À quoi cela sert-il d’être grand ?
«Ceux qui se veulent grands, individuellement et collectivement, font beaucoup de mal aux autres et se font peu de bien à eux-mêmes»… mais nous sommes dans une époque où «les grandes puissances font de nouveau assaut de grandeur» et où, «de guerre en guerre, de répression en répression, de méfiance en méfiance, d’hostilité en hostilité, nous nous isolons les uns des autres». Car comme l’a montré Jésus, «dominer, c’est s’isoler».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
J’aimerais bien commenter la manière dont la vie en commun s’organise, ces temps-ci, mais j’observe, en ce moment, à bien des échelles géographiques, bien plus de compétitions et de courses à la grandeur que de volonté de coopérer.
Au niveau international, pour commencer, les grandes puissances font de nouveau assaut de grandeur: c’est à qui sera le plus grand. Vladimir Poutine est, pour l’instant, soutenu par une majorité de Russes (même s’il est difficile d’avoir une idée précise de ladite majorité), parce qu’il leur donne l’impression de retrouver leur grandeur perdue. L’invasion de l’Ukraine n’apporte pas grand chose aux Russes. On peut même dire qu’elle leur coûte beaucoup, financièrement et humainement, mais, au moins, ils ont l’impression d’être revenus dans le jeu international.
Pendant ce temps Donald Trump reprend son slogan de la grandeur américaine qui devrait faire son retour et il rencontre, pour le moins, un certain écho. Il est impossible de savoir ce que le chinois de base pense de Xi Jinping, en tout cas ce dernier mène, lui aussi, de son côté, une politique impérialiste.
Même dans les pays de deuxième rang, beaucoup se rêvent grands. C’est parfois tragique, quand la grandeur d’Allah sert de bonne raison pour perpétrer des massacres. En fait, cela va du tragique au dérisoire, mais tout est bon pour se rêver grand. Il n’y a qu’à voir l’hystérie qui règne autour des Jeux Olympiques de Paris, où la presse française suppute le nombre de médailles que la France pourrait remporter et s’inquiète d’avance d’une mauvaise organisation qui pourrait donner une mauvaise image de la France.
Grand et puis …
Mais à quoi cela sert-il d’être grand ? En fait, à rien d’autre qu’être grand. Certes, celui qui domine les autres peut s’approprier plus de biens et mener une vie plus confortable. Mais les dictateurs mènent des vies peu désirables, rongés qu’ils sont par le soupçon et la hantise de l’attentat. Et, pour le reste, la grandeur ne sert à rien, si ce n’est à se sentir important. C’est un profit purement symbolique et, en fait de symbole, quel que chose qui coûte cher à obtenir pour un bénéfice plutôt mince.
Ceux qui se veulent grands, individuellement et collectivement, font beaucoup de mal aux autres et se font peu de bien à eux-mêmes. C’est une sorte de fascination morbide qui, certes, est fort répandue, mais qui est bien plus attirante que ce qu’elle permet en réalité. L’air des cimes est raréfié, et plutôt contaminé par les miasmes que rempli de fraîcheur.
La leçon de Pâques: quand ce qui est en bas est la vraie hauteur
Serait-ce la tentation majuscule qui guette l’être humain ? C’est possible. En tout cas la Bible est traversée par une critique continuelle de cette course à la grandeur. De multiples prophéties de l’Ancien Testament évoquent la chute de celui qui se rêvait grand et qui se retrouve ramené sur terre. Citons, au milieu de beaucoup d’autres, le rêve en forme de parabole du colosse gigantesque aux pieds d’argile dont la tête est d’or mais que la chute d’un petit caillou sur les fameux pieds suffit à faire s’effondrer (Daniel 2).
Dans l’évangile, Jésus met plusieurs fois en garde ses disciples lorsqu’ils commencent à se quereller pour savoir qui d’entre eux est le plus grand.
Et c’est finalement le choix de Jésus de refuser la grandeur et d’accepter l’abaissement ultime de la croix qui est donné en exemple. Pour l’évangéliste Jean, c’est même la mort en croix qui est une élévation. Il le répète à trois reprises. J’ai vu une fois, dans la ville de Melide en Espagne, un crucifix qui représentait ce paradoxe: d’un côté du calvaire on voit, en effet, le Christ supplicié; de l’autre il est assis sur son trône et bénit la foule.
Une telle représentation peut être mal interprétée. On peut se sentir grand, finalement, d’avoir accepté la petitesse ! C’est d’ailleurs la critique adressée par Nietzsche au christianisme.
Mais je vois autre chose dans le choix radical de Jésus, validé et confirmé par sa résurrection: il a fait le choix d’être avec plutôt que de dominer. Aimer les autres, c’est être avec eux. Les dominer, c’est s’isoler (c’est d’ailleurs un des thèmes développé dans le discours de Jean 12, cf. verset 24).
Et c’est bien la tragédie du monde actuel: de guerre en guerre, de répression en répression, de méfiance en méfiance, d’hostilité en hostilité, nous nous isolons les uns des autres. Et cet isolement nourrit, à son tour, l’agressivité ambiante. Il est possible, sans doute, pour quelques uns, de vivre à l’abri dans des lieux clos et gardiennés. Beaucoup voudraient que des territoires entiers ressemblent à de tels enclos. Quelle vie triste un tel rêve fait-il entrevoir !
Le leçon de Pâques c’est que la vie est dans la main tendue, dans l’amour ultime, aussi douloureux soit-il.