La mobilité n’est plus un choix
Présenté à l’automne 2018 et actuellement en discussion, le projet de loi d’orientation des mobilités est fondé sur l’idée que la liberté de transport « est le premier facteur d’émancipation individuelle, de cohésion sociale et territoriale », une idée plus que problématique et contestable selon Frédéric de Coninck dans ce texte déjà paru sur son blog Tendances Espérance, tant la multiplication des possibilités de transport a contribué à éloigner les actifs de leur lieu de travail et accentué de fait les phénomènes de relégation urbaine et territoriale.
Commenter un projet de loi est un exercice un peu technique et je ne vais pas le faire dans le détail. Mais, vu que j’ai travaillé plusieurs années sur la question des mobilités, il convient que je fasse écho à ce projet de loi d’orientation des mobilités (1).
J’en indique quelques grands axes, pour fixer les idées :
Une des idées les plus fortes est de donner les moyens à tous les établissements de coopération intercommunale d’organiser les transports et les mobilités sur leur territoire, en plus des grandes agglomérations urbaines qui le faisaient déjà depuis de nombreuses années. L’exercice sera compliqué, car les solutions envisageables dans les zones peu denses ne sont pas légion, mais il vaut la peine d’être tenté.
Un autre axe fort est de réorienter les financements sur les déplacements du quotidien plutôt que sur les dessertes de grande agglomération à grande agglomération.
D’autres idées sont plus classiques : favoriser l’usage du vélo et de la marche à pied, par exemple.
Je ne vais pas en dire beaucoup plus : le projet reprend bon nombre d’idées qui sont dans l’air depuis plusieurs années.
Nous sommes devenus accros à la mobilité
L’exposé des motifs du projet évoque, et c’est plutôt cela que je voudrais commenter, une idée toute faite qui mérite d’être questionnée. Je cite : « La mobilité est au cœur des enjeux de notre société, elle est le premier facteur d’émancipation individuelle, de cohésion sociale et territoriale. Parce que la mobilité physique est celle qui rend possible toutes les autres (sociale, professionnelle …), elle doit être au cœur de la promesse républicaine ».
La mobilité est-elle vraiment le premier facteur d’émancipation individuelle ? On peut penser à d’autres facteurs : l’instruction, l’apprentissage du sens critique, ou être soutenu dans ses projets, par exemple.
Quant au fait qu’elle soit un facteur de cohésion sociale, on peut carrément penser l’inverse. C’est justement parce qu’il est assez facile de se déplacer que l’on a pu augmenter les distances entre les groupes sociaux et développer des formes d’entre-soi d’autant plus soft qu’elles sont, en principe, contrebalancées par la possibilité, pour tout un chacun, d’aller et venir où bon lui semble.
Continuons. La mobilité physique rend possible la mobilité professionnelle, assurément. Le résultat est que les distances domicile-travail continuent à augmenter sur le territoire français. Le fait que l’on puisse se déplacer pour travailler augmente la concurrence entre les salariés et les contraint à aller chercher plus loin du travail. Le gain ne semble, à vrai dire, pas du tout évident.
Ce genre d’enchaînement fatal, où la généralisation de la mobilité finit par éloigner les lieux où on réalise les activités est, d’ailleurs, très courant : les commerces se sont éloignés, les divers services aussi, les lieux de loisir, les hôpitaux, etc.
Et si on parle de mobilité sociale, pour finir, il faut prendre cela pour de l’humour noir. Les enquêtes de l’Insee montrent que la mobilité sociale est complètement bloquée en France depuis 40 ans … alors que la mobilité physique a considérablement crû (le seul vrai facteur d’évolution, entre la génération des parents et celle des enfants, est l’augmentation globale des emplois de cadres, mais les écarts relatifs, liés à l’origine sociale des parents, ne bougent pas).
Mais on reste persuadé (et les rédacteurs du projet de loi ne sont, de loin, pas les seuls) que la mobilité est un facteur d’émancipation. Certes, pour une personne, pouvoir aller facilement quelque part est perçu comme une liberté. Mais l’effet global du fait que chacun se déplace plus, peut parfaitement produire une contrainte nouvelle : la mobilité n’est plus un choix, elle devient une condition sine qua non pour accéder à certains biens et services. La mobilité récurrente, quotidienne et nécessaire, n’est pas du même ordre que le déplacement que l’on fait, à l’occasion, pour aller rencontrer quelqu’un ou découvrir un endroit que l’on ne connaît pas.
J’ai, de fait, entendu, pendant toute ma carrière, évoquer régulièrement la nécessité de désenclaver une zone. Le résultat est que l’ouverture de nouvelles voies de circulation a parfois conduit à vider une zone de ses emplois, au lieu de lui en amener. Le constat est net : les communications faciles accentuent les écarts entre le dynamisme des zones au lieu de les atténuer.
Mais la mobilité fait à ce point partie de nos modes de vie, aujourd’hui, qu’il semblerait fou de s’en passer.
Pendant ce temps-là, la proximité fait preuve, à l’abri des regards, de ressources insoupçonnées
Or les dynamiques les plus fortes, effectivement à l’œuvre, aujourd’hui, sont liées à ce qu’on appelle les effets d’agglomération. Que ce soit dans le domaine économique, scientifique, ou culturel, le brassage entre personnes proches est un ressort puissant d’inventivité et d’évolution. On le mesure, indirectement, en regardant comment évolue la population des différents territoires sur le sol français.
Regardons déjà les choses en gros en nous limitant au niveau du département :
L’évolution de population par département entre 2011 et 2016 (gamme de rouge pour les hausses, bleu pour les baisses), la taille des cercles correspondant à l’importance des populations départementales (voir l’étude Insee Focus n°138: Entre 2011 et 2016, les grandes aires urbaines portent la croissance démographique française).
Paris se vide au profit de sa couronne, j’en reparlerai. Mais, pour le reste, on voit parfaitement se dessiner ce qu’on a appelé la diagonale du vide : une bande de territoire qui va, en biais, du nord-est au sud-ouest, où aucune grande agglomération ne polarise les activités et qui se dépeuple progressivement.
On s’aperçoit, d’ailleurs, que la crise qui a débuté en 2008 a inversé une tendance antérieure. Le graphique ci-dessous est un peu compliqué, mais il mérite qu’on le regarde d’un peu près. Il regarde les choses plus finement, non plus simplement au niveau du département, mais en tirant parti d’une typologie des types de territoires élaborée par l’Insee.
Même étude Insee Focus n° 138.
Entre 2006 et 2011 la croissance était assez répartie, elle s’émiettait sur tous les types de territoires. Entre 2011 et 2016 la dynamique est beaucoup plus polarisée. Les communes isolées décroissent, les moyens et petits pôles stagnent et tout ce qui tourne autour des grands pôles s’envole. Le signe indéfectible que les grands pôles sont the place to be est que des masses de personnes s’agglutinent dans leurs couronnes à défaut de pouvoir y résider. Précisons que l’Insee parle de grands pôles en désignant plusieurs communes complètement agglomérées. Les couronnes correspondent plus à ce qu’on appelle le périurbain : communes pas complètement agglomérées où un nombre important de personnes (au moins 40 %) vont travailler dans le pôle.
On peut être rassuré par le fait que la multiplication des échanges entre des personnes proches soit plus appréciée que l’isolement. C’est réconfortant, en ces temps d’isolationnisme envahissant.
D’un autre côté, on voit bien comment la mobilité sert à gérer une contradiction. Dans le centre de ces grands pôles, le prix du foncier augmente. Et ce prix rejette en périphérie toute une série de gens qui préfèreraient habiter plus près du centre. Le dépeuplement de Paris centre est tout à fait typique, à ce propos. Il y a donc un enjeu d’aménagement qui va au-delà de la simple mobilité : structurer les périphéries urbaines proches et les densifier afin d’avoir, localement, des niveaux d’offre pas trop différents du centre. Sinon, la mobilité est juste un cautère sur une jambe de bois, une manière de faire passer la pilule de la relégation.
L’accent mis par le projet de loi sur les déplacements du quotidien peut être un élément de structuration de ces périphéries urbaines.
Mais il faut aussi se poser la question : à quoi la mobilité remédie-t-elle ?
Et, de ce point de vue, comme aurait dit Pierre Dac, il est souvent plus efficace de penser le changement que de changer le pansement !
Les villes lentes … ou plutôt les cités du bien vivre
J’ai envie, pour terminer, de citer la page d’accueil du site français du réseau international Cittaslow. L’apologie de la vitesse et celle de la mobilité ont partie liée. Et, à l’inverse, le mouvement slow est un utile antidote à la frénésie incontrôlée (et parfois contrainte) de déplacements en tous sens qui meuble notre vie contemporaine. Voici, en l’espèce, ce qu’on peut lire :
« Au pays du TGV, parler de lenteur est une provocation. Pour nous aussi, le mot lenteur n’est pas la bonne traduction de slow … Nous préférons le temps de … de faire, de réfléchir, d’échanger, de ne rien faire aussi … Bref le temps de vivre. (…) En France, la lenteur a mauvaise presse. Aussi, d’emblée est-il temps d’expliquer que Cittaslow n’a rien à voir avec se traîner. D’une part, Cité du bien-vivre, traduction quasi littérale de l’italien Città del Buon Vivere est un label de qualité qui est loin de se cantonner au patrimoine et à la bonne chère. Les valeurs humaines sont au cœur de la charte du mouvement. D’autre part, la référence à la lenteur, est clairement, un appel à la réflexion, au temps de vivre : celui d’échanger, de regarder, de bien-faire les choses et de ne pas vivre dans un temps, un stress subis. »
Voilà : ne pas vivre dans un temps, un stress subis. Et donc, plutôt que de parler de droit à la mobilité comme le fait le projet de loi, j’ai envie de parler de droit à la qualité urbaine et au temps choisi.
C’est plus ambitieux, certes, et tout n’est pas entre les mains de l’État. Mais posons-nous collectivement et sérieusement la question. Entre autres choses, cela rendra l’enjeu du développement durable plus motivant que d’y penser comme à une suite de renoncements. Car une ville de qualité est un cadre de vie qui amène à moins de déplacements inutiles et contraints.
Illustration : le Technicentre Sud-Est Européen de maintenance des rames TGV à Villeneuve Saint-Georges (photo CC-Bastiaan).
(1) Présenté par la ministre des Transports Élisabeth Borne lors du conseil des ministres du 26 novembre 2018 (voir communiqué), le projet de loi a entamé son parcours législatif au Sénat en mars 2019. On peut consulter son texte, les documents liés et l’évolution des débats sur Legifrance.