« Profiter de la crise des partis politiques pour s’en débarrasser »
« Toute la force de la démocratie, qui est aussi sa difficulté, est qu’elle repose sur la notion d’égalité. Et c’est une égalité poussée assez loin, puisque cela consiste à dire que toute personne dans la société, quels que soient ses diplômes, l’ancienneté de sa nationalité ou son métier a un poids égal dans l’urne. C’est une égalité tout à fait radicale, qui présuppose ce que Jacques Rancière appelle « l’égalité des intelligences » : lorsque des personnes votent, elles n’ont pas à expliquer leurs raisons. Je peux décider de prendre au hasard un bulletin, de voter pour le candidat le plus beau, le plus compétent… C’est une égalité des raisons, au sens où toutes les raisons se valent, même celles qui peuvent sembler les plus aléatoires et les plus absurdes. »
Une période « révélatrice d’une certaine manière de fonctionner de l’État » : c’est ainsi que le chercheur en science politique Samuel Hayat (interrogé par Pablo Maillé) voit la crise du Covid-19 en France puisqu’on « serait désormais dans un monde tellement complexe que l’exercice de la démocratie, même au sens très limité d’une démocratie électorale, mettrait en danger la bonne prise de décision ». De fait, « le gouvernement prend donc tous les pouvoirs qu’il est possible de prendre, et les concentre dans les mains du président et du Premier ministre. C’est une sorte de resserrement extrême de la politique au détriment du pouvoir des citoyens et de la représentation nationale ». Certes, « nous ne sommes pas en train de basculer dans un Etat autoritaire, mais la crise révèle et exacerbe des tendances autoritaires qui sont déjà présentes depuis plusieurs décennies, dans la République française et au-delà ». Même le choix présidentiel de « donner aux maires le soin d’appliquer les choses concrètement » (qui reconnait que « l’échelon qui est perçu comme étant le plus légitime pour faire passer une politique publique, c’est l’échelon local ») relève d’une « logique descendante », bien loin de ce qui se passe dans des pays de tradition fédérale comme l’Allemagne. Cette exacerbation de l’autoritarisme est pour Hayat l’un des résultats du « discours de mécontentement souterrain, de désaffection vis-à-vis des partis », caractéristique de la décennie 2010 et de cette « aspiration démocratique mondiale » qui est « partagée à la fois dans des régimes démocratiques et dans des régimes autoritaires, ce qui est tout à fait singulier ». Pour y répondre, plutôt que des « des solutions plus autoritaires, soit par des partis d’extrême droite, soit par des aventuriers politiques », mieux vaudrait prendre au sérieux ce qu’il y a de radicalement égalitaire et même anarchique dans la démocratie et concevoir peut-être des partis « qui ne visent pas la prise du pouvoir » mais seraient « des organisations de masse, ouvertes à tous, articulant des projets de société — et se mettant ensuite en capacité de les réaliser ».
(15 mai 2020)