Hôpital : «On est démunis parce que tout est centralisé»
Connaissant bien le système de santé allemand, le médecin hospitalier alsacien Jean-Gustave Hentz a pu comparer tout au long de sa carrière et au cours de la crise actuelle combien il diffère au niveau de l’organisation du système français alors que les moyens alloués sont très comparables. Dans cet entretien avec Jean-Luc Mouton pour Campus protestant, il revient sur son expérience de la crise du Covid-19 et ce qu’il retire de la manière dont elle a été gérée en Allemagne, sans rhétorique guerrière mais dans une bien plus grande décentralisation … et avec une bien meilleure anticipation.
Vidéo de l’entretien de Jean-Gustave Hentz avec Jean-Luc Mouton (Campus protestant)
Jean-Gustave Hentz, vous avez été médecin réanimateur des Hôpitaux de Strasbourg pendant …
Quarante ans …
Et vous venez de reprendre un peu de service à cause de l’épidémie actuelle. Il y a eu beaucoup de polémiques, beaucoup de débats sur la situation des hôpitaux français (sont-ils débordés, pas débordés ?). Il y a eu aussi des problèmes spécifiques dans le Grand Est, en Alsace en tout cas. Vous avez une expérience internationale, vous avez beaucoup voyagé, vous êtes en contact avec des médecins aux États-Unis, en Angleterre et surtout en Allemagne. Cela nous permettra de faire un petit point de comparaison entre notre situation et celle de l’Allemagne. Mais racontez-nous d’abord ce que vous avez vécu ces derniers temps comme médecin face à la pandémie ?
J’étais à la retraite depuis un peu plus de trois ans quand un soir, j’ai reçu un coup de fil de la Réserve sanitaire (1) qui m’a demandé si je pouvais me rendre disponible. Nous étions alors à la fin mars, au moment où les places de réanimation devenaient très insuffisantes et où il fallait donc créer dans un maximum de villes de France des cellules de régulation des entrées en réanimation. Le but était, autant que faire se peut, d’éviter ce qu’on appelle en langage militaire le triage et ce que notre président de la République a appelé la priorisation des patients. J’ai fait ce travail-là durant trois semaines. Actuellement, le travail a changé : nous nous occupons du retour des malades qui ont été transportés par train sanitaire (certains par avion) dans les hôpitaux allemands, autrichiens, suisses, luxembourgeois et dans d’autres hôpitaux en France.
À propos de ce qui s’est passé en Alsace, on a dit au départ que cette Église de Mulhouse (2) avait été la cause d’un développement incroyable de l’épidémie dans toute la France …
Avec cette mise en cause de cette Église de Mulhouse, on retrouve un trait humain qui est aussi vieux que le monde : il faut absolument trouver un bouc émissaire. En fait, la diffusion du virus avait déjà commencé au moins une dizaine de jours avant en Alsace. Il est certain que le rassemblement a permis de faire en sorte que ce soit multiplié. Mais dire que c’est de cette Église qu’est parti le problème, c’est lui faire un procès d’intention. Ce n’est pas la réalité.
Par rapport aux hôpitaux : vous qui avez été 40 ans à l’hôpital de Strasbourg, pourquoi y a-t-il eu autant de problèmes, de retards dans les blouses et les masques, les tests … Pourquoi est-on aussi handicapés face à un évènement, effectivement extraordinaire mais qu’on aurait pu un peu prévoir ? Pourquoi l’hôpital français n’a-t-il pas été capable de répondre aux besoins ?
Je peux répondre assez facilement en comparant avec le système allemand. Il y a 0,1 point de PIB qui séparent nos deux systèmes de santé en matière d’investissement : c’est 11,1 % d’un côté contre 11,2 % de l’autre. Ce n’est donc pas une question de moyens mais d’efficacité et d’organisation du système de santé (3).
Je caractériserai le système français par deux termes : un système technocratique et beaucoup trop centralisé. Toute la deuxième partie de ma vie professionnelle, les plans d’austérité se sont succédé. On nous a expliqué dans une première phase qu’il fallait absolument faire des économies. Faire des économies voulait dire diminuer le poste des salaires qu’on versait aux employés et donc diminuer le nombre d’administratifs, de soignants et ne pas multiplier le nombre de médecins. Dans une deuxième phase, on nous a dit : ces hôpitaux français qui sont tous en déficit, ça ne peut pas continuer comme ça … Chaque hôpital a trois ans pour retrouver l’équilibre. Comment faire pour revenir à l’équilibre ? Eh-bien il faut encore faire des économies, encore diminuer le nombre de personnels et essayer de mutualiser le plus possible. Mais des problèmes structurels spécifiques à la France n’ont jamais été pris de front. D’abord l’insuffisance de la médecine préventive, ensuite la coopération ville-hôpital qui est … perfectible. Et quand on se retrouve devant une crise comme celle que nous sommes en train de vivre, on est démunis parce que tout est centralisé : il faut que ce soit Paris qui décide combien l’hôpital de Wissembourg, à la frontière allemande, tout à fait au nord de l’Alsace, pourra avoir de masques …
« À quoi est due cette différence et pourquoi est-ce que ça marche mieux en Allemagne ? D’abord parce que la responsabilité de la santé appartient aux régions … »
Quelques chiffres avant de passer à l’Allemagne : nous avons actuellement 119 160 personnes atteintes du Covid, nous déplorons 21 340 décès et nous avions au début de l’épidémie 5 000 lits de réanimation disponibles. Aujourd’hui, bientôt six semaines après le début du confinement, nous avons 5 218 malades qui sont en réanimation. Tous nos lits de réanimation normaux et habituels sont donc occupés et nous avons dû comme d’autres pays créer dans l’urgence des lits de réanimation supplémentaires. Créer un lit de réanimation, cela veut dire également avoir des respirateurs pour pouvoir ventiler les malades s’ils en ont besoin. Grâce aux salles de réveil, nous avions peut-être 200 à 300 respirateurs de plus mais il nous en manquait cruellement …
Aujourd’hui en Allemagne, il y a 153 643 malades Covid positifs et 5 616 morts, donc quatre fois moins que les 21 340 en France. Avant le début de la pandémie, il y avait 28 000 lits de réanimation disponibles. Les Allemands ont réussi à monter de 28 000 à 40 000 lits de réanimation en même pas trois semaines ! Nous, nous avons réussi à monter de 5 000 à 7 500, ce qui n’est déjà pas mal, mais … Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est de vous dire qu’aujourd’hui encore, sur leurs 33 700 lits de réanimation disponibles, 14 304 sont vides … Cela représente 40 % des lits de réanimation qui pourraient encore absorber des patients si c’était nécessaire. Ils ont actuellement 2 776 patients Covid en réanimation contre plus du double en France et ceci bien que les activités réglées n’aient pas cessé en Allemagne. C’est à dire qu’ils ont continué à opérer les gens qui avaient besoin, qui d’une prothèse de hanche, qui d’une prothèse de genou, qui de chirurgie cardiovasculaire.
À quoi est due cette différence et pourquoi est-ce que ça marche mieux en Allemagne ? D’abord parce que la responsabilité de la santé appartient aux régions, c’est à dire aux Länder. Chaque Land peut décider combien il lui faudra de lits de réanimation. Cela explique pourquoi ils en ont beaucoup plus. Je dirais aussi que la gestion de la crise est à l’image de la chancelière allemande …
C’est à dire ? …
La chancelière allemande n’est jamais aussi bonne qu’en période de crise. Elle est physicienne de formation et elle a d’emblée, au début de la crise, tenu un langage qui n’était pas guerrier comme celui que nous avons entendu chez nous. Elle n’a pas parlé de « guerre au virus » … Elle a parlé comme une prof de sciences qui explique aux élèves de sa classe ce que c’est que l’infection au Covid, comment on la traite, comment on la soigne et le pourquoi du comment. Elle a donc conseillé les mesures-barrières, expliqué pourquoi il était important que les hôpitaux aient les coudées franches. Et surtout, dès qu’elle a entendu ce qui se passait en Chine, elle a commandé avant tout le monde les écouvillons et les réactifs qu’il fallait pour faire les tests de dépistage d’emblée, dès la deuxième semaine de mars … Et d’emblée, l’Allemagne a fait cinq fois plus de dépistages que nous. Dans la semaine dans laquelle nous sommes, nous arrivons à en faire à peu près 150 000 (ce qui est déjà très bien !) … mais l’Allemagne en fait 500 000 durant ce temps-là. Avant tout le monde aussi, la chancelière a décidé de rapatrier la fabrication des réactifs et des tests en Allemagne. Elle n’y est pas encore arrivée, mais ils sont beaucoup plus loin que nous dans le rapatriement. Et c’est aussi vers ça que nous allons nous diriger en France. Bien-sûr, l’Allemagne a des excédents budgétaires qu’elle a pu immédiatement injecter mais il y a surtout une meilleure anticipation et une meilleure utilisation des ressources disponibles.
C’est donc une histoire d’organisation puisqu’il n’y a pas de différence énorme au point de vue budget …
Nous sommes 67 millions, les Allemands sont 82 millions. Qu’il y ait un peu plus de lits de réanimation, qu’il y ait un peu plus d’hôpitaux, c’est normal. Mais là où ça pèche chez nous en France, c’est au niveau de l’organisation du système de santé qui souffre de sa centralisation et de sa technocratie. Quand j’entends que ce sont des énarques qui décident du nombre de lits de réanimation, ça me fait sourire.
Vous pensez qu’on va s’en sortir quand même en France ? Qu’on va changer ces hôpitaux et pouvoir renouveler les choses ?
Notre président a dit que l’après-crise du Covid ne sera pas comme l’avant, qu’il s’est rendu compte de la situation de l’hôpital. Je crois qu’il faut arrêter de vouloir essorer l’hôpital. Il faut se mettre autour d’une table et dire quel type de santé nous voulons en France. Et si nous sommes prêts à y mettre les moyens …
Mais en Allemagne, il y a une sorte de système à deux vitesses : les gens participent plus quand ils vont chez le médecin, il n’y a pas tout à fait la même chose qu’en France au niveau des soins généraux. C’est une légende ?
Deux vitesses, peut-être pas. Mais il est certain que les gens se prennent plus en main.
Il y a un hôpital pour tout le monde et puis il y a un hôpital où il faut participer plus, c’est ça ?
Il n’y a pas un système de sécurité sociale pour tout le monde comme en France. Il y a le choix entre une sécurité sociale de base que tout le monde a et une caisse privée de sécurité sociale pour laquelle on paye plus cher mais où on a d’autres prestations comme une chambre individuelle et un certain nombre de choses qu’on peut retrouver dans les cliniques privées chez nous en France aussi.
Mais dans une mentalité française, afficher des inégalités au départ ne serait jamais accepté …
Exactement.
Pour finir, qu’avez-vous retiré de votre expérience personnelle de ces dernières semaines ? …
C’était une expérience extrêmement riche, un coup d’adrénaline, un coup de jeune … J’ai eu l’impression d’avoir répondu à un appel, d’être sorti de ma retraite dans laquelle je m’installais doucement. Et puis de pouvoir réfléchir sur ce que veut dire prioriser, trier … Et combien notre système français est bon par certains côtés et combien il est encore perfectible par d’autres …
Illustration : panneau annonçant un site de dépistage du Covid-19 en drive-in sur l’autoroute 73 près de Nuremberg début avril 2020 (photo CC-Superikonoskop).
(1) La Réserve sanitaire « est une communauté de professionnels de santé volontaires et mobilisables par l’État ». Elle doit être « capable d’intervenir dans un délai très court » pour « venir en renfort lors de situations sanitaires exceptionnelles ».
(2) Lire sur notre site l’entretien avec Thierry Le Gall (porte-parole du CNEF) : « On veut à tout prix un coupable ». Et sur le blog Une plume et des gens, l’entretien avec Samuel Peterschmitt, Porte ouverte : le pasteur regrette des informations tardives.
(3) Pour un comparatif récent des systèmes de santé et des statistiques de santé entre pays riches, voir le dernier bilan de l’OCDE : Panorama de la santé 2019.