Dialoguer avec France Quéré: une théologie au seuil du réel - Forum protestant

Dialoguer avec France Quéré: une théologie au seuil du réel

«Le mal ne s’explique pas: il oblige à agir.» Réfléchissant à ce «seuil intérieur» auquel arrive France Quéré au terme de sa conférence sur Le mystère de la souffrance, Josepha Faber Boitel revient sur les deux épisodes bibliques sur lesquels prend appui la théologienne: celui de la guérison de l’aveugle-né (qui «n’explique pas le mal» mais «révèle notre responsabilité (in)active») et celui de la chute (qui ne «dit pas que l’humain est devenu mauvais, mais qu’il doit désormais apprendre à répondre de ses actes»). Deux signes que «la foi ne nous sort pas du réel: elle nous sort du fatalisme».

 

 

 

Introduction

Le mal traverse les siècles sans jamais cesser de nous interroger. France Quéré, par son courage intellectuel et sa fidélité lucide à l’Évangile, nous interpelle toujours: comment croire sans minimiser le scandale du mal ? Comment agir sans dissoudre la foi dans la morale ou l’activisme ? Comment espérer sans nier la fracture du réel ?

Depuis plusieurs années, ma propre réflexion s’articule autour de ce que j’appelle le Seuil: un lieu de discernement et d’ajustement au réel, où la fragilité humaine rencontre l’appel évangélique. C’est pourquoi cet article propose une mise en résonance pour réfléchir à ce seuil intérieur où se décide notre manière de vivre:

Le mal ne s’explique pas : il oblige à agir. C’est le point où la pensée de France Quéré et la théologie du Seuil se rejoignent, au cœur de l’Évangile.

 

1. L’aveugle-né: quand le mal oblige à penser autrement

 

Le scandale n’est pas où l’on croit

Jean 9 met en scène un homme aveugle de naissance, mais surtout les regards posés sur lui. Les disciples cherchent une explication du mal, mais Jésus refuse la causalité morale; sa réponse est une libération:

«Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?»
(Jean 9,2)

«Ni lui ni ses parents n’ont péché.»
(Jean 9,3a)

Le mal n’est pas un dossier pénal. La souffrance n’est pas le premier chapitre d’un traité de théodicée. Dieu n’entre pas dans nos schémas étroits de punition ou de mérite.

 

Un déplacement vers l’action

Jésus poursuit:

«C’est afin que les œuvres de Dieu se manifestent en lui.»
(Jean 9,3b)

Cela ne signifie pas que Dieu voulait son infirmité. Cela signifie que là où manque le bien, c’est là que le bien doit être fait. Le mal ne reçoit pas un sens: il reçoit une réponse.

 

Le vrai scandale: l’exclusion sociale

Dans le récit, l’homme est considéré comme impur, exclu du Temple, interrogé comme un suspect jusque dans sa généalogie. Le scandale n’est pas sa cécité, mais l’absence de solidarité. Nous sommes dans le champ du mal opérable: celui qui dépend non de Dieu, mais des humains. Le récit pointe ce que peut devenir une société qui théorise au lieu d’inclure.

 

Une parole d’inclusion active

Jésus n’explique pas : il ouvre un avenir.

«Va te laver à la piscine de Siloé.»
(Jean 9,7)

Cet acte rend la dignité, indépendamment du miracle de la guérison. Un regard reliant est posé sur l’infirme, une bonne place lui est destinée. Jésus rend l’homme à lui-même, à la communauté, à la parole.

Cet épisode des évangiles dit quelque chose de notre présent. Le mal n’est pas une abstraction. Il prend chair dans nos exclusions, nos renoncements, nos incapacités collectives à laisser chacun vivre dignement. L’aveugle-né, relégué et défini par son manque, nous force à nous demander où nous manquons.

Face au mal, Jésus indique une tâche: redonner place, visage, relation. Le mal ne s’explique pas: il oblige à travailler, à discerner, à agir.

 

Actualité du texte

L’aveugle-né nous interroge: où la société produit-elle aujourd’hui du mal par absence de bien ? où excluons-nous au lieu d’accompagner ? où cherchons-nous des explications au lieu de créer le lien ?

Ce texte n’explique pas le mal: il révèle notre responsabilité (in)active.

 

2. Adam et Ève: le seuil où l’humanité se découvre responsable

Le récit d’Adam et Ève (Genèse 2–3) a souvent été lu comme une simple faute originelle. Pourtant, d’autres lectures sont possibles. Le texte biblique lui-même n’emploie jamais l’expression péché originel.

 

Un récit de passage, pas de culpabilisation

Le serpent, comme le souligne France Quéré, constitue une énigme. Le texte ne décrit aucune figure satanique explicite. Le serpent représente la distorsion, pas le diable au sens tardif:

«Le serpent était le plus rusé…»
(Genèse 3,1)

Concernant Ève, j’abonde dans le sens de Quéré: la faute n’est pas psychologique, encore moins genrée.

Dieu parle d’abord à Adam (Genèse 2,16-17). Ève reçoit une parole transmise, donc susceptible de déformation. L’enjeu n’est pas la faiblesse d’Ève, mais l’imprécision de nos propres transmissions spirituelles, fragilisées par interfaces, interprétations et approximations.

 

L’entrée dans la conscience

«Leurs yeux s’ouvrirent.»
(Genèse 3,7)

Ce n’est pas seulement la chute: c’est l’apparition de la conscience morale.

Quand Dieu demande

«Où es-tu ?»
(Genèse 3,9),

il inaugure la parole éthique. Ce n’est pas un interrogatoire: c’est une convocation.

Ce récit n’est pas l’origine du mal, mais l’origine de l’humanité responsable. Le mal commence peut-être moins dans l’acte que dans ce qui vient ensuite: Adam accuse Ève, Ève accuse le serpent. La fuite devant la responsabilité est plus lourde que le geste.

 

Un texte pour aujourd’hui

Selon une lecture narrative et actancielle, Adam et Ève franchissent un seuil sans le maîtriser. Dieu ne les abandonne pas: il les accompagne dans un monde désormais complexe, où la liberté se paie de risques et d’égarements.

Genèse 3 ne dit pas que l’humain est devenu mauvais, mais qu’il doit désormais apprendre à répondre de ses actes.

Là encore, la théologie du Seuil rejoint France Quéré: l’enjeu n’est pas d’expliquer l’origine du mal, mais de chercher où se situe le levier d’action dans la réalité du mal — dans la manière de tenir ou non la relation juste.

 

Conclusion

Avec France Quéré, convoquant Hegel, rappelons que le mal est l’écart, la rupture, la blessure du réel. Mais surtout: il nous oblige. Il oblige la pensée, la foi, l’action. Un dialogue avec la philosophie est fécond lorsqu’il ne s’agit pas de rationaliser la souffrance.

En écho, la théologie du Seuil ne propose pas d’expliquer le mal, mais d’y discerner le lieu d’un appel. Quand le sens disparaît, il reste le lien. Là où l’explication échoue, demeure la tâche.

Le Christ ne justifie pas le mal: il console, il relève, il relie.

Nous sommes au seuil: entre le réel blessé et l’espérance active. La foi ne nous sort pas du réel: elle nous sort du fatalisme. Face au mal, nous ne sommes ni paralysés ni tout-puissants: nous sommes engagés.

 

Illustration: guérison de l’aveugle né (couvercle en ivoire, Égypte, 5e siècle, Musées du Vatican, Photo Fabrizio Garrisi, CC BY-SA 4.0).

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