Le prologue aérien de l’évangile de Jean, qui appelle le Christ «la Parole», me transporte, chaque fois que je le relis. Certains commentateurs ont plutôt compris le terme grec logos (que l’on traduit par parole) comme une citation de la philosophie grecque, ou une influence de Philon d’Alexandrie. Mais la suite de l’évangile montre que Jean était beaucoup plus ancré dans la signification du mot hébreu davar: la parole vive, qui crée, qui bouleverse et qui est proche de l’action.
De fait, et spécialement dans cet évangile, la parole de Jésus prend sans cesse ses interlocuteurs de court. Les quiproquos se multiplient. Certains interlocuteurs prennent les formules de Jésus au pied de la lettre et le considèrent comme un hurluberlu. Ils ont du mal à accéder aux significations imagées que Jésus a en vue. L’évangile n’attribue pas cette difficulté à quelque déficience, mais plutôt à une volonté de ne pas entendre ou comprendre, à un aveuglement assumé pour se détourner du message radical et dérangeant que Jésus délivre: «La parole est venue chez les siens, et les siens ne l’ont pas accueillie» (Jean 1,11).
Une parole personnelle ou formatée ?
Au commencement, donc, était la parole. Une telle parole arrivera-t-elle encore à se faire une place dans notre monde saturé de bavardages ? On peut se poser la question.
La presse s’est fait, dernièrement, l’écho d’une étude parue dans la revue Nature (1) où des chercheurs ont proposé à un panel de personnes des poésies en langue anglaise de différentes époques et des textes semblables produits par l’intelligence artificielle «à la manière des» poètes en question. L’enjeu était de tenter de distinguer les œuvres originales des copies artificielles. Cela s’est révélé assez difficile pour les personnes qui se sont soumises à l’expérience. Et cela ne s’est pas révélé moins difficile pour les personnes qui disaient avoir une certaine familiarité avec la poésie en général. Seules celles qui ont reconnu un poème qu’elles connaissaient ont tranché sans hésiter.
Et, dans l’ensemble, les individus enquêtés ont plutôt attribué à des auteurs humains les œuvres artificielles et vice-versa. Le côté surprenant, heurté et inattendu des œuvres poétiques originales (de toutes les époques) leur est apparu comme une série de maladresses produites par la machine. Or, au contraire, l’intelligence artificielle a systématiquement produit des textes plus lisses, plus clairs, avec des métaphores moins surprenantes. C’est assez normal dans la mesure où il s’agit d’une forme de plagiat sophistiqué: compiler ce qui existe pour faire quelque chose de semblable.
Je traduis un extrait de l’article:
«Les poèmes générés par l’IA sont moins complexes. Ils communiquent plus aisément et sans ambiguïté une image, une humeur, une émotion ou un thème à des lecteurs standards, qui n’ont pas le temps ou l’intérêt pour l’analyse approfondie exigée par la poésie des poètes humains».
Il faut le répéter, la plus ou moins grande familiarité déclarée avec la poésie n’a pas fait de différence. C’est plutôt la mise en situation de l’expérience qui rejoignait la situation de parole ordinaire, aujourd’hui où l’on n’a ni le temps ni la volonté d’approfondir.
Quelle parole attendons-nous ?
L’IA produit donc des œuvres où l’originalité est rabotée. C’est, au reste, assez bien documenté. Ce qui me frappe, ici, c’est que l’horizon d’attente des personnes est de lire des œuvres qui ne les surprennent pas, qui leur communiquent «des émotions», mais qui ne les interrogent pas.
Or, à force de se détourner des questions trop dérangeantes, de surfer d’émotion en émotion, de se limiter à une écoute paresseuse, on finit par perdre de vue les questions profondes et libératrices qui ont trait au sens de ce que l’on vit.
Dans l’évangile de Jean, Jésus s’est heurté à des personnes qui pensaient savoir, voir clair et pouvoir juger de tout, sans difficulté. Excédés, ils finissent par demander à Jésus:
«Est-ce que, par hasard, nous serions des aveugles, nous aussi ?».
Et Jésus leur répond:
«Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites: nous voyons. Et c’est pourquoi votre péché demeure» (Jean 9,40-41).
Oui, à force de se limiter à ce qui semble clair, direct et sans ambiguïté, on s’enferre dans des ornières dont on ne parvient plus à sortir.
La Parole a, on le voit, toujours autant de mal à faire son chemin jusqu’au cœur des humains.