Le rêve d’une société autoritaire et brutale a encore gagné des points
«Les hommes politiques transgressifs plaisent»: pour Frédéric de Coninck, la deuxième élection de Donald Trump montre que les électorats sont conscients «que l’humanité butte collectivement sur des limites». D’où la préférence pour des offres politiques qui «laissent croire que tout est possible, que l’on peut ignorer les faits, les limites quelles qu’elles soient, et vivre dans un monde sans contraintes». Et qui promettent une protection «contre ceux qui voudraient leur prendre une partie du gâteau: immigrés qu’on voudrait voir rester chez eux, nations ennemies, ou, simplement, personnes démunies». C’est à dire une entrée progressive «dans une logique de guerre».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
La défaite de Kamala Harris aux élections présidentielles américaines est un révélateur d’une poussée toujours plus grande vers l’attente d’une société forte, brutale et sans pitié.
Des explications classiques, mais insuffisantes
On a avancé diverses explications pour rendre compte de cette défaite.
On parle d’une Amérique fracturée, opposant les villes et les campagnes, les côtes et l’intérieur des terres. C’est juste. J’ai reproduit ci-dessous, à titre d’exemple, les résultats des états du Wisconsin et de Pennsylvanie. J’ai mis à côté la carte des résultats au premier tour des législatives françaises du 30 juin dernier dans le département de la Vienne, où j’habite. On voit que la coupure est la même.
Mais cette explication est insuffisante. La Pennsylvanie avait donné la majorité à Joe Biden, en 2020, avec une structure des votes qui était la même. Il y a donc eu un glissement global de l’électorat.
En fait Donald Trump a remporté tous les swing states et il a obtenu, également, la majorité des suffrages exprimés sur l’ensemble du corps électoral. Ce n’est donc pas, sans doute, les franges les plus ancrées dans leur positionnement qui ont fait la différence, mais les votes modérés.
Il est d’ailleurs tout à fait frappant que, là même où Kamala Harris a fait campagne (dans les swing states et en direction de l’électorat modéré), elle se soit heurtée à un échec systématique.
On parle d’un vote misogyne. C’est vrai. Mais ce que Kamala Harris a perdu chez les hommes, elle l’a gagné chez les femmes.
On dit, enfin, que se campagne n’était pas bonne. Franchement je ne l’ai pas trouvée mauvaise. Elle n’avait sans doute pas le souffle des campagnes d’Obama, mais elle était au niveau.
En fait, c’est toute une partie de l’électorat modéré qui a glissé vers la posture de Donald Trump: peu importe ses mensonges du moment qu’il nous donne du muscle.
Pourquoi les candidats transgressifs ont-ils du succès ?
J’avais déjà, par le passé, été frappé par les réélections de Silvio Berlusconi en Italie, alors qu’il devait gérer un nombre incroyable de casseroles. Ces dernières années, on voit que les gouvernants illibéraux, qui revendiquent le conflit avec la justice, la presse et tout ce qui entrave leur marche, sont réélus tranquillement, la plupart du temps. Boris Johnson, au Royaume-Uni, a longtemps eu du succès, alors que tout le monde savait qu’il racontait des bobards à jet continu. Bref, il faut se faire à cette idée: les hommes politiques transgressifs plaisent. Et, à mon avis, ils plaisent, parce qu’ils laissent croire que tout est possible, que l’on peut ignorer les faits, les limites quelles qu’elles soient, et vivre dans un monde sans contraintes.
Il est rassurant d’ignorer le réchauffement climatique, le fait que la terre a des ressources limitées, que la civilisation du pétrole va s’éteindre, que des personnes souffrent de relations économiques dissymétriques, et que l’on est censé se comporter avec les autres êtres humains quels qu’ils soient avec un minimum d’humanité.
Un glissement général de l’électorat vers la droite
Il est rassurant de l’ignorer… tout en le sachant très bien malgré tout. D’ailleurs, c’est sans doute cette conscience que l’humanité butte collectivement sur des limites qui fait, progressivement, entrer les populations, tout autour de la Terre, dans une logique de guerre.
Beaucoup comptent sur leur gouvernement pour les protéger contre ceux qui voudraient leur prendre une partie du gâteau: immigrés qu’on voudrait voir rester chez eux, nations ennemies, ou, simplement, personnes démunies.
Le glissement vers la droite a été clairement perceptible aux dernières élections européennes, dans la majorité des pays. Et la gauche, en France, ferait bien d’y porter attention. Elle a oublié cet été, après avoir obtenu la majorité relative à l’assemblée, qu’elle ne pesait que 30% des voix, ce qui est très peu.
Aujourd’hui, les politiques qui ont le vent en poupe tablent sur le nationalisme, la méfiance à l’égard des structures internationales multilatérales, et une foi pratiquement sans limite sur les ressources du rapport de force pour faire face à pratiquement n’importe quel problème social.
Une vague qui monte et qui finira par provoquer des explosions majeures
Je vois, année après année, cette croyance dans les vertus de la force gagner des parts de plus en plus importantes de l’électorat. Le fait que Donald Trump ait eu plus de voix que lors de sa première élection, où il avait créé la surprise, en est un exemple de plus.
C’est, pour moi, l’exact opposé de tout ce en quoi je crois. Je le dis de cette manière pour faire voir que l’on touche à un enjeu spirituel. Ce culte de la force est une forme de paganisme qui tourne le dos résolument à l’enseignement du Christ, même si beaucoup de chrétiens y cèdent. La société est faite pour construire des compromis, des arbitrages, aménager une coexistence minimum, au milieu d’intérêts opposés. Les rapports de force sont multiples, évidemment, mais les règles démocratiques sont là, précisément, pour en limiter la portée.
Et si l’on rêve de renverser les barrières et de céder sans retenue à l’ivresse de la puissance, tout cela finira par des explosions majeures et une désolation collective.
Nous ne pouvons pas grand chose contre cette tendance lourde. Mais nous pouvons au moins rester fidèles à notre croyance dans les vertus… eh bien disons simplement de l’amour du prochain ! Cette vieille idée que je trouve de plus en plus actuelle, ces temps-ci ! Partout où des personnes décident de coopérer et de s’entraider plutôt que de se soupçonner, de se jalouser et de se protéger des autres, il y a de l’espoir et de la vie.
Illustration: Trump lors de son discours de victoire du 6 novembre 2024