Du sujet de droit au sujet libidinal
« La force de séduction du numérique, une force qui explique son succès sans précédent dans l’histoire industrielle, c’est de savoir et de pouvoir s’adresser à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux : de savoir épouser les contours de leur vie psychique, en s’y fondant, en s’y lovant, en la flattant, pour rendre les tâches instrumentales agréables. C’est cela, le secret de son extension effective. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques en général vient de ce que toutes les fonctions objectives (qui permettent d’accomplir quelque chose dans le monde) sont rattachées à la vie subjective par le charme du pratique et la puissance de son envoûtement libidinal. Ils savent exploiter comme aucun dispositif technique avant eux la tendance congénitale de l’homme à aller au plus commode, au plus agréable, à ce qui est énergétiquement le moins dispendieux. »
S’interrogeant d’abord sur le « caractère pratique » du numérique qui assure son emprise sur nos vies, Mark Hunyadi constate que les nouveaux dispositifs dont nous nous servons ne nous apparaissent que sous leur aspect instrumental et non pas sous leur aspect de système, « ensemble complexe de ce qui rend non seulement possible l’utilisation de ces outils, mais qui rend ceux-ci utiles ». Or ce système « poursuit ses propres fins, qui ne sont pas les fins de l’utilisateur », cas inédit puisque « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme utilise des outils qui ne sont pas faits pour l’usage qu’il en fait ». Un système d’autant plus efficace qu’il est « pratique » : « sous tous ces aspects, il est l’outil le plus économique – raison pour laquelle il s’impose si facilement : peu y résistent, encore moins y renoncent. Le pratique exerce une puissance de séduction qui fait taire toutes les réticences. » Pas de réticence à « livrer des données pour jouir du moindre outil numérique, que ce soit en accédant à Internet ou pour faire fonctionner n’importe quel objet connecté », données qui vont alimenter nos profils numériques destinés à nous insérer toujours plus dans le système. Le problème étant que ces outils « ne font pas que satisfaire libidinalement la vie psychique. Ils la façonnent aussi. Si le moteur du numérique est libidinal, c’est qu’il prend pour mesure le désir et sa satisfaction ; il vise à éliminer tout accroc, tout frottement dans sa réalisation, de manière à créer le plus sûrement possible une expérience de bien-être dont le soi est la seule mesure. L’outil n’est plus là pour permettre de se confronter au monde, mais pour en éliminer les aspérités, pour dispenser de l’expérience du monde. Le but n’est pas de se mesurer au monde, mais de contourner sa résistance. »
Mars 2019