La société jardinière - Forum protestant

«La plupart sont retournés à la terre pour se doter d’une certaine autonomie alimentaire.» En enquêtant sur les jardins de subsistance d’Alès, Damien Deville découvre leur longue histoire et leur utilité bien actuelle puisqu’il s’y vit «une façon de retour à la terre»: «chacun plante, bêche; tout le monde échange outils, semences, et savoir-faire». Et à la «la motivation économique, forcément première» viennent «se mêler des préoccupations d’ordre social, écologique, ou paysager».

Texte publié le 2 septembre sur Vivre & Espérer.

 

La société jardinière: c’est le titre du livre de Damien Deville, un géographe et anthropologue, qui y rapporte sa découverte des jardins potagers implantés dans la ville d’Alès, un exemple des jardins urbains qui, en France et dans le monde, répondent à un besoin de subsistance dans différents contextes. On peut situer cette activité jardinière dans une histoire qui débute à la fin du 19e siècle dans l’œuvre de l’abbé Lemire pour le développement des jardins familiaux. Plus généralement, cette activité jardinière en milieu urbain a connu dans les dernières décennies une remarquable impulsion dans le mouvement qui s’est répandu en France sous le vocable Les Incroyables comestibles (1). Et aujourd’hui, c’est à travers diverses initiatives de ce type que certaines villes cherchent à réaliser une certaine autonomie alimentaire (2).

Certes, évoquer une société jardinière éveille en nous le rêve d’une société pacifiée, mais ce n’est pas une pure utopie puisqu’il y aujourd’hui des expériences concrètes d’activités jardinières en milieu urbain. Dans son livre La société jardinière (3), Damien Deville nous décrit l’une d’entre elle, dans une ville profondément perturbée par la désindustrialisation, Alès, aux portes des Cévennes.

«Là, pour les anciennes populations ouvrières, se vit une façon de retour à la terre. Là, chacun plante, bêche; tout le monde échange outils, semences, et savoir-faire. Si bien qu’à la motivation économique, forcément première, viennent se mêler des préoccupations d’ordre social, écologique, ou paysager. Cernant les contours d’une écologie de la précarité, l’auteur souligne comment de simples lopins de terre deviennent d’authentiques lieux d’émancipation. Partant, il ébauche le modèle de ce que pourrait être la société si elle était jardinière» (page de couverture).

 

Parcours d’une innovation sociale

L’apparition de jardins familiaux en milieu urbain remonte à la fin du 19e siècle.

«C’est à Hazebrouck, capitale de Flandre intérieure, que nait au milieu du 19e siècle celui qui restera dans les mémoires comme le père fondateur des jardins familiaux: l’abbé Lemire.»

L’auteur esquisse sa biographie. Jeune prêtre à Hazebrouck, «touché par la misère de la commune, par les besoins des uns et les rêves des autres, l’abbé Lemire s’attacha rapidement aux besoins des habitants». En retour, il reçut un soutien populaire. Élu député en 1893, il mena une carrière politique indépendante par rapport à l’Église. Élu maire de Hazebrouck en 1914, il fit face aux périls de la guerre et mena une politique sociale très active si bien qu’il devint «un héros local».

«Attaché à la dignité des ouvriers, et persuadé que le lien à la terre est un besoin fondamental des humains, l’abbé cultiva une politique dont lui seul se faisait le gardien. Et c’est dans cette perspective que l’abbé fonda en 1896, le mouvement: La Ligue française du coin de terre et du foyer. Ce mouvement existe toujours. Il a survécu à l’abbé et continue de tracer une partie des territoires français. Il se nomme désormais Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs» (p.29).

L’auteur rapporte comment son influence s’est répandue au début du 20e siècle, atteignant la ville d’Alès. Là, se conjuguant à l’époque avec la société Saint-Vincent-de-Paul, la Ligue suscite, en 1916, de premiers jardins.

«À destination d’abord des femmes et des excusés du front, les jardins devinrent rapidement un soutien, une épaule, un guide. Greniers à fruits et légumes, ils participèrent à la résilience alimentaire des familles, s’implantant dans plusieurs quartiers». Puis, «les ouvriers de la mine en devinrent les premiers bénéficiaires. Jusque dans les années 1950, la surface jardinée à Alès s’étendit, année après année, pour atteindre un point d’orbite avec plus de 400 jardins cultivés sur la commune» (p.34).

La situation des jardins familiaux à Alès se ressent cependant de la conjoncture nationale.

«Les temps changèrent. Les Trente Glorieuses et le faste des projets urbains dont elles se firent l’étendard sonnèrent le glas de l’aventure jardinière. Les champs, les pâtures et les vergers furent recouverts de chapes de béton… Les jardins familiaux ont rapidement perdu force et espace dans un flot répété d’urbanisation qui dura jusque dans les années 2000» (p.35).

Toute la France est en plus impactée à la fin du 20e siècle par la désindustrialisation et le choc est particulièrement violent à Alès.

«En 1986, après plusieurs années de licenciements massifs, le dernier puits de mine d’Alès cessa définitivement ses activités. La métallurgie, autre fleuron, connut le même déclin… » (p.37)

Comme d’autres villes françaises, Alès doit chercher une autre voie.

«Alès dut se réinventer et, au tournant des années 1990, la ville décide de s’orienter vers de nouvelles filières, vers une économie de services diversifiés. Parallèlement, Alès cherche à s’enraciner de nouveau dans le paysage cévenol» (p.38).

Elle cherche à ancrer de nouveau la ville dans le paysage.

«Ces politiques d’embellissement ne sont pas sans effet sur l’histoire des jardins… Elles ont permis à de nouveaux potagers d’émerger dans des quartiers populaires: des fleurs et des choux ont poussé là où il n’y avait que du béton…» (p.39).

L’auteur décrit les différentes logiques à l’œuvre dans la politique locale. La vie des jardins s’inscrit dans une histoire locale.

 

Jardins et jardiniers à Alès

Damien Deville a observé ces jardins et la grande créativité dont ils témoignent. Il a parlé avec ces gens et entendu leurs parcours dans la diversité des histoires de vie. Il met en lumière comment s’établissent de nouvelles relations.

Le jardinage à Ales se pratique en plusieurs lieux. Les jardins du Chemin des Sports sont issus d’une autre histoire que les jardins de la fédération des jardins familiaux, les images de marque sont différentes. Bricolés sur des terrains oubliés, épousant la forme de réseaux souterrains, s’échangeant de manière informelle d’un jardinier à l’autre par un bouche-à-oreille judicieusement maintenu dans des cercles restreints, arpentés par des personnes venant, pour l’essentiel, des quartiers populaires de la ville, ils correspondent à ce qu’Ananya Roy désigne comme «urbanisme subalterne»: des «espaces urbains oubliés des grandes annales de la géographie et des politiques de la commune où s’invente la vie quotidienne des dépossédés…» (p.49).

À la différence d’autres jardins potagers, bien reconnus, «se donnant à voir et s’offrant à la reconnaissance des habitants, les jardins du chemin des Sports, relèvent plutôt de bastions enfouis dans la verdure… Ils s’effacent derrière une image austère et précaire» (p.50). Lorsqu’on entre dans ces jardins, on y découvre un paysage coloré et une végétation luxuriante abondamment décrite par l’auteur:

«Tomates bronzées au soleil, plants de haricots parcourant des fils noués à des tuteurs, des framboisiers le long des murs dansent de leurs ombres, tandis que des plantes aromatiques, tantôt cultivées en pot, tantôt laissées en pleine terre parsèment le jardin…» (p.52).

«Ce qui saute aux yeux, c’est une quête centrale de productivité. L’espace consacré aux fruits et aux légumes est agencé de manière à produire le plus possible. Lorsque la parcelle se fait étroite, les jardiniers rivalisent d’ingéniosité pour gagner quelques centimètres et conquérir les hauteurs» (p.53).

L’auteur décrit des dispositifs ingénieux comme «une immense pyramide entrelacée de fils et de barres de fer… au service des plantes: fèves, haricots, courges grimpantes…» (p.54). Ici, le peuple des jardiniers a une origine caractérisée:

«La plupart sont retournés à la terre pour se doter d’une certaine autonomie alimentaire. Les jardiniers du chemin des Sports sont des marqués. Ce sont d’anciens serruriers et ouvriers des aciéries, des employés du public ou des retraités à petits revenus. Leurs trajectoires familiales ont été percutées par la fermeture des industries alésiennes, par la série d’emplois précaires qui s’en est suivie, puis, plus récemment par la fuite des offres d’emploi et de services vers les grandes métropoles» (p.55).

Ainsi s’est développé un genre de vie à vocation utilitaire:

«La débrouille est devenue un art de vivre… Toutes les personnes rencontrées au fil de notre enquête l’ont partagé sans s’en cacher: devenir jardinier fut une adaptation nécessaire à différentes formes de précarité… L’agencement spatial du chemin des Sports autant que le choix des matériaux s’entendent ainsi, en premier lieu, au regard de conditions matérielles d’existence» (p.57).

Cependant, tout ne se résume pas à une recherche de subsistance. Les jardins témoignent aussi d’une inventivité artistique:

«Les planches de culture sont parées d’objets de toutes sortes: des pots richement décorés, des épouvantails faits main, des souvenirs s’intègrent aux cultures potagères… Les jardins répondent autant aux besoins quotidiens de qui les arpente et les façonne qu’à ses aspirations, son savoir-faire, sa créativité. Car, dans sa manière d’agencer l’espace, le jardinier cherche à le rendre agréable à regarder et à vivre… C’est que les ‘espaces subalternes’ ne sont pas seulement des zones de débrouillardise et d‘adaptation, ils sont encore des agencements populaires traversés par tout ce qui fait la créativité, les joies et les envies des âmes humaines» (p.60).

Ces jardins engendrent une vie sociale et ils en sont l’expression. Ainsi Damien Deville nous présente des portraits de jardiniers. Il fait aussi écho à une mémoire collective:

«Le jardin de Max, au cœur de l’association des jardins familiaux, dans le quartier de la Prairie, est un bel exemple de cette mémoire collective. Du haut de ses 70 ans, Max est un ancien de la Fédération des jardins familiaux d’Alès. Ici, tout le monde le connait. Son papa était un jardinier très actif dans la communauté. Max éprouve pour lui une grande admiration: « Son travail, son parcours de vie, le pilier qu’il était dans les jardins familiaux d’Alès » le ramène à sa propre enfance autant qu’aux heures de gloire qu’a connues la ville». L’auteur rappelle ces souvenirs: «Ils se lisent à même le jardin de Max, démontrant combien les jardins sont des outils de réappropriation de récits urbains (…). Son jardin est également un mémorial à la figure de son père, Henri (…). Féru de bons conseils, son père était le premier à organiser des barbecues collectifs, à donner des coups de main aux voisins, à diffuser de bonnes pratiques et à échanger quelques légumes. Tant et si bien que le nom du papa revient souvent, indélébile dans les mémoires collectives» (pp.76-77).

Damien Deville décrit la géographie sociale de la région:

«Les zones de relégation sont en centre-ville, tandis que les espaces de gentrification se situent dans les quartiers périphériques, caractérisés par des villas cosy ou dans les villages au charme d’antan. Face à cette campagne qui se ferme aux personnes les plus pauvres, les jardins sont ces lieux où se forge une nouvelle réciprocité. Et là encore, c’est un jardinier, d’origine maghrébine, qui m’a mis la puce à l’oreille».

L’auteur nous décrit le parcours de Moustapha:

«Moustapha est arrivé sur le tard dans les jardins familiaux privés du quartier de la Prairie, sur le chemin des sports. Il a repris la parcelle d’un voisin devenu trop âgé pour s’en occuper. Les Cévennes, l’homme ne les a jamais connues auparavant. Il a mené l’intégralité de s vie professionnelle en Algérie avant de rejoindre ses enfants à Alès pour sa retraite. Resté pendant longtemps sans allocation, Moustapha a dû se débrouiller pour arrondir ses fins de mois que sa petite retraite affiliée au régime algérien ne lui permettait pas de combler. Le jardin est arrivé dans sa vie à point nommé» (p.85).

L’auteur découvre avec lui une ouverture de ce milieu urbain vers les campagnes voisines:

«C’est en échangeant avec les autres jardiniers que Moustapha s’est rendu compte que les montagnes qui l’entouraient regorgeaient de trésors: d’aiguilles de pin pour amender ses cultures, de champignons à vendre auprès de sa communauté, d’éleveurs où aller chercher le mouton pour l’Aïd à des prix réduits. Moustapha s’est mis, par lui-même, à découvrir les coins cachés des campagnes avoisinantes» (p.86).

La relation de Moustapha avec les Cévennes s’étend cependant au-delà puisqu’en fin de semaine, il fréquente en famille «des lieux de baignade où ses petits-enfants jouent maintenant l’été».

«Son jardin a été une fenêtre sur le monde, un livre pour réapprendre le milieu dans lequel il évolue au quotidien, et en faire naitre des usages à des fins d’émancipation personnelle ou familiale» (p.86).

Mais l’auteur perçoit ce même attrait pour les Cévennes chez d’autres jardiniers:

«Le jardinier algérien n’est d’ailleurs pas un cas isolé. Tous, d’une manière ou d’une autre, pratiquent la campagne avoisinante. Pour certains, cela est lié à un héritage familial. Pour d’autres jardiniers récemment arrivés, c’est toujours le jardin qui nourrit les perspectives des montagnes et des villages alentour. Les usages qu’en font les jardiniers sont pluriels en fonction des envies et de la personnalité de chacun, mais ils participent dans tous les cas à une réappropriation spatiale et collective d’un territoire qui devient, enfin, de nouveau partagé» (p.86).

Un moyen pour les jardiniers d’intervenir dans la vie collective: «Les Cévennes s’ouvrent à nouveau aux classes populaires. De cette réconciliation, dont la ville d’Alès a tellement besoin, les jardins sont le premiers étendards… C’est une invitation à penser le territoire autrement» (p.87).

 

La société jardinière

La société jardinière, une expression évocatrice: il y a tant de formes de société que l’on déplore et que l’on redoute ! Une société jardinière, cela évoque pour le moins un respect et un amour de la nature, un état d’esprit constructif par le genre même de la tâche entreprise. Une société jardinière, c’est aussi une société nourricière et on peut imaginer qu’elle requiert et engendre la coopération.

Géographe, Damien Deville pense également en sociologue et en historien. Si sa recherche a pour objet la ville d’Alès, il inscrit les jardins potagers en milieu urbain dans une histoire qui remonte à la fin du 19e siècle. Mais, concentré sur son objet, il n’aborde pas la vague toute récente, celle des Incroyables comestibles, à travers laquelle la culture de fruits et de légumes s’est répandue à l’intérieur même d’un grand nombre d’agglomérations (1). Des villes et des territoires s’engagent aujourd’hui dans la recherche d’une autonomie alimentaire. François Rouillay et Sabine Becker préconisent ainsi le développement de «paysages nourriciers», y incluant la «végétalisation des villes» (3).

À partir de l’étude des jardins potagers d’Alès, Damien Deville nous montre, lui aussi, comment on peut «penser autrement la ville et l’urbain». C’est bien de vivre autrement (pp.117-118) qu’il s’agit.

Dans un monde qui nous bouscule, la vie jardinière permet déjà un enracinement. Ainsi,

«les jardins alésiens sont cultivés par des personnes peu diplômées, laissées à l’arrière-plan des grands récits de l’histoire. La plupart ont quitté l’école tôt pour tenter leurs chances dans les grandes industries du territoire. Certaines ont été percutées par des évènements traumatisants. D’autres encore, arrivées sur le tard à Alès, parlent mal le français et s’intègrent avec peine. Pourtant, ce sont ces mêmes personnes qui ont su, face aux crises urbaines, s’adapter et construire des interfaces inédits ave la ville. Leurs jardins sont fleuris; ils remettent des couleurs dans les rues. Ils sont poreux aux autres réseaux urbains, catalysant relations et occasions. Ils sont ces espaces où se réinventent une certaine idée de prestance et de présence à soi, des oasis dessinant un autre bien vivre» (p.119).

Dans les jardins se réalise également une rencontre entre le monde végétal et ceux qui en prennent soin: «Ces jardins sont avant tout des mondes végétaux». L’auteur fait l’éloge du déploiement des plantes et de leur vitalité. Elles s’agencent comme en une danse. Or,

«le jardinier accompagne cette danse. Ses choix sont primordiaux et conditionnent le développement des plantes. Finalement, c’est bien cette rencontre inédite entre les plantes d’un côté, et le caractère du jardinier de l’autre, qui traduit l’évolution des lieux et des récits qui s’y écrivent. L’humain devient ici un être hybride, inondé et inspiré par les plantes qu’il a vu naitre, ou qui sont revenues naturellement dans son jardin» (pp.121-123).

Damien Deville voit là se développer une dynamique de relation: «À l’image de ce lien unique au végétal, les jardins participent à l’émancipation globale des jardiniers par leur capacité à catalyser sans cesse les relations qui composent les individus» (p.123). L’auteur voit dans cette activité jardinière un potentiel de relation: «Les jardins guident d’autres possibles urbains quand ils permettent à chaque ville de devenir une terre de relations» (p.123). Il décrit les terres des Cévennes abandonnées: «La seule solution pour sauver le vivant, c’est de retourner y habiter et de faire de la relation une œuvre» (p.125). Dans le même esprit, Damien Deville sort des limites de l’hexagone et évoque Yacouba Sawadogo, à l’histoire duquel il a consacré un livre (4), un paysan du Burkina Faso qui a résisté à la désertification et arrêté le désert en plantant des arbres:

«Si Yacuba était parti comme les autres, habitants dans les années 1980, le désert aurait cassé la porte et continué vers le village voisin. C’est parce qu’il est resté, tout en tissant autrement sa relation avec le territoire, qu’il a pu sauver le vivant…».

Ainsi,

«Alès et les Cévennes, autant que le Burkina Faso, invitent à un nouveau front scientifique et politique. Trouver les égards que l’on doit au vivant, pour reprendre l’expression du philosophe Baptiste Morizot, demande, non pas de fuir certains territoires, pour se concentrer sur d’autres, mais bien de réfléchir aux manières de vivre dans chaque territoire pour en respecter les grands équilibres écosystémiques. L’humain a été une machine à détruire, mais les initiatives se multiplient…».

Damien Deville en évoque certaines dans la Drôme, dans les Cévennes, en Bretagne:

«Tous ces exemples forgent au quotidien une nouvelle manière de faire lien, et reconstruisent des filières d’activité dans l’environnement local. Ils permettent aussi aux citoyens et citoyennes de se réapproprier le territoire et de participer aux décisions locales. En un mot, ils façonnent un droit pour toutes et tous à habiter le territoire et à le coconstruire au quotidien» (p.128).

En considérant l’activité jardinière, Damien Deville y perçoit un «monde ordinaire» d’une fécondité méconnue. Il met en valeur la manière dont les jardins génèrent des relations quotidiennes:

«Les économistes Cécile Renouard et Gaël Giraud ont créé un indicateur qui pourrait bien inspirer les territoires d’ici et d’ailleurs, ‘l’indicateur de capacité relationnelle’. Ce dernier mesure la qualité des relations qu’entretiennent les personnes entre elles, et leur capacité de s’autonomiser à partir de ces mêmes relations (…). Pensé dans le cadre ouest-africain, cet indicateur insiste sur la qualité du tissu social et sur les relations interpersonnelles comme autant de dimensions du développement humain».

Des financièrement pauvres peuvent être ainsi tellement entourés qu’ils ne manquent de rien, et inversement:

«La relation est finalement plus importante que le seul revenu. Penser en ces termes le développement permet d’accorder de nouveau de l’importance à ce qui est invisibilisé dans les grands récits de développement. Les jardins d’Alès changent le visage d’un quartier et les dynamiques sociales et écologiques d’une ville».

Dans son analyse, Damien Deville se réfère à Michel de Certeau:

«Dans son livre maître, ‘L’invention du quotidien’, l’historien et sociologue Michel de Certeau analysait déjà les actes ordinaires comme une production permanente de culture et de partage. Selon lui, les citadins ne se contentent pas de consommer: ils produisent et inventent le quotidien par d’innombrables mécanismes de créativité et par des politiques sociales originales. Pour emprunter l’expression de Claude Levi-Strauss, les citadins ‘bricolent’ avec les espaces qu’ils fréquentent et les contraintes d’un modèle sociétal pour s’inventer un parcours de vie qui participe de leur émancipation. Ils créent de la relation» (p.131).

 

Un mouvement innovant

«Qu’elle favorise le retour des oiseaux et des hérissons, protège les villes des vagues caniculaires en offrant de l’ombre et refroidissant l’air, l’agriculture urbaine a, en nos temps assombris de l’Anthropocène, le vent en poupe» (p.7).

En s’inscrivant dans un courant de recherche en plein développement, Damien Deville analyse les fonctions et les configurations de l’agriculture urbaine:

«Laboratoires d’un monde possible, les jardins potagers des grandes métropoles européennes – qui produisent assez peu et se déploient sur des espaces restreints – s’offrent comme des lieux où s’expérimente une éducation renouvelée, plus douce, plus responsable, aux techniques de jardinage et aux arts de la table» (p.8).

La plupart des jardins répondent cependant à une fonction plus élémentaire, celle de ressource alimentaire:

«La Havane, Bobo-Dioulasso, Hanoï ou encore Rabat, autant de villes pour lesquelles les jardins potagers demeurent des greniers participant de l’autonomie alimentaire des familles» (p.8). «Dans les villes du sud de l’Europe, telles qu’Athènes ou Porto, frappées par la crise économique de 2008, des familles ayant subi des pertes économiques importantes ont mobilisé les jardins comme des espaces d’adaptation» (p.14).

Sous l’impulsion de l’association A9 présidé par Rodolphe Gozegba de Bombembe, théologien, des lopins de terre autour des habitations sont mobilisés en jardins potagers dans la ville de Bangui, en Centrafrique (5). Dans son livre, Damien Deville étudie particulièrement le rôle des jardins potagers dans des villes moyennes appauvries par la désindustrialisation, en concentrant sa recherche sur l’exemple de la ville d’Alès. Il milite à cette occasion pour «une décentralisation guidée par la diversité des territoires et la qualité des relations que nouent les uns et les autres» (p.135). Si on met dans une perspective écologique le mouvement d’autonomie alimentaire par l’agriculture urbaine, on comprendra que le développement des jardins en ville n’est pas un phénomène mineur, mais qu’il s’inscrit dans une recomposition de grande ampleur.

Damien Deville a bien choisi le titre de son livre: la société jardinière, non seulement parce qu’il y étudie, sous toutes ses coutures, le développement des jardins en ville, mais parce que il présente, sous cette appellation, un phénomène de société en y percevant un potentiel d’exemplarité humaine, une vision d’avenir.

 

Illustration: les jardins du chemin des Sports à Alès.

(1) Incroyable, mais vrai ! Comment Les Incroyables Comestibles se sont développés en France, entretien avec François Rouillay, Vivre & Espérer, 28 août 2015.

(2) En route pour l’autonomie alimentaire, à propos du livre de François Rouillay et Sabine Becker, Vivre & Espérer,  17 juin 2020.

(3) Damien Deville. La société jardinière, Le Pommier (Symbiose), 2023.

(4) Yacouba Sawadogo et Damien Deville, L’homme qui arrêta le désert, Tana éditions (Le temps des imaginaires), 2022.

(5) Rodolphe Gozegba de Bombémbé, Centrafrique: L’agriculture urbaine pour lutter contre la faim, Témoins, 13 juillet 2022.

 

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