Comprendre la « bronca » des maires et présidents d’intercommunalités
Le 19 septembre 2015, des milliers de maires et présidents d’intercommunalités de France, toutes tendances politiques réunies, ont organisé une journée nationale d’action pour s’opposer à la baisse des dotations de l’Etat. L’aboutissement de leur refus de gérer leurs collectivités en tenant compte d’évidences qui s’imposent à la nation.
Ils étaient 36 000 maires et 2000 présidents d’intercommunalités dans la rue pour « s’opposer aux restrictions ». Cette situation résulte de plusieurs défauts dont la France refuse de guérir : surabondance de structures politico-administrative mal emboîtées, relative indifférence au « rapport qualité-prix » des services publics, égoïsmes de clochers et refus d’équilibrer les comptes en ajustant les dépenses de fonctionnement aux recettes.
I. Un constat alarmant déjà ancien
Dès 2008, la Cour des comptes alertait sur l’augmentation « forte et générale des dépenses » des collectivités territoriales, en particulier des communes et des groupements de communes (55% d’accroissement de 2002 à 2007) et énonçait toutes les pistes possibles pour maîtriser des dépenses dont l’augmentation était totalement hors de proportion avec la situation économique du pays et ce que devait permettre l’état de ses finances publiques dans leur ensemble. En 2012, elle stigmatisait (ce n’était pas la première fois), l’absence de gestion prévisionnelle des ressources humaines dans les collectivités territoriales, en soulignant les enjeux financiers et les gisements potentiels d’économies. Rien de significatif n’a été fait pour chercher des économies d’une bonne gestion ; bien au contraire.
II. Les engagements de la France
La gouvernance de l’euro nécessite que les États-membres de l’« eurozone » prennent quelques engagements communs de gestion financière. La France a proposé, comme les autres membres, le « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » du 2 mars 2012 (sous la présidence de Nicolas Sarkozy). Ce traité engage ses États-membres à parvenir à un équilibre de leurs comptes publics (dans leur ensemble, c’est-à-dire, pour la France, de l’État, de la sécurité sociale mais aussi des collectivités territoriales). Il a été introduit dans le droit français, par la loi du 17 décembre 2012 (donc sous la présidence de François Hollande). Qu’on estime qu’il s’agit d’une bonne politique européenne ou que l’on pense le contraire, les grandes forces politiques françaises ont engagé le pays et ne devraient pas s’y soustraire .
Pour décliner plus finement ces engagements, le parlement a adopté, le 31 décembre 2012, une loi de programmation des finances publiques puis, ultérieurement, deux « programmes de stabilité », couvrant la période 2013-2017, qui ont été transmis à la commission européenne (démarche similaire à celles des autres pays européens), l’ensemble devant permettre de constater que tous marchent sur le même chemin. Ce mécanisme européen (faute d’avoir décidé de créer un gouvernement supranational, seul capable de gérer correctement une monnaie commune), est censé permettre la cohésion de la zone qui « gère » l’euro.
Ces documents ont tracé des perspectives de redressement des comptes publics français, tous particulièrement dégradés par une tendance constante et assez générale à « vivre au-dessus de nos moyens ». Ils concernent aussi les collectivités territoriales dans un sens large. Pourtant, et c’est largement ce qui explique la perte d’influence de la France au sein de l’Union européenne, dans tous les domaines, des responsables essayent d’esquiver leurs responsabilités et trahissent les engagements de la nation.
III. Les constats
Dans la comptabilité publique française, les administrations publiques locales (APUL) regroupent régions, départements, communes ainsi que l’écheveau des structures qui les relient. La Cour des comptes dans deux rapports publics (de 2013 et 2014) intitulés « Les finances publiques locales », dont sont extraits les citations qui suivent, a calculé que :
1°) malgré une forte croissance des recettes, la réduction des dépenses a été, « inférieure aux objectifs annoncés et aux engagements pris à l’égard de l’Union européenne » et « insuffisante pour empêcher la dette d’augmenter ».
2°) dans ce constat d’ensemble « les dépenses des APUL ont progressé de 3,4 % et leurs recettes de 1,1 %. Leur déficit est passé de 3,7 milliards d’euros en 2012 à 9,2 milliards en 2013 » atteignant 10,4 % de l’ensemble des déficits publics. Ainsi, « les collectivités territoriales n’ont pas apporté, en 2013, la contribution attendue à la réduction des déficits publics ». Et elles ont « contribué pour un tiers au retard pris dans la réduction des déficits publics de la France. »
IV. L’extrême complexité d’un « bloc communal » inutilement coûteux
L’expression « bloc communal » désigne l’ensemble constitué par les communes et leurs intercommunalités. Comme le souligne la Cour des comptes, « ces dernières constituent désormais un échelon supplémentaire d’administration locale, dont l’extension à l’ensemble du territoire a eu pour effet non de ralentir mais au contraire, d’accélérer les dépenses du « bloc communal ». Au 1er janvier 2014, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, s’ajoutant maintenant aux 36 614 communes qu’ils regroupent (infiniment plus nombreuses que n’importe quel autre pays de l’Union européenne, lesquels ont depuis longtemps réformé ce secteur pour en accroître l’efficacité, l’utilité et en réduire le coût) couvraient la quasi-totalité du territoire national avec 62,6 millions d’habitants.
La complexité vient non seulement de la variété des EPCI (communautés de communes, communautés d’agglomération, communautés urbaines, syndicats d’agglomération nouvelle et métropole), mais encore des « défauts » suivants identifiés par la Cour des comptes : « Le développement de l’intercommunalité s’est traduit par une superposition et un enchevêtrement des structures, un accroissement excessif des effectifs de la fonction publique territoriale et une progression des dépenses du secteur communal devenue incompatible avec l’exigence de redressement des comptes publics. »
Ainsi, l’accroissement continu des dépenses sans amélioration généralement sensible des services rendus, parfois même avec une dégradation résultant de l’excessive complexité, résulte :
1°) de l’insuffisante rationalisation des structures intercommunales aux compétences fortement enchevêtrées : « Une grande partie des groupements parait de taille trop modeste au regard des enjeux de développement des territoires et de contraintes de gestion des organisations ».
2°) du faible degré d’intégration des EPCI qui mutualisent peu leurs administrations. « En dépit de son encouragement par le législateur (avec beaucoup d’aides financières de l’État à la clef), la mutualisation n’a pas encore produit un impact financier visible. « Le mouvement de développement des EPCI a eu lieu sans qu’aucun objectif d’économies soit affiché. »
3°) de la grande insuffisance des « pactes financiers et fiscaux » qui devraient lier les communes et leurs groupements intercommunaux.
4°) de « la réduction des attributions des communes sans contraction de leurs effectifs ».
5°) de « la revalorisation rapide des régimes indemnitaires » des agents locaux.
6°) du « non-respect de la durée légale du travail ».
En outre, « de trop nombreux syndicats intercommunaux et syndicats mixtes continuent de se superposer au maillage du territoire en EPCI. » Et la Cour de conclure : « D’importants surcoûts administratifs pourraient être évités. L’offre de services publics de proximité pourrait être organisée de façon plus cohérente ». Évidemment, la France souffre du refus que ses élus locaux, en nombre pléthorique, opposent aux regroupements et simplifications qui pourraient avoir un intérêt collectif, mais leur ôteraient des indemnités. De sorte qu’il en résulte des dépenses parfois dictées par ce qui semble le plus propice pour obtenir une réélection.
De surcroît, la Cour a indiqué que « pour une large part, les marges d’économies permettant d’accompagner la baisse des dotations de l’État devraient être trouvées dans la rationalisation administrative et financière du « bloc communal » ». Subsidiairement, eu égard à la diversité des situations des collectivités territoriales (il est incontestable que certaines communes connaissent des situations de pauvreté critique), d’autres réformes qui accroîtraient les solidarités seraient nécessaires. « D’une grande complexité, les dispositifs de péréquation (entre collectivités » riches et pauvres) sont actuellement inefficaces. […] La refonte de l’ensemble des mécanismes de péréquation apparaît indispensable pour accompagner la baisse des dotations de l’État qui devrait davantage prendre en compte les capacités contributives des collectivités territoriales. » Ceux qui ont suivi les débats sur la Métropole du Grand Paris savent que l’égoïsme des collectivités les plus riches a encore de beaux jours devant lui.
V. La réluctance des élus à une gestion collective responsable
Parmi les 15 « préconisations » de la Cour des comptes visant à réduire les gâchis (d’un point de vue collectif car les « gâchis » sont toujours utiles à certains), dont certaines ont été évoquées plus haut et donc pour absorber sans difficulté la réduction des apports financiers de l’État deux concernent la vision à moyen terme des questions financières tant il est nécessaire, pour bien gérer, d’éclairer le futur : l’adoption d’un pacte de gouvernance des finances locales (2013) et une loi de financement des collectivités locales (2014).
« Les règles d’encadrement des dépenses, des recettes et du solde des administrations publiques locales, justifiées par les engagements de redressement des finances publiques pris dans le programme de stabilité de la France » devraient être « posées dans un pacte de gouvernance des finances locales, d’abord au sein du Haut conseil des territoires ou de toute autre instance équivalente. » Cette instance n’a pas pu voir le jour, l’idée d’une coordination efficace se heurtant à une vive opposition. En ce qui concerne l’idée de « loi de financement des collectivités locales », le gouvernement a répondu qu’il n’y était pas favorable. Ceux qui constatent le peu d’efficacité des lois de financement de la sécurité sociale, depuis qu’elles existent, et comptent, année après année, les constants déficits, ne seront pas persuadés que cela aurait été une solution efficace.
Quant à l’Association des maires et des présidents d’intercommunalités de France (AMF), elle s’est vivement cabrée contre l’essentiel des préconisations de la Cour des comptes, en 2013, et plus vivement encore en 2014. Avec un brin de mauvaise foi, l’AMF affirme « que la réduction des concours financiers de l’État a pour but de réduire le déficit de l’État et n’a pas pour objectif de réduire les dépenses communales et intercommunales ». Par ailleurs, confondant presque autonomie et indépendance, l’AMF « s’oppose à toute atteinte à l’autonomie fiscale des collectivités et à la volonté implicite de brider le pouvoir des collectivités locales et de leurs groupements en matière de vote des taux ». Si officiellement elle « ne remet pas en cause le principe d’une contribution des collectivités locales à la réduction du déficit de l’État », pratiquement et concrètement, elle soumet cette possibilité à des conditions visant à en restreindre l’application. La lecture du « rapport public » de la Cour des comptes d’octobre 2014 et de la réponse de l’AMF sont, de ce point de vue, édifiants. L’atmosphère est plutôt à l’autisme qu’à la collaboration, comme si l’intérêt supérieur de la « collectivité France » ne l’exigeait pas.