L’œuvre de nos mains
Commentant un livre du théologien catholique Jean-Marc Moschetta qui affirme que les machines font partie du projet voulu par Dieu pour l’humanité, Yves Ellul critique cette fascination très actuelle qui confond intelligence et sagesse. Et appelle à prendre au sérieux l’ensemble du texte biblique, pas uniquement ce qui nous arrange à un moment donné.
Texte publié dans le numéro 2021/4 de Foi&Vie.
Jean-Marc Moschetta est l’auteur d’un livre paru cette année aux éditions Mame: Jésus viendra-t-il aussi sauver les machines? (1). Il est à la fois ingénieur à Supaéro et à l’ISAE, enseignant et docteur en théologie catholique. L’auteur précise lui-même qu’il veut être «l’avocat des machines»… pour leur défense, cela va de soi. Sera-t-il leur évangéliste? Il propose d’utiliser les machines avec prudence et raison. Elles sont désormais notre indispensable compagnon de vie. Par un retournement habile, il démontre ce que l’intelligence artificielle nous fait découvrir: le rétrécissement anthropologique où la théologie passée nous a enfermés (entre autres la problématique d’un salut individuel, alors que c’est un salut cosmique qui nous est promis). Par une succession de glissements sémantiques et des citations tronquées, il démontre que l’intelligence est en fait la puissance créatrice de Dieu et que l’homme est voulu par Dieu comme cocréateur: il y a «filiation» entre l’intelligence animale («naturelle»), l’intelligence humaine et l’intelligence des machines, et c’est donc un processus évolutif voulu par Dieu. Nous avons donc le devoir de prendre le risque de tout perdre en vue de faire progresser le royaume. Ce qui nous est promis fait appel à l’incorporéité des anges et à l’image paulinienne du «vêtement» dont nous serons revêtus dans l’au-delà, donc un «corps hybride» ou virtualisé (sans doute programmé par des algorithmes). Grâce à la théologie de Teilhard de Chardin, nous sommes donc appelés à «eucharistier» les machines…
Il me semble que ce genre de discours, justifié par une mystique, est parfaitement dangereux. En effet, il représente exactement ce que la Bible (Premier et Second Testaments) appelle l’idole. L’auteur lui-même dit être, comme tout le monde, fasciné par les machines (peut-être comme Adam et Ève?). Cette fascination l’amène à confondre intelligence et sagesse, création et gardiennage, etc., mais aussi à éluder les questions d’éthique chrétienne. La morale individuelle était trop élitiste, et bien sûr nous arriverons, grâce à l’eucharistie, à empêcher la puissance destructrice de ce qui n’est que des machines. Pour cela, une bonne morale de masse diffusée par une bonne théologie devrait faire l’affaire. Enfin, il faut dénoncer le procédé qui consiste à piéger Dieu par la promesse d’un salut universel dont nous ne savons rien et qui justifie de faire n’importe quoi dans notre propre histoire et sur notre planète. Après tout, si nous sommes cocréateurs de la Jérusalem céleste, la fin de l’histoire telle que l’Apocalypse la décrit n’est pas si terrible! Toutes ces méthodes ont déjà été dénoncées dans la Bible et nous y retournons toujours comme le chien à son vomi…
Les réflexions qui suivent visent à apporter un point de vue différent de celui de Jean-Marc Moschetta.
Ni homme cocréateur, ni création non finie
Je donnerai d’abord mes postulats de départ.
Toutes les données de l’exégèse moderne mettent en évidence la spécificité de la pensée hébraïque. Tout l’Ancien Testament (qui fait partie de nos Bibles) est pensé et écrit en hébreu, par des Hébreux. Jésus était hébreu et ne s’est adressé qu’à des Juifs, laissant ses disciples libres d’aller au-delà. Paul enfin était juif et pensait en juif, même s’il a écrit en grec: tout son effort a été de faire passer un mode de pensée juif dans une langue grecque, d’où son style parfois difficile et le souvenir de la moquerie qu’il subit de la part des Grecs d’Athènes. La grande difficulté et la source de beaucoup d’incompréhensions viennent de l’opposition ou de la différence entre une pensée sémitique (orientale pourrait-on dire) et une pensée philosophique selon les critères du monde gréco-romain: une pensée occidentale dont nous sommes majoritairement tributaires. J’éviterai donc autant que possible de mélanger les deux par le système de citations venant d’époques et de cultures différentes; il est classique de dire «traduction, trahison…»
Par ailleurs, les textes bibliques ne cherchent pas à dire une rationalité, une anthropologie énonçant des qualités de l’homme ou de la femme (par exemple, la Bible ne parle pas d’intelligence qui siégerait dans le cerveau mais de sagesse qui siège dans le cœur, ce qui n’a rien à voir avec la biologie…) Du début à la fin, la Bible est faite de témoignages, donc de paroles de croyants qui transmettent leur expérience de l’extraordinaire qui est intervenu dans leur vie. Il s’agit d’une histoire, porteuse à la fois des marques de la culture vécue et de l’indicible qui y a fait irruption, la présence d’une transcendance. C’est donc un apprentissage de la relation à Dieu, une façon de donner un sens à l’histoire qui en elle-même n’en a pas, si ce n’est pour le croyant. De ce fait, l’image de Dieu n’est pas la photo de l’adam mais la relation entre lui et sa femme et Dieu : l’amour. Ceci se résume donc en deux domaines différents: d’un côté l’expérience historique où parle la Foi, de l’autre l’expérience scientifique où parlent la science et la technique (voir saint Paul proclamant Jésus Christ folie pour les Grecs).
Si la Bible est le texte écrit par des témoins inspirés, capables de transmettre un au-delà de notre histoire, alors il faut en retenir tous les propos, même ceux qui nous dérangent. De ce fait, on ne peut pas parler d’un homme cocréateur, d’une création non finie. Le récit de Genèse 1 est très clair: la création est achevée et Dieu se repose le septième jour. Ce qui va suivre est donc simplement de l’histoire. Il y est question de cultiver la Adamah, la terre, celle d’où l’adam est tiré, la cultiver et donc ne pas en faire une déesse de la fécondité. Il s’agit aussi de garder le jardin et donc d’utiliser force et discernement pour éviter des intrusions possibles. En Genèse 3, le serpent parle d’être «comme des dieux», il opère par séduction, et propose un pouvoir.
Enfin la Nature n’est pas la Création. On peut définir des lois de la nature (scientifiquement), elle est imparfaite et évolutive bien sûr, mais la création, elle aussi, est évolutive: c’est le projet de Dieu dans sa relation à l’homme, notre histoire, celle qui peut donner un sens à notre vie. C’est pourquoi il faut rester lucides et en éveil comme Jésus le recommande à ses disciples, et c’est toujours ce rôle de gardiens du début. D’où la question constante qui nous est posée: «Quel sens a ce que tu dis ou ce que tu fais?». Est-ce que cela exprime une relation d’amour (je parle d’un amour qui ne serait pas destructeur de l’autre)?
Adam et Ève, Noé, Moïse, Jésus: les quatre alliances
Voici un fil conducteur : les différentes alliances proposées par Dieu.
Les diverses étapes et péripéties de cette histoire de la création sont rythmées par des Paroles de Dieu qui fixent le cadre des relations entre Dieu et l’homme. En premier dans le jardin: ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Puis avec Noé: Dieu est sans illusions, l’homme va remplir la terre de crainte et d’effroi et se nourrir de tout ce qui lui tombe sous la main. Dieu se réserve une seule chose, rester maître de la vie: l’interdit du sang (Genèse 8 et 9); comme avec le jardin, il s’agit d’une limite… Puis Dieu se choisit et libère un peuple pour incarner un projet de société constituée d’individus libres et responsables, d’où les dix Paroles par lesquelles Dieu s’engage pour que ce projet fou soit possible. Là encore, il s’agit seulement d’un cadre fixant les limites du possible. Malgré cette alliance, il faudra quarante ans au peuple hébreu pour apprendre à conjuguer liberté (individuelle et collective) et responsabilité.
Vient en dernier l’alliance dans le sang de Jésus-Christ. Elle comporte seulement un enseignement aux disciples: le Royaume des Cieux (non le royaume de Dieu). Il est ici et maintenant, tout en étant promis. C’est par exemple ce que le vieillard Siméon voit… Le seul avertissement donné par Jésus, la seule limite, c’est le «pouvoir des clés» (Matthieu 16, 19)… On l’a entendu comme un pouvoir donné aux disciples de distribuer le salut et l’Église s’est ainsi embourbée dans un «chemin qui ne mène nulle part» (il ne s’agit pas d’une critique de l’Église catholique, les protestants ont fait de même quand ils ont eu du pouvoir, et d’autre part j’apprécie beaucoup l’évolution de l’Église catholique depuis Vatican II, et tout spécialement le pape François). Mais au contraire, cela veut dire que Dieu désormais n’interviendra que si on enchaîne nous-mêmes certains processus (il s’agit bien d’un neutre: ce que vous enchaînerez). À titre d’exemple: si nous les chrétiens et ceux que l’on pouvait influencer avions enchaîné le nazisme, Dieu aurait été de notre côté et non dans le Gott mit uns. D’où le scandale et l’interrogation: «Où était Dieu?». Il était condamné au silence, lié par la promesse de Jésus… C’est, par exemple, aujourd’hui pouvoir se scandaliser du discours d’un Elon Musk (le milliardaire qui veut promouvoir le tourisme spatial) ainsi que de son action auprès de la Nasa.
La mort de Jésus ouvre donc un temps de responsabilité totale dans un monde où le pouvoir humain est devenu total: c’est le temps de l’Apocalypse. En fermant avec ce livre l’Histoire (la vraie, non pas celle de la réalité scientifique, mais l’histoire telle que les chrétiens la voient), l’Église primitive, qui attend le retour de Jésus-Christ, nous dit: «Nous sommes dans une durée, une attente qui est une non-histoire, un prolongement où tout ce qui se passe a déjà existé» («Rien de nouveau sous le soleil», dit l’Ecclésiaste). D’où les recommandations faites aux différentes Églises (aux chapitres 2 et 3 de l’Apocalypse) qui sont toujours d’actualité. Plus que jamais, il nous faut garder ce monde des puissances monstrueuses et mortifères que nous avons tendance à libérer sans nous en rendre compte. Simplement parce que nous sommes «séduits et émerveillés par l’œuvre de nos mains» (c’est la définition même de l’Idole…). Peut-être ne pourrons-nous que faire partie de ceux qui se tiennent sous l’Autel et demandent: «Jusqu’à quand, Seigneur?». Et cela même s’il y a des périodes de paix et des lieux de paix.
Ne pas décider nous-mêmes de ce qui est bien et de ce qui est mal à la place de Dieu
Pour conclure, je ne peux que dire que moi aussi je suis «séduit et émerveillé» par les créations de l’homme d’aujourd’hui, mais en plus je suis terrifié… La machine, les machines, sont fascinantes de pouvoir et de créativité. Mais les aspects négatifs, les coûts s’accumulent et croissent aussi vite que les aspects positifs, et nous n’acceptons de les voir qu’après qu’ils ont créé des destructions et des souffrances que nous ne maîtrisons pas. Il ne s’agit plus de machines mais d’un système, d’un monde, qui se développent de façon incontrôlable tout en adaptant l’humanité à ses lois. La sonnette d’alarme est régulièrement tirée depuis plus de soixante ans par des gens de tous milieux… sans effet: le Progrès n’est plus qu’une fuite en avant, alors même que nous ne «croyons plus au progrès».
Mon souci concerne donc l’Ici-Bas et non l’Au-Delà. Dire: «Le salut de la création est promis au-delà de l’histoire, et Dieu y intégrera les machines» est un discours dangereux, parce que cela justifie de continuer sur la même voie aujourd’hui. Est-ce le rôle de l’Église de tenir ce discours? Je crains fort qu’aucune morale, même élitiste, n’arrive à maîtriser la séduction du pouvoir (éventuellement celle de l’homme augmenté qui ressemble fortement à son grand frère, le Surhomme…).
Si nous avons un rôle à jouer, il me semble être davantage dans le respect des seuils et des limites que bien des scientifiques eux-mêmes nous demandent d’observer.
– Seuils, parce que ce qui a pu faire le succès d’une entreprise devient la cause de sa perte. C’est le bilan de ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène, une ère où l’homme est devenu la cause de tous les déséquilibres qui menacent la vie sur terre.
– Limites, parce que toute la nature et toute la création parlent de limites à ne pas franchir sous peine de mort.
Enfin le salut de la fin des temps ne nous appartient pas, ce sera l’œuvre de Dieu et nous n’avons pas à l’utiliser, il nous offrira ce qu’il juge bon de nous offrir.
Mais je voudrais insister sur la complicité amoureuse de Dieu depuis le début: en Genèse 2,19-20, Dieu amène l’adam devant les animaux pour voir comment il va les nommer, et l’adam les nomme «êtres vivants»… comme lui… Nous retrouvons la même chose chez Job (chapitres 38, 39 et 40): on pourrait imaginer la scène où Dieu vient s’asseoir auprès de Job (sur son tas de fumier!) et l’interroge…
«As-tu une fois dans ta vie commandé au matin, assigné à l’aurore sa place…?
«Peux-tu nouer les liens des pléiades, desserrer les cordes d’Orion?
«Le bœuf sauvage voudra-t-il te servir?
«Est-ce sur ton conseil que le faucon prend son vol?
«Léviathan, le pèches-tu à l’hameçon?»
Bien des savants vivent le même émerveillement en découvrant l’infiniment grand et l’infiniment petit. Et je parle là d’une espèce de complicité amoureuse où Dieu ne peut être nommé parce qu’il ne fait pas partie du champ d’étude de la science. Il s’agit donc toujours du péché originel: décider nous-mêmes de ce qui est bien et de ce qui est mal à la place de Dieu.
Le discrédit entretenu par les scientifiques depuis le 19e siècle à propos des textes bibliques (réputés non crédibles) a obligé à adopter des techniques de lecture modernes en vigueur aujourd’hui.
Cette approche renoue avec le Sola Scriptura de Luther et remet en question l’ensemble des commentaires bibliques accumulés au fil des siècles.
Cette démarche a profondément déstabilisé les croyants et la dogmatique. Comment exprimer aujourd’hui le Sola Fide (la foi seule) prôné par Luther? Les lectures telles que la théologie de la libération, les lectures fondamentalistes ou marxistes ou matérialistes, ou bien la théologie de la mort de Dieu, etc., ont fleuri… puis fané… La théologie de Teilhard de Chardin semble survivre à petit bruit dans le monde catholique français.
Par contre, tous ces soubresauts rendent attentifs aux chemins qui semblent s’ouvrir et sont des impasses parfois dangereuses. La prudence recommande donc un radicalisme confiant à l’égard de la Bible: «Pas un point sur un i ne passera», nous dit Jésus. Et les Juifs à qui nous devons ces textes se questionnent entre eux en se disant: «Comment lis-tu?» (et non pas: «Qu’est-ce que tu lis?»), ou bien: «Les textes ont soixante-dix-sept sens plus un, celui de Dieu». Ce qui oblige à un réexamen constant: «Est-ce que je lis correctement (et est-ce que mes choix de vie vont avec ou non?), ou bien est-ce que je gomme ou ‘oublie’ certains passages bibliques?».
Mais plus encore: «À quel moment je m’appuie sur l’Absolu du texte biblique pour justifier ma ‘vérité’ à moi?». Ou encore: «Suis-je en droit de me justifier, et quelle responsabilité est-ce que je prends par rapport au reste de l’Église?». L’histoire de l’Église fourmille de ces exemples où elle a cautionné ou créé ce qui a pu devenir des idéologies, des idoles, en oubliant certains textes bibliques ou en les interprétant pour assurer sa légitimité ou son pouvoir.
Dès lors, l’histoire nous questionne, notre histoire où le Progrès est la seule issue, alors même que nous ne croyons plus à l’idéologie du progrès. Où sont les seuils, où sont les limites au-delà desquels nous choisissons la mort et non la vie?
Illustration: Visite guidée du centre de calcul du CERN près de Genève en 2019 (photo Simon Waldherr, CC BY-SA 4.0).
(1) Jean-Marc Moschetta, Jésus viendra-t-il aussi sauver les machines? Regard chrétien sur l’Intelligence Artificielle et les nouvelles technologies, Mame, 2021.