Penser le seuil du non-Être (6): l’humain dans l’ombre d’Hiroshima
Entre présence et absence (des victimes), entre avant et après (moment zéro), entre ce que l’on croyait savoir et ce que l’on ne comprend plus: quand «il n’est pas aisé de descendre dans les gouffres de l’innommable, ni de tenter d’escalader les crevasses de notre humanité», ne faut-il pas tenir le seuil, «habiter la tension entre ne pas pouvoir changer le monde et ne pas cesser d’y être attentif» ? Un seuil qui «ne se franchit pas» mais qui «s’apprend».
Texte publié sur Des mots en phase. Lire les cinq premiers volets de la série: La Shoah entre destruction et reconstruction (1), Du tohu-bohu biblique à l’apocalypse moderne (2), Le seuil du chaos (3), hic et nunc: Tikkun Olam et la mémoire en éclats, Les seuils de la mémoire (4): transmettre pour libérer, Passer le seuil (5) : l’élan vers l’autre, Pentecôte.
Introduction
Ce dernier article clôt la série sur le thème du seuil amorcée en février. L’été s’ouvre: temps de pause, de silence peut-être, mais aussi de retour sur soi. Les commémorations d’Hiroshima et de Nagasaki, en août, seront l’occasion de revenir à cette mémoire brûlante: non pour raviver l’effroi, mais pour réapprendre à regarder l’humain, à guetter les signes d’une espérance encore possible.
À celles et ceux qui ont accueilli cette approche, méditative plus qu’analytique, poétique plus qu’explicative, je veux dire merci. Les échanges suscités en cours de route, toujours exigeants, ont éclairé et stimulé cette réflexion. Ce dernier écrit revient à un point plus intime. Il tente de s’arrêter là où, face au non-Être, une éthique de la présence pourrait encore naître.
1. Ombre portée: présence de l’absence
Il n’est pas aisé de descendre dans les gouffres de l’innommable, ni de tenter d’escalader les crevasses de notre humanité. Mais parfois, une image nous arrête net.
À Hiroshima, certaines victimes ont disparu sans laisser de corps. Et pourtant, leur absence a marqué les lieux. Ce ne sont pas leurs ombres qui se sont imprimées sur les murs, mais la trace inversée de leur présence. Leur corps, en interceptant le rayonnement de l’explosion, a empêché une partie du décor de s’imprimer: leur corps a protégé une portion du mur, laissant une forme plus claire au milieu des surfaces noircies. Le mur a donc gardé la mémoire d’un vide: un négatif, comme un cyanotype de l’absence.
Cette inversion nous oblige à penser autrement: le corps n’a rien gravé, ni même entravé, mais il a empêché qu’on l’oublie. Elle dit le choc, bien sûr, mais aussi quelque chose d’autre: la persistance paradoxale de l’humain dans l’effacement même. C’est cette intuition, à la fois matérielle et symbolique, qui a guidé l’écriture de cet article.
Cette ombre inversée, qui n’est ni trace pure ni oubli total, ouvre une réflexion plus vaste: sur la survivance de l’humain au cœur même de son anéantissement; sur la mémoire et ses silences; sur cette conscience humaine qui vacille, mais ne cède pas; sur la possibilité de tenir debout, même sans réponse.
C’est à partir de là, de cette empreinte blanche où l’humanité semble s’être effacée, mais d’où elle ne cesse de nous regarder, que le texte va se déployer.
2. Moment·s zéro: là où naissent mémoire et conscience
Mais avant même qu’une forme ne se fixe, avant que l’événement ne devienne mémoire ou parole, il y a un instant suspendu: un point d’origine, fragile, que j’appelle ici moment zéro (1).
Hiroshima n’a pas immédiatement été raconté. Il fallut du temps pour le déplier, pour le nommer. La mémoire collective ne se construit pas sur le choc, mais sur la mise en récit du choc. Ce n’est pas une absence de mémoire, mais une mémoire encore sans narration. Et la conscience collective elle-même n’émerge qu’après coup, portée par ce récit.
Là réside une réflexion essentielle: à chaque génération, il faut recommencer à dire, à entendre, à transmettre. La mémoire humaine est vivante, ou elle se dissout. Du point de vue anthropologique, la mémoire ne consiste pas seulement à se souvenir, mais à porter en soi la capacité de se projeter. C’est elle qui ouvre l’horizon d’un avenir partagé.
Pourtant…
La Shoah n’a pas empêché les Khmers rouges, ni les génocides rwandais, yézidis, ni ceux, encore en cours, que le monde laisse s’installer dans l’indifférence.
Ni, ni, ni…
Nier. Oublier. Oblitérer — ce verbe ancien qui signifiait : effacer par une usure progressive.
Répéter.
Ce n’est pas que l’humanité n’a pas de mémoire, mais qu’elle en perd le lien vivant. Le récit devient alors archive, monument ou slogan. Il faut lutter sans relâche pour maintenir la mémoire dans une conscience éveillée, vivante et vigilante. Néanmoins, ce que nous cherchons ici n’est pas une reconstitution du passé, ni une analyse historienne.
L’enjeu est de revenir à ce qui précède le récit: à ce que l’on perçoit dans l’instant, quand le réel, encore brut, n’a pas encore trouvé ses mots. Ce retour à la perception première, celle qui précède tout langage, est loin d’être secondaire.
Comme l’a montré Paul Ricœur dans Mémoire, histoire, oubli (2), toute mémoire collective passe par l’étape d’une mise en récit. Mais cette narration n’émerge qu’à partir d’un souvenir vécu, même fragmentaire, enraciné dans un sujet individuel. La conscience historique elle-même se construit peu à peu à travers ces récits partagés, articulés, mis en tension, dans un tissu de mémoire où chacun contribue, sans jamais tout maîtriser.
Explorer ce que je désigne par l’expression moment zéro, c’est interroger ce que nous voyons, sentons, recevons, avant même de comprendre. C’est habiter ce seuil fragile où la sidération n’a pas encore trouvé forme, mais où quelque chose commence déjà à s’éveiller. En cela, cette démarche n’est pas une échappée hors de l’Histoire, mais peut-être l’un de ses commencements les plus essentiels.
Cette sidération a parfois été approchée par d’autres moyens que les mots. Ainsi, le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (3), composé en 1960 par Krzysztof Penderecki, tente de dire, par le cri dissonant des cordes, ce que le langage ne peut exprimer. Ce n’est pas un récit musical, mais une tentative d’incarner la mémoire d’un événement irréductible à toute mise en forme. Le titre lui-même ne fut donné qu’après coup: l’œuvre s’intitulait simplement 8’37. Ce n’est qu’en l’écoutant que le compositeur y reconnut la vibration d’un deuil indicible: l’écho d’Hiroshima.
Aujourd’hui encore, nous sommes parfois confrontés à de tels moments zéro via les flux médiatiques. Le visage en sang d’un enfant, l’effondrement d’un immeuble, les décombres encore fumants où s’affairent les secours : ce n’est pas encore de l’Histoire, ce n’est pas encore de la mémoire. C’est une expérience brute qui heurte notre conscience. Ces images ne racontent rien. Elles exigent qu’on regarde, qu’on sente, qu’on ne détourne pas les yeux. Elles convoquent en nous une responsabilité sans mots, une présence nue.
3. L’humanité vacille, et nous avec elle
Il est des seuils où l’on ne sait plus comment habiter le monde. Quand l’accumulation de catastrophes altère notre capacité à discerner ce qui est juste. Quand on cesse d’agir, non par lâcheté, mais par épuisement du sens. L’effroi devient paralysie. Le silence devient abandon. Le monde vacille, et nous vacillons avec lui.
Il ne s’agit pas alors de comprendre ou de juger l’Histoire, encore moins de se poser en maître d’école moral. Car nous ne sommes pas en dehors de l’Histoire. Nous y sommes, tout entiers. Nous ne pouvons ni la réécrire, ni prétendre en tirer des leçons définitives. À la lumière des drames passés et récents, ce serait illusoire, voire déplacé.
C’est à partir de cette conscience blessée qu’émergent les vraies interrogations.
Ce que propose cette étape de la réflexion, c’est de formuler des questions qui touchent au cœur de notre impuissance présente. Non pas seulement: «Que faut-il penser ou faire ?». Mais plutôt: Comment ne pas s’effondrer intérieurement ? Comment préserver notre humanité la plus profonde, sans la dissoudre dans l’habitude, l’indifférence ou l’accablement ? Comment rester debout, sans réponses toutes faites, sans promesse de résolution ?
Dans ce contexte, la question de Dieu resurgit. Non plus comme explication, mais comme blessure. Supplanté à son tour par celle de l’humain. Non plus comme origine des drames, mais comme conséquence des effacements: Dieu est-il là ? Est-il complice, indifférent, impuissant ? Ou tout simplement absent ? L’humain est-il encore là ? Est-il devenu complice, indifférent, impuissant, ou… absent ?
Et voici l’ombre d’Hiroshima re-portée jusque dans notre présent, et ce, à un niveau personnel.
À chaque moment zéro: Et nous ? Où étions-nous ? (dans notre géographie spirituelle et éthique interne ?) Que faisons-nous de ces effacements qui se répètent ? Quand les signes d’effacement s’accumulaient, quand la lumière s’éteignait sur certains visages, que restait-il de notre humanité active ? Quelle fut notre part de silence, d’indifférence, de relâchement de la conscience, durant le compte à rebours ?
Le moment zéro ne nous atteint pas seulement par son intensité. Il nous affecte aussi par les alertes non entendues qui le précèdent. L’explosion ne fait pas que pulvériser des corps: elle pulvérise la pensée elle-même. Elle fracture notre capacité à répondre car le moment zéro n’est plus uniquement ce qui a eu lieu en 1945. Il devient un motif contemporain, une menace récurrente, un horizon d’extinction répétée. L’image d’une bombe dont l’horloge avance lentement vers 00:00 s’impose. Chaque événement dramatique serait alors comme un chiffre clignotant sur ce cadran: -00:05, -00:04…
Ces moments zéro… Sommes-nous encore capables de les voir, de les nommer, de leur résister ? Ou bien sommes-nous entrés, peu à peu, dans l’ère du consentement désespéré ?
Il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire à charge, mais de laisser affleurer un appel silencieux à la vigilance intérieure; par des interrogations qui ne sont pas seulement morales, mais aussi ontologiques.
Qu’est-ce qu’être humain, quand l’humanité a disparu des gestes, des décisions, des visages ? Qu’est-ce que l’homme, lorsque les conditions mêmes de son humanité sont détruites ?
Ce n’est pas l’ombre d’un effondrement global qui nous retient ici, sur ce seuil de l’irreprésentable. C’est la chute d’un homme, d’une conscience, d’un geste de fraternité, de lucidité, de veille. Ce sont ces chutes isolées, ou banalisées, qui s’égrènent dans les nouvelles du monde, et que nous recueillons dans nos pensées impuissantes comme dans des bras ouverts, débordés. C’est peut-être l’indifférence habillée d’impuissance. Ou l’impuissance travestie en indifférence.
Ces interrogations accumulées nomment ce que tant d’hommes et de femmes ressentent aujourd’hui: ce point de fracture intime où l’on ne sait plus comment croire, ni en Dieu, ni en l’humain.
Et pourtant… quelque chose en nous insiste pour ne pas céder. C’est précisément dans cette faille qu’émerge la question spirituelle.
4. Tenir le seuil: veiller sans ciller
4.1. La kénose intérieure: demeurer dans le vertige
Le seuil n’est plus ici celui de la catastrophe brute, mais celui d’un basculement intérieur. Quand la sidération se dissipe, une autre épreuve commence: celle de rester debout, d’être en présence, alors même que rien ne rassure, rien ne promet. C’est le passage de l’impuissance visible, nos mains vides, nos gestes inopérants, à une non-puissance intérieure, qui n’est pas défaite, mais résistance silencieuse.
Il ne s’agit pas de trouver une explication. Il ne s’agit pas non plus de se réfugier dans le confort d’une consolation toute faite ou d’un cynisme protecteur. Habiter ce seuil, c’est accepter de demeurer là, avec l’ombre, avec l’absence, avec ce qui vacille. C’est tenir la position: une posture éthique, un exercice de lucidité, un acte d’humanité.
Ce regard invite à relire autrement ces mots de Paul dans la deuxième lettre aux Corinthiens :
«Qui donc faiblit, sans que je partage sa faiblesse ? Qui vient à tomber, sans que cela me brûle ? (…) S’il faut se vanter, je me vanterai de ce qui fait ma faiblesse.» (2 Corinthiens 11, 29-30)
Ce renversement des valeurs habituelles, cette fierté paradoxale d’une vulnérabilité assumée, dessine les contours d’une théologie du seuil. Ce n’est pas par la domination que Paul reconnaît la présence du Christ, mais dans ce lieu de brûlure où l’humain ne cherche plus à vaincre, mais à tenir, à compatir, à veiller avec.
Et peut-être est-ce là, dans ce point d’équilibre tremblant, que quelque chose comme une foi peut naître. Non pas foi en un Dieu providentiel surgissant à l’improviste, mais foi avec Dieu, à travers l’autre, dans chaque geste qui refuse la désintégration de l’humain. Une foi non spectaculaire, mais tenace, ancrée dans la veille intérieure.
J’oserais évoquer ici une forme de kénose (4) en convoquant au préalable des interprétations de ce concept nourrissant la mienne.
Dans la tradition paulinienne, ce terme désigne le dépouillement volontaire du Christ. Pierre Teilhard de Chardin, quant à lui, parle d’une «descente dans la matière»: Dieu se joint à l’évolution du monde, du chaos à la conscience, dans une dynamique cosmique d’unification (Le milieu divin, La messe sur le monde). Paul Tillich y voit une entrée de Dieu dans la finitude, non comme un retrait de l’absolu, mais comme une solidarité avec le non-être, pour le transfigurer (Le Courage d’être).
Dans la perspective de la présente réflexion et à la lumière des penseurs évoqués, la kénose devient réponse de la vie intérieure à l’effacement de l’humain. Non une manière de sauver ou de comprendre, mais un espace ouvert, un lieu nu habité par l’attention (5), comme la définit Simone Weil:
«l’attention qui n’est qu’attention est prière».
Cette kénose ne dit pas: «Je comprends». Elle dit: «Je veille». Même dans le non-savoir. La barbarie ne se comprend pas, elle s’éprouve et l’épreuve appelle une présence.
La kénose intérieure crée un centre intime de résistance, là où les certitudes s’effondrent. Elle est désencombrement réfléchi, désappropriation de soi, pour faire place à une veille nue. Sans héroïsme ni posture sacrificielle, elle ne supprime pas le désespoir, mais l’habite comme un seuil vers une autre forme d’être.
Cette non-puissance, loin d’être passivité, révèle une force active d’être et de présence, capable de transcender la simple opposition entre agir et subir. À la sidération, elle oppose un mouvement intérieur de conversion du regard.
C’est dans ce paradoxe, habiter la tension entre ne pas pouvoir changer le monde et ne pas cesser d’y être attentif, que se joue une spiritualité renouvelée, porteuse d’un chemin de fidélité à l’humain.
Un seuil, encore. Mais cette fois, un seuil tenu.
4.2. La kénose scripturaire: traverser l’effondrement, apprendre à veiller
Il serait possible d’aborder la non-puissance uniquement par la philosophie morale ou politique. Mais à ce stade du cheminement, il devient juste d’ouvrir un autre seuil: celui d’une parole transmise, éprouvée, reçue comme mémoire vivante, non pour expliquer ou conclure, mais pour accompagner. Cette lecture n’a pas de prétention d’universalité, mais invite à la réception libre d’un chemin de foi.
Trois textes bibliques, lus ensemble, dessinent en creux un itinéraire à travers les pages précédentes. Ils ne forcent ni sens ni doctrine, mais configurent un compagnonnage spirituel. On pourrait les recevoir comme les trois volets d’un triptyque: l’effacement, le cri, la veille.
L’effacement: Jérémie 14
Dans ce chapitre, la voix du prophète résonne d’une douleur priante:
«Que tombent, de mes yeux, mes larmes, sans arrêter ni le jour ni la nuit ! (…) Nous attendions la paix, et rien de bon ! Le temps du remède, et voici l’épouvante !“ (Jérémie 14, 17-19).
La foi elle-même semble vaciller dans le silence de Dieu. Ce n’est pas une révolte, mais une interrogation adressée dans le vide. Nous retrouvons ici le moment zéro, non plus brut mais spirituellement éprouvé, dans une parole adressée à l’invisible, sans réponse assurée.
Le cri: Psaume 50 (51)
Le deuxième texte ne cherche plus à comprendre. Il consent:
«Les sacrifices ne te satisfont pas, un esprit brisé, tu ne le repousses pas» (Psaume 51, 18)
Ici, la parole accepte sa brisure. Elle ne réclame pas d’issue, mais devient offrande. Ce n’est plus la maîtrise qui agit, mais l’humilité d’un cœur habitable. La non-puissance devient alors présence disponible, capacité à accueillir ce qui vient, sans justification.
La veille, Psaume 34,17
Enfin, le Psaume 34 trace une promesse sans triomphe:
«Quand les justes crient, le Seigneur entend; il les délivre de toutes leurs angoisses» (Psaume 34,17)
Mais qui est le «juste» ici ?Peut-être non celui qui comprend ou réussit, mais celui qui reste fidèle, qui veille, qui offre ce qu’il peut, même dans l’obscurité. Ce n’est pas une foi éclatante, mais une fidélité nue, tenue dans l’effacement. Le juste ne se sauve pas lui-même. Il rend possible, par sa présence fidèle, un relèvement qui le dépasse.
Cette traversée biblique ne cherche pas à surplomber la réflexion. Elle la prolonge autrement. Elle trace une kénose de l’Écriture: un passage de l’effondrement à la veille, où le cri devient offrande, et la faiblesse, passage.
Ce triptyque rejoint ce que j’ai nommé ici kénose. Non une fuite hors du monde, mais un engagement intérieur à l’habiter autrement. Une spiritualité du seuil, qui, loin de clore, accueille la possibilité d’un relèvement.
5. Habiter le seuil: interroger la forme, veiller dans l’absence
Ami lecteur, faisons ici une pause.
Peut-être auras-tu perçu une insistance dans ces lignes, une forme de retour, presque de répétition. Ce n’est pas un simple effet de style, encore moins une négligence. Cette redondance épouse le sujet qu’elle explore: l’effacement récurrent de l’humain, sa réapparition fragile, la tension entre mémoire et oubli.
En reprenant certains motifs, en réactivant des figures, le texte tente de dire ce qui revient sans cesse, sous d’autres noms, dans d’autres lieux. Il mime les flux saturants des récits contemporains: le cri qui devient bruit, le choc qui devient routine, l’inacceptable relégué en arrière-fond.
Cette conscience du style performatif transforme l’écriture en acte réflexif. Le texte ne dénonce pas simplement ce flux: il en éprouve les effets, il les traverse pour tenter d’en sortir. Il devient, dans sa forme même, une veille intérieure, une tentative de désensibiliser la désensibilisation.
Ce dernier seuil est plus subtil. Il ne se franchit pas: il s’apprend. Il appelle à une constance discrète, à une attention tenace. C’est un lieu de résistance douce, un engagement humble.
Un espace à tenir.
Avec d’autres. Et pour d’autres.
Ensemble.
Conclusion
Dans cet esprit, j’aimerais suggérer au lecteur, au seuil de l’été, deux pistes de lecture en résonance avec cette réflexion.
Le livre Silence de Dieu, Parole humaine (6) de Laurent Gagnebin invite à penser une parole humaine à hauteur d’homme, en réponse au silence de Dieu.
L’article Dieu a-t-il voulu la Croix ? (7), du même auteur, propose une relecture exigeante du mystère de la Passion, à travers une théologie de la non-violence.
Libre à chacun, durant l’été, de lire, relire, ou simplement méditer. Et si vous le souhaitez, de venir prolonger la réflexion dans le forum. Penser ensemble ce que signifie veiller aujourd’hui, c’est peut-être déjà une manière de ne pas laisser l’humanité se taire.
Illustration: effets du bombardement atomique à Hiroshima (photo du Département de la Défense des États-Unis en août 1945).
(1) J’emploie ici l’expression moment zéro en écho au terme Ground Zero, qui désigne le point d’impact au sol de la bombe. Le repère topographique rejoint alors le repère psychique: un point de non-retour dans l’histoire de l’humanité et de sa pensée. Mon choix du terme vise à désigner non seulement un lieu, mais surtout un instant de bascule: l’événement brut, avant toute récupération idéologique, avant tout encadrement moral ou politique. C’est l’instant précis où le monde s’effondre, où l’ancien disparaît et le nouveau n’a pas encore surgi.
(2) Paul Ricœur, Mémoire, histoire, oubli, Seuil, 2000. Voir notamment la seconde partie, sur la narration comme articulation entre mémoire individuelle et conscience historique et la troisième partie, sur les formes de mise en récit du passé.
(3) Krzysztof Penderecki, Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima, 1960,
(4) Le terme grec kenosis, employé en Philippiens 2,6-11, désigne l’abaissement volontaire du Christ, «lui qui était de condition divine» et «ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu», mais se vida lui-même (ekenōsen) pour prendre la condition de serviteur. Paul évoque ici une dynamique de désappropriation, de renoncement à la gloire pour entrer dans la condition humaine souffrante.
(5) Simone Weil décrit l’attention comme une disponibilité intérieure absolue, un état de suspension de la pensée, qui ne cherche pas, mais attend. Cet effort est négatif au sens spirituel: il consiste à renoncer à ses idées préconçues, à se désencombrer de soi pour laisser le réel, ou Dieu, advenir. Ce mouvement d’ouverture se retrouve dans toute forme de vérité: en mathématiques, en art, en lecture, en prière, en amour.
Elle écrit dans ses Cahiers:
«L’attention absolument pure, (…) est attention tournée vers Dieu. (…) De même que le bien qui n’est qu’être bien est Dieu, de même l’attention qui n’est qu’attention est prière. (…) L’attention est liée au désir. Non à la volonté, mais au consentement.» (Simone Weil, Cahiers, Œuvres complètes, t. VI, vol. 3, Gallimard, 2002, pp.228-229)
(6) Laurent Gagnebin, Silence de Dieu, Parole humaine, Paris, Van Dieren éditeur, 2000.Dans cet essai à la fois sobre et profond, Laurent Gagnebin interroge la notion de silence de Dieu non comme retrait mais comme espace d’appel à la responsabilité humaine. Une lecture éclairante sur la manière dont l’homme peut encore parler, croire et agir dans un monde blessé par l’absence apparente de Dieu.
(7) Laurent Gagnebin, Dieu a-t-il voulu la Croix ?, Évangile & Liberté 360, avril 2024. Dans cet article court mais décisif, l’auteur propose une relecture du récit de la Passion à la lumière d’une théologie non violente. Il conteste toute idée de volonté divine de la souffrance, et invite à penser la Croix comme un lieu de fidélité à l’humain, non de justification du mal.