vérité de révélation, qui résonne comme une théocratie existentielle insaisissable; de l’autre une vérité de détachement, fondée sans doute sur la sagesse stoïcienne, qui s’autorise de l’Empire, cette césarocratie, figure de l’ordre éternel du monde ! Qu’est-ce que la vérité sur les lèvres de Pilate au moment d’éconduire Jésus, en une condescendance visiblement apitoyée ?

La vérité ne peut être qu’universelle. Comme Rome résume le monde, l’universelle vérité peut-elle avoir un autre lieu, un autre temps ou paradigme de manifestation ?

Jésus et Pilate se ratent par ce quiproquo sur les prémisses de leurs convictions. De leurs vérités respectives.

On pourrait presque deviner dans l’affrontement de Pilate et de Jésus une métaphore de la vérité elle-même, une sorte de parabole du combat pour la vérité. Je fais cette hypothèse: et si la vérité était toujours ce qui se rate, au moment même où on croit la posséder ?

Identifier les antonymes de la vérité aide-t-il à la cerner ? Loin d’être un boulevard, une autoroute éclairée et sûre, elle ressemble plutôt à ce champ de céréales où croissent ensemble le blé et la mauvaise herbe. Tant ses imposteurs, ses vrais ennemis et faux amis restent ensemble entremêlés, toujours serrés, portant les mêmes traits de confusion !

Devant certaines situations, dessins ou schémas, une notice peut nous inviter à chercher l’erreur; sous-entendu: pour laisser plus de chances à la manifestation de la vérité. Cherchez l’erreur entre:

– vérité et sensation/ impression,
– vérité et illusion,
– vérité et mensonge,
– vérité et ses masques ou manipulations,
– vérité et l’impénétrable inconnu.

Considérer la vérité comme ce qui se rate, qui est susceptible de rater, n’est-ce pas le chemin le plus sûr pour la recherche de ce qu’elle est, pour sa reconnaissance ?

Un chanteur de rumba au Congo dit: «Quand le mensonge prend l’ascenseur, la vérité prend l’escalier. Même si elle met plus de temps, la vérité finit toujours par arriver !».

Pour parler de vérification, Karl Popper, un philosophe de sciences, utilise le terme de falsification. C’est à la manière dont un fait examiné ou une théorie sort de l’épreuve que l’on établit sa validité. L’idée exacte de cet épistémologue est la suivante: «… Une proposition est scientifique (seulement) si elle est falsifiable, si on a les moyens d’en tester expérimentalement l’éventuelle invalidité» (8). Mais cette méthode est-elle applicable à toutes les quêtes de la vérité ? La complexité de l’infiniment petit et l’immensité de l’infiniment grand sont telles qu’on ne parle plus guère de Vérité, mais seulement de propositions, d’énoncés, d’hypothèses disponibles, permettant d’avancer dans la compréhension d’un phénomène, l’expérimentation d’une théorie ou d’une équation. Avec leurs ratés et leurs acquis, les connaissances scientifiques avancent par le débat et la confrontation.

Par ailleurs, les avancées et les reculs ne sont pas nécessairement liés à la solidité, à la validité des savoirs, mais souvent aux gros intérêts qui peuvent être en jeu. La science humaniste ou désintéressée est progressivement devenue une chimère, au fur et à mesure de l’affirmation de l’ordre capitaliste.

Un philosophe comme Martin Heidegger est parmi ceux qui ont bien vu cette évolution des technosciences et de leur impact colossal pour le monde contemporain. La nature et le réel sont, selon Heidegger, arraisonnés par l’ordre capitaliste. Bien que le propos de Heidegger concerne des questions fondamentales de philosophie dans le domaine de la phénoménologie, ce qu’il dit des technosciences et de leur vérité me semble important pour notre sujet. Ce que nous pouvons savoir du réel ne serait-il en définitive que ce qu’autorise l’arraisonnement ?

Qu’est-ce que la Vérité ? Le pragmatisme américain, depuis Charles PeirceE (1839-1914), William James (1842-1910) jusqu’à John Dewey (1859-1952) et Richard RortyY (1931-2007), n’a pas démenti Heidegger. Pour le pragmatisme, le critère de ce qui est vrai c’est ce qui marche, ce qui réussit. Et de ce fait, la valeur «d’une vérité n’est pas dans le monde. [Elle] est le résultat d’un accord entre les gens concernés par [son] énoncé» (9).

 

(Lire le deuxième volet du texte)

 

Illustration: Christ devant Pilate (cathédrale de Naumburg, vers 1250).

(1) Bernard Piettre, Le Déclin de la vérité, conférence aux Entretiens de Robinson de janvier-février 2013: une contribution dont je suis bien redevable pour la trame de ce texte.

(2) Ibid.

(3) Kulela pour accoucher et Bulelela, qui signifie vérité.

(4) Par une expression personnelle émouvante, Paul Ricœur souligne cette proximité entre l’oubli et la mort: «Je reporte sur les autres, me survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants», La critique et la Conviction, Hachette/Calmann-Lévy, 1995, p.239.

(5) Aristote, Métaphysique E 4, 1027b 18-27; traduction française de J. Tricot, Vrin, 2000, p.235.

(6) L’une des phrases de saint Thomas d’Aquin dit: «De la sorte, le premier rapport de l’étant à l’intellect tient à ce que l’étant et l’intellect concordent, concordance qui est appelée adéquation de l’intellect et de la chose [adaequatio intellectus et rei], et dans laquelle la notion de vrai s’accomplit formellement». Thomas d’Aquin, Sur la vérité (1257), Article 1, tr. fr. Gilles-Jérémie Ceausescu, CNRS Editions, 2008, pp.6-7.

(7) Sans recourir aux très nombreuses études exégétiques existantes, signalons particulièrement Aldo Schiavone, cité infra.

(8) Bernard Piettre, conférence citée.

(9) Ibid.

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